vendredi 8 août 2014

L’étendue de l’obligation de divulgation de la preuve du poursuivant vue par la Cour d'Appel du Québec

Poitras c. R., 2011 QCCA 1677 (CanLII)


[29]        Pour déterminer l’étendue de l’obligation de dévoilement, et, dans une certaine mesure, la marche à suivre, il faut d'abord identifier correctement la nature de la preuve dont l’accusée recherche la communication. S’agit-il de renseignements en la possession du ministère public se rapportant à l’enquête visant Mme Poitras? Si cette question appelle une réponse affirmative, l’arrêt Stinchcombe pose la règle applicable, comme l’indique Mme la juge Charron dans McNeil :
17     Il est bien établi que le ministère public est tenu de communiquer tous les renseignements pertinents qu'il a en sa possession se rapportant à l'enquête visant un accusé. L'obligation est déclenchée sur demande, sans qu'il soit nécessaire de faire appel à la cour.Stinchcombe énonce clairement que l'information pertinente devant être communiquée par la partie principale comprend non seulement les renseignements ayant trait aux éléments que le ministère public a l'intention de présenter en preuve contre l'accusé, mais également ceux qui peuvent raisonnablement aider ce dernier à présenter une défense pleine et entière.
[soulignement ajouté]
[30]        À mon avis, les renseignements visés sont en la possession du ministère public. Il importe peu qu’ils soient sous le contrôle direct d’un autre avocat agissant pour le compte de la poursuite contre M. Pilote, et ce, dans un autre district judiciaire. Rien ne permet de croire que ce facteur en rende la divulgation plus difficile sous quelque rapport. Toutefois, ils n'ont pas trait directement à l’enquête visant Mme Poitras. C'est ainsi d'ailleurs qu'ils ne se sont pas retrouvés d'entrée de jeu dans les documents et renseignements que les policiers chargés de l'enquête Poitras ont transmis au ministère public poursuivant aux fins du dévoilement initial à Mme Poitras en application de Stinchcombe. Je note au pasage que, à l'instar du juge Bellehumeur, les services policiers ne jouissaient pas à l'époque de l'éclairage additionnel que leur procure l'arrêtMcNeil quant à l’étendue de leur obligation de communication envers le ministère public.
[32]        En pareille occurrence, la Cour suprême dans McNeil rappelle que l’obligation de divulgation se détermine habituellement dans le contexte d’une demande de type O’Connor:
25     Même si, dans ce sens strict, la police et le ministère public peuvent être considérés comme une seule entité pour les besoins de la communication, ils sont indiscutablement des entités distinctes et indépendantes, tant en fait qu'en droit. En conséquence, la production de dossiers d'enquête criminelle concernant des tiers et celle de dossiers disciplinaires de la police doivent habituellement être déterminées dans le contexte d'une demande de type O'Connor. Cela n'est pas surprenant, car il est peu probable que les renseignements portant sur l'inconduite d'un tiers accusé ou d'un policier aboutissent dans les dossiers communiqués au ministère public visés par Stinchcombe, à moins qu'ils n'aient trait d'une façon quelconque à la cause de l'accusé. […]
[soulignement ajouté]
[33]        Une demande de type O’Connor comporte deux étapes. À la première, la partie requérante doit établir la pertinence vraisemblable des renseignements demandés. Si cette partie réussit à franchir la première étape, le juge peut alors prendre connaissance des renseignements requis et décider ensuite, au terme de la seconde étape, d’en ordonner ou non la communication à l’accusé.
[35]        (...) Ce n’est pas parce Mme Poitras n’est pas impliquée dans le dossier de l’accusation portée contre M. Pilote que les renseignements qu’il contient n’ont nécessairement aucune pertinence. Dans McNeil, Mme la juge Charron précise les contours de la pertinence vraisemblable devant faire l’objet de l’analyse à la première étape d’une demande de type O’Connor:
33     La « pertinence vraisemblable » selon le régime de common law établi dans l'arrêt O'Connor signifie qu'il existe « une possibilité raisonnable que les renseignements aient une valeur logiquement probante relativement à une question en litige ou à l'habilité à témoigner d'un témoin » (O'Connor, par. 22 (soulignement omis)). Une « question en litige » comprend non seulement les questions pertinentes quant au déroulement des événements qui font l'objet du litige, mais également la « preuve concernant la crédibilité des témoins et la fiabilité des autres éléments de preuve présentés dans l'affaire » (O'Connor, par. 22).[…]
[soulignement ajouté]
[36]        En l’espèce, la crédibilité de M. Pilote et la fiabilité de son témoignage sont clairement au cœur des accusations portées contre Mme Poitras. De fait, M. Pilote est le seul témoin à charge et la preuve du ministère public repose intégralement sur sa version. Or, la requête pour communication de preuve complémentaire fait état de l’existence d’accusations qui mettent apparemment en cause son intégrité. Les gestes qu’on lui reproche seraient de la nature de la fraude et de la fabrication de faux documents, et ils auraient été commis dans le cadre de l’exploitation d’une entreprise de construction. Sous ce rapport, Mme Poitras fait à première vue un rapprochement avec les accusations portées contre elle et dont M. Pilote se dit victime.
[37]        Suivant la Cour suprême, le fardeau qui repose sur les épaules de l’auteur d'une demande de type O'Connor est important sans être onéreux. Voici en quels termes elle le décrit :
29     Il est important de rappeler que, comme notre Cour l'a souligné dans O'Connor, bien que l'exigence minimale de pertinence vraisemblable soit « un fardeau important, cela ne devrait pas être interprété comme un fardeau onéreux incombant à l'accusé » (par. 24). D'une part, cette exigence de pertinence vraisemblable est « importante » parce que la cour doit pouvoir participer de manière significative au filtrage des demandes pour « empêcher que la défense ne se lance dans des demandes de production « qui reposent sur la conjecture et qui sont fantaisistes, perturbatrices, mal fondées, obstructionnistes et dilatoires » » (O'Connor, par. 24, citant un extrait de R. c. Chaplin,1995 CanLII 126 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 727, par. 32). On ne saurait trop insister sur l'importance d'empêcher les demandes de production inutiles d'épuiser les ressources judiciaires limitées. Pourtant, la prolongation indue des procédures criminelles demeure une préoccupation majeure plus d'une décennie après O'Connor. D'autre part, il ne devrait pas être onéreux de satisfaire à l'exigence minimale de pertinence, et il ne saurait en être ainsi, parce que les personnes accusées ne peuvent être obligées « de démontrer l'usage exact qu'ils pourraient faire de renseignements qu'ils n'ont même pas vus » (O'Connor, par. 25, citant un extrait de R. c. Durette, 1994 CanLII 123 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 469, p. 499) pour pouvoir obtenir les renseignements susceptibles de les aider à présenter une défense pleine et entière.
[soulignement ajouté]
[38]        Eut-elle connu l’existence de ces accusations avant la clôture de l’enquête que, selon moi, Mme Poitras aurait pu en toute légitimité contre-interroger M. Pilote à leur sujet. Les propos du juge Martin dans R. c. Gonzague, avec lesquels je suis en parfait accord, résument bien l’état du droit sur cette question :
19 […] Clearly, the fact that a person is charged with an offence cannot degrade his character or impair his credibility, but an ordinary witness unlike an accused may be cross-examined with respect to misconduct on unrelated matters which has not resulted in a conviction: see R. v. Davison, DeRosie and McArthur (1975), 20 C.C.C. (2d) 424 at 443-44. Consequently, counsel was entitled to cross-examine the witness, Charbonneau, on the facts underlying the 15 charges of fraud in order to impeach his credibility.
[soulignement ajouté]
[39]        Le cas à l’étude présente certaines analogies avec les cas de figure évoqués par Mme la juge Charron lorsqu’elle traite de la pertinence de l’inconduite d’un policier :
54     Lorsque l'inconduite reprochée à un policier se rapporte au fait à l'origine de l'accusation portée contre l'accusé, la police a manifestement l'obligation de communiquer les renseignements relativement à la mesure disciplinaire prise par suite de cette inconduite. Par exemple, si un policier est accusé d'avoir eu recours à une force excessive lors de l'arrestation de l'accusé — en violation de la loi provinciale applicable — il est évident que ce renseignement doit être communiqué au ministère public. Lorsque l'inconduite d'un policier n'est pas directement liée à l'enquête relative à l'accusé, ce renseignement peut néanmoins se rapporter à la poursuite engagée contre ce dernier, auquel cas il devrait aussi être communiqué. Par exemple, personne ne contesterait la pertinence pour l'accusé de connaître la condamnation pour parjure d'un témoin civil important, ni l'obligation que ce renseignement fasse partie des renseignements que la partie principale doit communiquer. De même, les conclusions d'inconduite prononcées contre un policier qui a participé à la poursuite intentée contre l'accusé devraient être communiquées lorsqu'elles pourraient avoir une incidence sur cette poursuite.
[soulignement ajouté]
[40]        Il s’ensuit que tout ou partie des renseignements au soutien de l’accusation portée contre M. Pilote aurait vraisemblablement été susceptible d’alimenter le contre-interrogatoire dans le dossier de Mme Poitras. Autrement dit, la demande de divulgation aurait satisfait l’exigence minimale de pertinence vraisemblable décrite dans McNeil, car le ministère public n’aurait pu la qualifier de fantaisiste, perturbatrice, mal fondée et dilatoire. Cela est d'autant plus manifeste que, selon l'enseignement se dégageant de McNeil, une pareille demande de divulgation concernant des documents en possession du ministère public poursuivant n'est pas strictement assujettie à toutes les exigences du régime O'Connor :
59     Je souscris à l'opinion selon laquelle il n'est [TRADUCTION] "ni efficace ni justifié" de trancher la question de l'accès aux dossiers relatifs à l'inconduite d'un policier strictement en fonction du régime de production des dossiers en la possession de tiers établi dans O'Connor. En effet, comme nous l'avons vu, la communication de renseignements pertinents à l'accusé, qu'ils lui soient favorables ou non, fait partie de l'obligation corollaire de la police de participer au processus de communication. Lorsque [page102] les renseignements se rapportent manifestement à la poursuite engagée contre l'accusé, ils devraient faire partie, sans qu'il soit nécessaire d'en faire la demande, des renseignements que la police doit communiquer, à titre de partie principale. Si, par exemple, comme c'est le cas en l'espèce, un policier fait l'objet d'une enquête pour inconduite grave liée à la drogue, il incombe au service de police, pour s'acquitter de son obligation corollaire de communication au ministère public, d'examiner les affaires criminelles auxquelles participe le policier et de prendre les mesures appropriées. Évidemment, les conclusions d'inconduite prononcées contre un policier qui participe à l'enquête ne seront pas toutes pertinentes quant à la poursuite engagée contre l'accusé. En effet, il se peut que le policier ait joué un rôle périphérique dans l'enquête ou que son inconduite n'ait pas de lien apparent avec sa crédibilité ou la fiabilité de son témoignage. […]
[soulignement ajouté]
[42]        Avec égards, la postériorité des accusations et de leur découverte ne change en rien l’étendue de l’obligation de divulgation. On sait que l’obligation de divulgation par la partie principale régie sous le régime Stinchcombe subsiste même après le procès :
17     […] Stinchcombe énonce clairement que l'information pertinente devant être communiquée par la partie principale comprend non seulement les renseignements ayant trait aux éléments que le ministère public a l'intention de présenter en preuve contre l'accusé, mais également ceux qui peuvent raisonnablement aider ce dernier à présenter une défense pleine et entière (p. 343-344). L'obligation qui incombe au ministère public subsiste après le procès. […]
[soulignement ajouté]
[43]        En l'espèce, il s'agissait pour le juge d'évaluer dans quelle mesure le ministère public poursuivant respectait l'obligation de dévoilement établi par Stinchcombe à l'égard des renseignements obtenus des services policiers ayant œuvré dans le dossier Pilote. À ce sujet, la Cour suprême se réfère avec approbation au rapport du juge Ferguson qui décrivait le rôle du ministère public poursuivant comme en étant un de gardien aux fins de la détermination de ce qui devait être dévoilé à l'accusé en application de Stinchcombe:
58     Le Rapport Ferguson recommandait que, lorsque la police transmet ces renseignements au ministère public, ce dernier agisse comme "gardien", c'est-à-dire qu'il détermine quels renseignements, le cas échéant, devraient être remis à la défense pour satisfaire à l'obligation de communication dictée par Stinchcombe. […]
[44]        Je parviens donc à la conclusion que le juge n’aurait pas dû rejeter d’emblée la requête en divulgation présentée par Mme Poitras parce que cette demande satisfaisait au test de la pertinence vraisemblable. Suivant l’enseignement qui se dégage de McNeil, il aurait plutôt dû ordonner la production de ces renseignements pour pouvoir les analyser lui-même et en déterminer la pertinence véritable. L'exercice lui aurait alors permis de voir dans quelle mesure le ministère public avait respecté son obligation de dévoilement à Mme Poitras à l'égard des renseignements concernant le dossier Pilote. Par la suite, il aurait été en mesure de rendre les ordonnances appropriées.

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