Lien vers la décision
53 Selon l’opinion classique exprimée par le comte Halsbury, lord chancelier, [TRADUCTION] « une décision ne fait autorité qu’à l’égard des questions qu’elle tranche effectivement », et
[TRADUCTION] chaque jugement doit être interprété tel qu’il s’applique aux faits particuliers qui ont été établis, ou que l’on présume avoir été établis, car la plupart des énoncés qui y figurent ne se veulent pas des exposés de l’ensemble du droit, mais sont régis et nuancés par les faits particuliers de l’affaire dans laquelle ils se trouvent.
(Quinn c. Leathem, [1901] A.C. 495 (H.L.), p. 506)
Naturellement, cette mise en garde était importante à l’époque, parce que la Chambre des Lords ne se prétendait pas alors autorisée à réviser et à écarter ses propres décisions. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Toutefois, même à l’époque du comte Halsbury, la difficulté consistait à ne pas circonscrire trop largement ni trop étroitement les [TRADUCTION] « questions [que la décision] tranche effectivement » (p. 506). Dans les années 1970, au Canada, cette difficulté s’est accrue avec la réorientation de la mission de notre Cour, qui consiste désormais moins à corriger les erreurs et davantage à développer la jurisprudence (ou à analyser des questions ayant de « l’importance [. . .] pour le public », aux termes du par. 40(1) de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S‑26). Les modifications apportées à la Loi sur la Cour suprême ont eu deux effets pertinents pour la question qui nous occupe. Premièrement, la Cour a autorisé moins de pourvois, se donnant ainsi moins de possibilités d’examiner un point de droit particulier, et certains juges ont estimé qu’il fallait [TRADUCTION] « tirer le plus grand parti possible de l’occasion offerte, en abordant notre fonction décisionnelle dans une perspective plus large » : B. Wilson, « Decision‑making in the Supreme Court » (1986), 36 U.T.L.J. 227, p. 234. Deuxièmement, et ce qui est plus important, la Cour a dû, dans bon nombre de dossiers (en particulier, ceux concernant la Charte), élaborer un cadre général d’analyse qui débordait nécessairement le strict minimum requis pour trancher le pourvoi. En pareil cas, la Cour voulait néanmoins conférer une certaine force contraignante à ce cadre général. Ainsi, le juge en chef Dickson, dans R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103, a établi une méthode d’analyse téléologique générale pour l’application de l’article premier de la Charte, alors que le dispositif proprement dit de cet arrêt statuait qu’il n’existait aucun lien rationnel entre le simple fait d’avoir des stupéfiants en sa possession et la présomption légale que cette possession avait pour but d’en faire le trafic. Cependant, l’ensemble de la démarche décrite pour l’application de l’article premier était censée lier les autres tribunaux canadiens, et a effectivement été perçue ainsi. Il faudrait être bien téméraire aujourd’hui pour prétendre que l’énoncé classique du juge en chef Dickson sur la proportionnalité, dans l’arrêt Oakes, n’est qu’une remarque incidente. C’est pourquoi si l’on se demande quelles « questions l’arrêt Oakes tranche effectivement », on arrivera probablement à une définition plus large depuis l’entrée en vigueur de la Charte que celle que le comte Halsbury aurait formulée un siècle auparavant.
54 Certaines observations faites par des juges de notre Cour ont été interprétées, à l’occasion, comme signifiant que les autres tribunaux sont liés par l’opinion que la Cour exprime sur un point de droit après l’avoir examiné attentivement, même lorsqu’il n’était pas nécessaire qu’elle l’examine pour rendre jugement. Citons en exemple l’arrêt Sellars c. La Reine, 1980 CanLII 166 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 527, l’un des cas les plus notoires, où le juge Chouinard tranche une question concernant les directives au jury en se reportant à un arrêt antérieur de la Cour et dit, à la p. 529 :
. . . telle est l’interprétation qui prévaut.
La Cour, comme elle le fait à l’occasion, s’est ainsi prononcée sur la question, même s’il n’était pas indispensable de le faire pour disposer du pourvoi.
57 Pour reprendre la formulation du comte Halsbury, il faut se demander chaque fois quelles questions ont été effectivement tranchées. Au‑delà de la ratio decidendi qui est généralement ancrée dans les faits, comme l’a signalé le comte Halsbury, le point de droit tranché par la Cour peut être aussi étroit que la directive au jury en cause dans Sellars ou aussi large que le test établi par l’arrêt Oakes. Les remarques incidentes n’ont pas et ne sont pas censées avoir toutes la même importance. Leur poids diminue lorsqu’elles s’éloignent de la stricte ratio decidendi pour s’inscrire dans un cadre d’analyse plus large dont le but est manifestement de fournir des balises et qui devrait être accepté comme faisant autorité. Au‑delà, il s’agira de commentaires, d’exemples ou d’exposés qui se veulent utiles et peuvent être jugés convaincants, mais qui ne sont certainement pas « contraignants » comme le voudrait le principe Sellars dans son expression la plus extrême. L’objectif est de contribuer à la certitude du droit, non de freiner son évolution et sa créativité. La thèse voulant que chaque énoncé d’un jugement de la Cour soit traité comme s’il s’agissait d’un texte de loi n’est pas étayée par la jurisprudence et va à l’encontre du principe fondamental de l’évolution de la common law au gré des situations qui surviennent.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire