dimanche 12 mai 2013

L'évaluation de la suffisance de la preuve par le juge de paix lors de l'enquête préliminaire

R. c. Allard, 2008 QCCS 2972 (CanLII)

Lien vers la décision

[10]            Quel est le rôle de la Cour supérieure quant à son intervention et quels sont les critères permettant à cette Cour d'intervenir?
[11]            Dans une décision de la Cour Suprême, soit R. c. Skogman, il fut retenu ce qui suit :
[…]
En définitive, le certiorari, ou ce qu'on appelle maintenant l'examen judiciaire, permet dans une large mesure d'obtenir qu'une cour supérieure contrôle la façon dont les tribunaux établis en vertu d'une loi exercent leur compétence; dans ce contexte, il s'agit de « compétence » au sens restreint ou strict. En l'absence d'une clause privative, la cour peut également procéder à la révision lorsqu'il y a erreur de droit manifeste à la lecture du dossier.
[…] Il est toutefois clair que les cours peuvent encore, par voie de certiorari, contrôler le fonctionnement du tribunal devant lequel se déroule l'enquête préliminaire, mais seulement lorsqu'on reproche à ce tribunal d'avoir outrepassé la compétence qui lui a été attribuée par la loi ou d'avoir violé les principes de justice naturelle, ce qui, d'après la jurisprudence, équivaut à un abus de compétence (voir l'arrêt Forsythe c. La Reine, 1980 CanLII 15 (CSC), [1980] 2 R.C.S., 268). Soulignons en outre qu'un tel contrôle par voie de certiorarine permet pas à la cour supérieure d'examiner le fonctionnement du tribunal établi en vertu d'une loi afin d'attaquer une décision rendue par ce tribunal dans l'exercice de la compétence qui lui est conférée, pour le motif qu'il a commis une erreur de droit en rendant cette décision ou qu'il est arrivé à une conclusion différente de celle qu'elle aurait pu tirer elle-même.
[12]            Dans ce même arrêt, on fait référence à la description de l'enquête préliminaire au Canada donnée par G. Arthur Martin, c.r.:
[TRADUCTION] L'enquête préliminaire comporte deux aspects. Son objet principal, évidemment, est de déterminer s'il existe suffisamment d'éléments de preuve pour justifier le renvoi de l'accusé à son procès. Ce faisant, le magistrat qui préside à l'enquête préliminaire ne se prononce pas sur la culpabilité de l'accusé. Son rôle consiste à déterminer s'il y a des éléments de preuve suffisants pour amener un homme prudent à croire que l'accusé est probablement coupable. Il s'ensuit que la question de l'existence d'un doute raisonnable ne se pose pas à ce stade des procédures.
[…]
Du point de vue de l'avocat de la défense, l'enquête préliminaire revêt un autre aspect. Elle lui fournit l'occasion de déterminer à la fois la nature et le poids des éléments de preuve recueillis contre son client et, en cela, elle peut se comparer à un interrogatoire préalable.
(G. Arthur Martin, c.r.: «Preliminary Hearings», Special Lectures of the Law Society of Upper Canada, 1955, à la p.1.
[13]            Dans la cause St-Laurent c. Hétu:
Il ne me paraît pas inutile de préciser que l'expression qu'emploie le juge Estey dans la version originale de son opinion est : « a scintilla of evidence ». Je tire donc la conclusion que la plus petite preuve, sur chaque élément essentiel de l'accusation, est suffisante pour mettre la citation à procès à l'abri du recours en certiorari, parce que le juge a alors exercé, au stade de l'enquête préliminaire, la compétence qui était la sienne en appréciant la suffisance de la preuve.
[14]            Dans l'arrêt R. c. Arcuri2001 CSC 54 (CanLII), [2001] 2 R.C.S. 828, 2001 CSC 54 :
22.               Le critère demeure inchangé qu’il s’agisse d’une preuve directe ou circonstancielle :  voir Mezzo c. La Reine,1986 CanLII 16 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 802, p. 842‑843;  Monteleone, précité, p. 161.  La nature de la tâche qui incombe au juge varie cependant selon le type de preuve présenté par le ministère public.  Lorsque les arguments du ministère public sont fondés entièrement sur une preuve directe, la tâche du juge est claire.  Par définition, la seule conclusion à laquelle il faut arriver dans une affaire comme l’espèce, concerne la véracité de la preuve : voir Watt’s Manual of Criminal Evidence (1998), §8.0 ([TRADUCTION] « [l]a preuve directe est celle qui, si elle était crue, tranche la question en litige »); McCormick on Evidence(5e éd. 1999), p. 641; J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (2e éd. 1999), §2.74 (la preuve directe s’entend de la déposition d’un témoin quant au [TRADUCTION] « fait précis qui est au cœur du litige »). Il incombe au jury de dire s’il convient d’accorder foi à la preuve et jusqu’à quel point il faut le faire : voir Shephard, précité, p. 1086‑1087.  Donc, si le juge est d’avis que le ministère public a présenté une preuve directe à l’égard de tous les éléments de l’infraction reprochée, son travail s’arrête là.  Si une preuve directe est produite à l’égard de tous les éléments de l’infraction, l’accusé doit être renvoyé à procès.
23.               La tâche qui incombe au juge devient un peu plus compliquée lorsque le ministère public ne produit pas une preuve directe à l’égard de tous les éléments de l’infraction.  Il s’agit alors de savoir si les autres éléments de l’infraction — soit les éléments à l’égard desquels le ministère public n’a pas présenté de preuve directe — peuvent raisonnablement être inférés de la preuve circonstancielle.  Pour répondre à cette question, le juge doit nécessairement procéder à une évaluation limitée de la preuve, car la preuve circonstancielle est, par définition, caractérisée par un écart inférentiel entre la preuve et les faits à être démontrés — c’est-à-dire un écart inférentiel qui va au‑delà de la question de savoir si la preuve est digne de foi :  voir Watt’s Manual of Criminal Evidenceop. cit., §9.01 (la preuve circonstancielle s’entend de [TRADUCTION] « tout élément de preuve, qu’il soit de nature testimoniale ou matérielle, autre que le témoignage d’un témoin oculaire d'un fait important.  Il s’agit de tout fait dont l’existence peut permettre au juge des faits d’inférer l’existence d’un fait en cause »); McCormick on Evidenceop. cit., p. 641‑642 ([TRADUCTION] « la preuve circonstancielle [. . .] peut être de nature testimoniale, mais même si les circonstances décrites sont tenues pour vraies, il faut que le raisonnement soit plus poussé afin qu’il puisse mener à la conclusion souhaitée »).  Par conséquent, le juge doit évaluer la preuve, en ce sens qu’il doit déterminer si celle-ci est raisonnablement susceptible d’étayer les inférences que le ministère public veut que le jury fasse.  Cette évaluation est cependant limitée.  Le juge ne se demande pas si, personnellement, il aurait conclu à la culpabilité de l’accusé.  De même, le juge ne tire aucune inférence de fait, pas plus qu’il apprécie la crédibilité.  Le juge se demande uniquement si la preuve, si elle était crue, peut raisonnablement étayer une inférence de culpabilité.
[15]            Dans l'arrêt R. c. Deschamplain2004 CSC 76 (CanLII), 2004 CSC 76, [2004] 3 R.C.S. 601 :
34.               La jurisprudence canadienne établit maintenant clairement que le juge du procès est tenu non pas d’exposer en détail les motifs de sa décision, mais plutôt d’expliquer sa compréhension de l’affaire, de manière à ce que les parties sachent que l’affaire qu’ils ont plaidée est celle qui a été tranchée : voir l’arrêt Sheppard, précité.  De même, le juge qui préside une enquête préliminaire n’est pas obligé d’expliquer en détail ses motifs.  Il doit toutefois démontrer qu’il a respecté son obligation légale et impérative d’examiner l’ensemble de la preuve.  Il va sans dire que, s’il s’était agi d’un procès au lieu d’une enquête préliminaire, l’acquittement de l’accusé pour les raisons que la juge Serré a données à l’appui de sa décision de ne pas le renvoyer à son procès serait probablement maintenu.  Cependant, parce qu’il est tenu d’examiner l’ensemble de la preuve, le juge de l’enquête préliminaire doit indiquer clairement qu’il a satisfait à cette obligation.  À mon avis, les motifs en cause dans la présente affaire ne respectent pas cette exigence.
[16]            Dans la cause R. c. Munoz, de la Cour supérieure de l'Ontario, 38 C.R. (6th) 376, le juge Ducharme retient :
[25]      The process of inference drawing was described by Doherty J.A. in R. v. Morrissey  1995 CanLII 3498 (ON CA), (1995), 97 C.C.C. (3d) 193 (Ont. C.A.) at p. 209 as follows:

A trier of fact may draw factual inferences from the evidence. The inferences must, however, be ones which can be reasonably and logically drawn from a fact or group of facts established by the evidence.  An inference which does not flow logically and reasonably from established facts cannot be made and is condemned as conjecture and speculation.   As Chipman J.A. put it inR. v. White 1994 CanLII 4004 (NS CA), (1994), 89 C.C.C. (3d) 336 at p.351, 28 C.R. (4th) 160, 3 M.V.R. (3d) 283 (N.S.C.A.):

These cases establish that there is a distinction between conjecture and speculation on the one hand and rational conclusions from the whole of the evidence on the other. [Emphasis added]

The highlighted sentence suggests that there are two ways in which inference drawing can become impermissible speculation and I will discuss each in turn.
[26]      The first step in inference drawing is that the primary facts, i.e. the facts that are said to provide the basis for the inference, must be established by the evidence. If the primary facts are not established, then any inferences purportedly drawn from them will be the product of impermissible speculation.   The decision of Lord Wright in Caswell v. Powell Duffryn Associated Collieries Ltd., [1940] A.C. 152 (H.L.) at 169-70 is often cited as authority for this long-standing principle:
The Court therefore is left to inference or circumstantial evidence. Inference must be carefully distinguished from conjecture or speculation. There can be no inference unless there are objective facts from which to infer the other facts which it is sought to establish. In some cases the other facts can be inferred with as much practical certainty as if they had been actually observed. In other cases the inference does not go beyond reasonable probability. But if there are no positive proved facts from which the inference can be made, the method of inference fails and what is left is mere speculation or conjecture. [Emphasis added]
[17]            Dans la décision La Reine c. Dubois, le juge V. Beaulieu fait le tour de la question sur l'application de l'article 548 1(a) et 1(b) du Code criminel et réfère à de nombreuses jurisprudences soumises par Me Sneider, procureur de Dubois de l'expression "suffisance de preuve". Entre autres, les commentaires du juge Fish de la Cour Suprême du Canada :
[22]      L'Honorable juge Morris Fish de la Cour Suprême du Canada, alors qu'il était membre du Barreau, avait publié un article intitulé "Committal for trial, some evidence is not sufficient". Malgré la date de parution, cet enseignement est toujours d'actualité, il rappelle que:
                        "Insufficiency is the operative standard. It is likewise apparent that the justice must evaluate the evidence."1
Plus loin, il insiste pour rappeler que "some evidence" n'est pas synonyme de "sufficient evidence".
[soulignement du Tribunal]
[23]      L'auteur Salany rappelle:
                        " In discharging this duty, the justice should remember that it is not his function to determine the guilt or innocence of the accused. There must however be more than a more possibility of suspicion that the accused is guilty.
[24]      Quant à l'Honorable Juge Ewaschuck, dans son traité Criminal Pleading in Canada, précise que:
            "que le juge à l'enquête préliminaire fait une erreur de juridiction s'il ne considère pas l'ensemble de toute la preuve."
[25]      Dans leur traité de procédure pénale, les auteurs Béliveau et autres rappellent que le juge, lors de son évaluation afin de décider si la preuve est suffisante ou non, ne peut évaluer la crédibilité d'un témoin car s'il le fait, il usurperait ainsi la prérogative du jury.
[26]      L'honorable juge Jean-Guy Bollard, dans son ouvrage Manuel de preuve pénale, traite ainsi du test de la suffisance de preuve:
"Quel est le test auquel la preuve est assujettie pour éviter un verdict dirigé d'acquittement ou une décision de non-lieu au procès ou encore, pour justifier la citation à procès à la suite d'une enquête préliminaire, puisqu'il est le même?"
La question soulevée dans R. c. Charemsky où le juge Bastarache, porte-parole de la majorité écrivait:
"Pour qu'il y ait des éléments de preuve aux vues desquelles un jury raisonnablement ayant reçu des directives appropriées pourrait conclure à la culpabilité pour chaque élément essentiel de la définition du crime reproché.
Ainsi dans des poursuites pour meurtre, le Ministère public doit présenter des éléments de preuve sur les questions de l'identité, du lieu de causalité, du décès de la victime et de l'état d'esprit requis. Si le Ministère ne présente aucune preuve pour s'acquitter du fardeau qui lui incombe relativement à l'une ou l'autre de ces questions, le juge du procès devait imposer un verdict d'acquittement."

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