mardi 14 février 2012

Le sens du mot "frauduleusement" dans le cadre de l'infraction d'obtention frauduleuse de service d'ordinateur de l'article 342.1

R. c. St-Martin, 2012 QCCQ 575 (CanLII)

Lien vers la décision
 
[42] Le terme "frauduleusement" est utilisé dans plusieurs dispositions du Code criminel. La plus connue, est celle qui criminalise le fait de prendre frauduleusement et sans apparence de droit une chose quelconque avec l'intention d'en priver son propriétaire temporairement ou absolument. C'est l'article 322 du Code criminel qui crée l'infraction de vol.

[43] Il est intéressant de remarquer que l'infraction d'obtention frauduleuse de service d'ordinateur de l'article 342.1 du Code criminel trouve sa place au Code criminel dans la même partie que celle dans laquelle se trouve l'infraction de vol.

[44] Il n'est pas sans intérêt non plus de noter que l'article 342.1(1) du Code criminel, en plus de se trouver à la Partie IX du Code criminel, intitulée "Infractions contre les droits de propriété", est classé sous la rubrique "Infractions ressemblant au vol" et que la note marginale se lit "Utilisation non autorisée d'ordinateur."

[45] Quant au sens du mot "frauduleusement", il a beaucoup évolué à travers les siècles.

[46] Dans le document de travail 19, publié en 1977 sous le titre "Droit pénal: le vol et la fraude, les infractions", la Commission de réforme du droit du Canada commentait en ces termes, à la page 51, le terme "frauduleusement" utilisé en Common Law anglais;

"Il est difficile de préciser ce qu'on entendait par "frauduleusement" en sus de "sans revendication de droit". En fait, le mot "frauduleusement" a été qualifié "d'élément mystérieux" du vol."

[47] Traitant cette fois du droit canadien, la Commission écrivait à la page 71 du même document de travail ce qui suit:

" Le mot "frauduleusement a posé des difficultés. Commentant l'utilisation de ce terme dans la Loi anglaise de 1916 dite Larceny Act, un auteur a écrit: "Il semble qu'il ne soit pas vraiment nécessaire d'inclure le mot "frauduleusement" dans la définition. La Loi en question n'attribue pas un sens précis à ce mot et son utilisation dans les arrêts anciens n'est pas plus précise. Puisqu'on ne peut conclure qu'il connote plus que de la malhonnêteté, il est inutile; car, lorsqu'il n'y a aucune revendication de droit, faite de bonne foi, de prendre une chose, la prise de possession doit être malhonnête et par conséquent, frauduleuse."

Néanmoins, dans l'arrêt R. c. Williams 1953 1 QB 660, le tribunal anglais a jugé que le mot "frauduleusement" ajoutait quelque chose au concept du sans apparence de droit. Il a jugé que :

"la prise de possession doit être intentionnelle et délibérée, c'est-à-dire sans erreur.’

Nous croyons que le mot "frauduleusement" utilisé à l'article 1 doit signifier que la prise de possession est faite intentionnellement, sans erreur et en sachant que l'objet pris est la propriété d'une autre personne."

[48] De toute évidence, la Commission ne partageait pas cette interprétation puisqu'elle écrit :

"Néanmoins, les derniers mots de l'article, "avec l'intention, au moment de cette prise de possession, d'en priver le propriétaire de façon permanente" indiquent qu'on exige à la fois l'intention et la connaissance que l'objet pris est la propriété d'une autre personne. Ainsi, le mot "frauduleusement" n'ajoute rien.

[49] C'est ainsi que la Commission, pour des motifs de clarté, de simplicité et de l'affirmation de la valeur fondamentale qu'est l'honnêteté, proposait de remplacer l'expression 'frauduleusement" par le mot "malhonnêtement" qui, à son avis est un mot qui parle au sens commun, qui est universellement compris et qui ne peut pas être défini par des synonymes moins évidents.

[50] En page 13 du document, la Commission écrit :

"Chacun sait que s'approprier le bien d'autrui signifie prendre le bien d'autrui lorsqu'on sait que l'on ne devrait pas le prendre."
[51] D'autre part, il est intéressant de noter qu'à l'arrêt R. c. Lafrance, la majorité des juges de la Cour Suprême du Canada a décidé que :

"The taking was intentionnal, under no mistake and with knowledge that the motor vehicle was the property of another. In my opinion, this made the taking fraudulent…The appellant took the vehicle without colour of right and deprived the owner of it temporarely."

[52] À l'arrêt R. c. Skalbenia , la Cour référait à l'arrêt R. c. Lafrance et au jugement R. c. Williams et écrivait :

«We agree…that an intentionnal misappropriation, without mistake, suffices to establish mens rea under s. 332(1). The word "fraudulently" as used in this section, connotes no more than this. The dishonesty inherent in the offence lies in the intentionnal and unmistaken application of funds to an improper purpose.»

[53] Enfin, à l'arrêt R. c. Neve,  la Cour d'appel de l'Alberta expliquait :

«….for property to be taken fraudulently, it is enough that the taking be done intentionnally, under no mistake, and with knowledge that the thing taken is the property of another person. This will suffice to characterize the taking as fraudulent.»

[54] Certains jugements ont été interprétés comme exigeant la preuve d'une forme de turpitude morale pour que la prise d'une chose constitue un vol.

[55] Dans R. c. Feely, la Cour d'appel d'Angleterre a confirmé cette approche en affirmant que ;

"a taking to which no moral obloquy can reasonably attach is not within the concept of stealing either at common law or under the Theft Act of 1968."

[56] Au Québec, l'interprétation du mot «frauduleusement» a été décidée à l'arrêt prononcé par la Cour d'appel du Québec dans R. c. Bogner.  L'accusé a été déclaré coupable de vol pour avoir pris une chaise qui se trouvait sur le balcon d'un hôtel de campagne. Il prétendait qu'avec ses compagnons de beuverie, il avait voulu faire une farce et avoir eu l'intention de rapporter la berçante le lendemain.

[57] Pour la majorité, l'honorable juge Bélanger écrit ceci (page 353) :

"Reste à savoir si l'infraction de vol a été commise. On peut trouver dans la preuve chacun des éléments de l'infraction: la chaise a été prise frauduleusement et sans apparence de droit en ce sens que l'enlèvement a été fait intentionnellement, sous l'effet d'aucune erreur ou croyance d'un état de fait pouvant le justifier, mais le groupe se rendait bien compte que la chose ainsi prise était la propriété de l'hôtelier; la chose a été déplacée avec l'intention d'en priver temporairement son propriétaire".

[58] Après avoir cité avec approbation un extrait de l'arrêt anglais R. c. Williams, le juge Bélanger continuait, à la page 356 :

"Il semble donc que le terme frauduleusement se rattache à la prise délibérée de la chose par le prévenu, sachant qu'elle ne lui appartient pas, en toute connaissance d'un état de fait qui ne lui donne pas le droit de le prendre…"

En résumé, pour qu'une privation soit frauduleuse, il suffit qu'elle soit faite intentionnellement, sans erreur et avec la connaissance que le bien approprié appartient à quelqu'un d'autre. Prendre un bien volontairement, sachant qu'il appartient à autrui, et sachant qu'on n'a pas le droit de le prendre est un comportement malhonnête et frauduleux.

Si au surplus, l'accusé a l'intention d'en priver le propriétaire de façon temporaire ou permanente, ce comportement frauduleux et malhonnête devient un vol."

[59] Aujourd'hui, les juges des tribunaux supérieurs de juridiction criminelle utilisent les définitions suivantes du mot "frauduleusement" lorsqu'ils s'adressent aux jurés.

[60] En Ontario, les juges qui président des procès par jury expliquent ainsi le concept de "frauduleusement":

"A person takes (convert) property "fraudulently and without colour of right" if they take the property intentionnaly, knowing that it was the property of another person, and knowing that they were not legally entitled to take (convert) the property."

[61] En Colombie-Britannique, on suggère aux juges de procéder en deux étapes et d'expliquer d'abord le sens du mot "frauduleusement" et d'ensuite expliquer le sens de l'expression" sans apparence de droit" :

"The word "fraudulently" means dishonestly, deceitfully or immorally. In other words, you must be satisfied that the accused knew he was doing something wrong when he took the property.

A person acts without colour of right if he or she takes something, knowing that he or she does not have a legal right to take it."

[62] Au Québec, cinq décisions portent plus spécifiquement sur le point à l'étude. Dans l'affaire R. c. René Paré,  le juge de première instance écrivait ce qui suit :

"À la lecture de l'article 342.1, la poursuite doit démontrer que l'accusé a non seulement sans apparence de droit, mais également frauduleusement, obtenu les services d'un ordinateur. Il est admis qu'il n'y avait aucune apparence de droit. L'obtention frauduleuse des services d'ordinateur doit donc être prouvée par la poursuite.

La conduite de l'accusé n'est pas frauduleuse simplement parce qu'elle n'est pas autorisée. Elle doit aussi posséder des caractéristiques malhonnêtes et moralement mauvaises."

[63] Dans l'affaire R. c. Jean-Marc Coulombe, le juge d'instance a cité avec approbation la décision rendue dans l'affaire Paré et a affirmé en page 43 de sa décision orale que :

"quelque chose de frauduleux, c'est quelque chose de malhonnête et moralement mauvais. Pour être frauduleuse, la conduite de l'accusé doit posséder des caractéristiques malhonnêtes et moralement mauvaises."

[64] Dans l'affaire R. c. Sandra Hippolyte, le premier juge a aussi accepté le concept énoncé par le tribunal dans l'affaire Paré. Il a qualifié la caractéristique moralement mauvaise de turpitude morale.

[65] Dans l'affaire R. c. Luc Parent, présentement pendante en Cour d'appel, le juge de première instance a lui aussi retenu la même définition que celle de l'affaire Paré.

[66] Mais son analyse des faits l'a amené à conclure à l'acquittement alors que des verdicts de culpabilité avaient été prononcés dans les trois autres cas.

[67] Enfin, la décision dans R. c. Vincent Hamel n'a pas d'application directe à l'espèce puisque la première juge a conclu que l'accusé n'avait pas obtenu les services d'un ordinateur au sens de l'article 342.1 du Code criminel. La magistrate ne s'est pas prononcée sur l'interprétation du mot "frauduleusement". Elle a cependant expliqué au paragraphe 24 que :

"L'infraction d'obtenir directement des services d'ordinateurs s'apparente donc à un vol puisque cela est fait sans autorisation du propriétaire, ou d'une personne ayant un droit de propriété social ( spécial?), et prive cette personne de son bien même temporairement."

[68] Certains auteurs ont aussi écrit sur la question.

[69] L'auteur George S. Takach écrit dans son ouvrage intitulé "Computer Law" aux pages 238 et suivantes, après avoir expliqué que l'article 342.1 du Code criminel constitue la réponse du Parlement du Canada à l'arrêt R. c. McLaughlin de la Cour Suprême du Canada les commentaires suivants :

" This provision, often referred to as the "computer abuse" offence, is aimed at several potential harms: paragraph 342.1 (a) protects against the theft of computers services…"

Et plus loin :

"Thus, this provision is continuing the concern of the Criminal Code with the preservation of privacy and secrecy, just as the Criminal Code has provisions making it illegal to open a person's correspondence, the low-tech equivalent to computer-related communications."

Quant au mens rea de l'infraction, il écrit, aux pages 240 et 241 :

"The key limitation on the expansive scope of the abuse of computer section is provided by the mens rea required by the provision, namely that the perpetrator effect one of the activities enumerated in paragraphs 342.1 (a), (b), (c) or (d) "fraudulently and without colour of right".

Interestingly, these words are also found in the definition of theft in section 322 of the Criminal Code.

Fraudulently essentially means dishonestly and unscrupulously, and with an intent to cause deprivation to another person. The phrase without colour of right means without an honest belief that one had the right to carry out the particular action. To establish a colour of right, one would have to have an honest belief in a state of facts that, if they existed, would be a legal justification or excuse.

Thus, the computer abuse provision should not apply where a person accidentally did one of the enumerated acts, or mistakenly beleived she was authorized to do so…"

[70] Pour leur part, les auteurs Davis et Hutchison, dans l'ouvrage intitulé "Computer crime in Canada", référant aux arrêts de la Cour suprême du Canada dans R. c. Zlatic et R. c. Théroux, écrivent en page 163 les commentaires suivants quant au sens du mot "frauduleusement":

"First, the accused must act fraudulently. This means that the action must be dishonest in the sense that reasonable people familiar with the normal business dealing in such things would find it to be dishonest."

[71] Dans un autre ordre d'idée et avant de conclure sur le sens du mot "frauduleusement", il importe de ne pas confondre intention et mobile. Comme le souligne la Cour suprême du Canada, à l'arrêt R. c. Hamilton :

"Les tribunaux canadiens comprennent bien la différence entre mobile et intention depuis au moins 1979, l’année où le juge Dickson a écrit ce qui suit :

"Dans le parler ordinaire, les mots « intention » et «mobile » sont souvent utilisés l’un pour l’autre, mais en droit pénal ils ont un sens différent. Dans la plupart des procès criminels, l’élément moral, la mens rea qui intéresse le tribunal, a trait à « l’intention» c’est‑à‑dire l’exercice d’une libre volonté d’utiliser certains moyens pour produire certains résultats plutôt qu’au «mobile» c’est‑à‑dire ce qui précède et amène l’exercice de la volonté. L’élément moral d’un crime ne contient ordinairement aucune référence au mobile. . . (Lewis c. La Reine, 1979 CanLII 19 (CSC), 1979 CanLII 19 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 821, p. 831).

[72] Comme le texte de l'article 342.1 (a) du Code criminel l'énonce, le qualificatif "frauduleux" doit s'attacher à l'obtention des services d'ordinateur et non pas au mobile qui constitue la raison du passage à l'acte.

[73] En conclusion, une personne obtient frauduleusement les services d'un ordinateur lorsqu'en pleine connaissance de cause, de façon intentionnelle, sans erreur, ni accident, elle en obtient les services, sachant qu'elle n'a pas le droit de le faire.

[74] Cette obtention de services est alors, de toute évidence, malhonnête et moralement turpide.

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