R. c. Campbell, 2024 CSC 42
(1) Principes juridiques
[36] L’article 8 de la Charte garantit que « [c]hacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives. » Il vise principalement à assurer la protection du droit à la vie privée contre l’intrusion injustifiée de l’État (Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 160; R. c. Plant, 1993 CanLII 70 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 281, p. 291; Bykovets, par. 29).
[37] Le droit au respect de la vie privée est fondamental dans une société libre et démocratique. Il est essentiel à « la dignité, l’autonomie et la croissance personnelle [d’un individu] » (Bykovets, par. 29; voir aussi Plant, p. 292; R. c. Jones, 2017 CSC 60, [2017] 2 R.C.S. 696, par. 38), ainsi qu’à « la relation entre l’État et le citoyen » (R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432, par. 12). Dans un extrait souvent cité de l’arrêt R. c. Dyment, 1988 CanLII 10 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 417, p. 427‑428, le juge La Forest a écrit que « [l]’interdiction qui est faite au gouvernement de s’intéresser de trop près à la vie des citoyens touche à l’essence même de l’État démocratique. » Une opinion semblable a été reprise par le juge Binnie dans l’arrêt Tessling, qui a fait remarquer que « [p]eu de choses revêtent autant d’importance pour notre mode de vie que l’étendue du pouvoir conféré à la police d’entrer dans la maison d’un citoyen canadien, de porter atteinte à sa vie privée et même à son intégrité corporelle sans autorisation judiciaire » (par. 13).
[38] Une préoccupation centrale exprimée dans la jurisprudence de notre Cour portant sur l’art. 8 a été de trouver un équilibre entre les objectifs souvent concurrents que sont le respect de la vie privée personnelle et la protection de l’intérêt public. Cette recherche d’équilibre reflète l’impératif constitutionnel de l’art. 8 lui‑même, qui, exprimé sous la forme négative, est de protéger contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives, ou, exprimé sous la forme positive, de protéger uniquement une attente raisonnable au respect de la vie privée (Hunter, p. 159). Dans l’arrêt Hunter, le juge Dickson, plus tard juge en chef, a expliqué que l’art. 8 exige d’« apprécier si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d’assurer l’application de la loi » (p. 159‑160). Dans l’arrêt Tessling, le juge Binnie a ajouté que « [l]es citoyens tiennent à leur vie privée, mais ils veulent également être protégés. La répression du crime et la sécurité sont des préoccupations légitimes tout aussi valables » (par. 17; voir aussi Plant, p. 291‑292).
[39] L’article 8 de la Charte s’applique lorsqu’une personne a des « attentes raisonnables en matière de vie privée relativement à l’objet de l’action de l’État et aux renseignements auxquels cet objet donne accès » (Marakah, par. 10, citant Cole, par. 34). Le demandeur qui souhaite avoir qualité pour soutenir qu’il y a eu atteinte aux droits que lui garantit l’art. 8 doit démontrer qu’il s’attendait subjectivement à ce que l’objet de la fouille demeure privé et que son attente était objectivement raisonnable eu égard à « l’ensemble des circonstances » (Marakah, par. 10, citant R. c. Edwards, 1996 CanLII 255 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 128, par. 31 et 45; voir aussi R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212, par. 17‑18; Jones, par. 13). Dans cette évaluation, les tribunaux sont guidés par quatre questions : (1) l’objet de la prétendue fouille; (2) si le demandeur avait un intérêt direct à l’égard de l’objet; (3) si le demandeur avait une attente subjective au respect de sa vie privée à l’égard de l’objet; et (4) si l’attente subjective du demandeur au respect de sa vie privée était objectivement raisonnable (Marakah, par. 11; Cole, par. 40; Spencer, par. 18; Bykovets, par. 31).
(2) Application
[40] Je suis d’accord avec la Couronne pour dire que notre Cour a conclu qu’il n’y a pas de règle « automatique » quant à la qualité pour agir en ce qui a trait aux messages textes. Comme l’a reconnu la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Marakah, une conversation par messages textes « peut, dans certains cas, susciter une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée », mais cela « ne conduit pas forcément à la conclusion selon laquelle un échange de messages électroniques fait toujours naître une telle attente » (par. 5 (en italique dans l’original)). La question de savoir si une personne a une attente raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard d’une conversation par messages textes doit être évaluée en fonction de l’ensemble des circonstances dans chaque cas.
c) Monsieur Campbell avait‑il une attente subjective au respect de sa vie privée à l’égard de l’objet?
[45] Le fardeau du demandeur d’établir une attente subjective au respect de sa vie privée à l’égard de l’objet de la prétendue fouille « n’est pas “très exigeant” » (Marakah, par. 22, citant R. c. Patrick, 2009 CSC 17, [2009] 1 R.C.S. 579, par. 37; voir aussi Jones, par. 20). La preuve nécessaire est « minime », ce qui reflète que « la portée normative de l’art. 8 transcende les attentes subjectives [d’un] demandeur [donné] » (Jones, par. 21). « En l’absence de témoignage ou d’aveu du demandeur lors du voir‑dire, une telle attente subjective peut être présumée ou inférée eu égard aux circonstances » (par. 21).
(i) L’article 8 exige une approche normative
[48] La question de savoir s’il y a une attente raisonnable au respect de la vie privée n’appelle pas « un examen purement factuel »; l’examen « est de nature normative et non simplement descriptive » (Spencer, par. 18; voir aussi Tessling, par. 42). Bien qu’il doive tenir compte du contexte factuel, l’examen abonde inévitablement en jugements de valeur quant au genre de société libre et démocratique dans lequel les Canadiennes et les Canadiens raisonnables et bien informés s’attendent à vivre, en fonction de préoccupations sur les conséquences à long terme du fait de tolérer l’intrusion de l’État dans la vie privée des individus (Spencer, par. 18; Patrick, par. 27; Bykovets, par. 52; voir aussi H. Stewart, « Normative Foundations for Reasonable Expectations of Privacy » (2011), 54 S.C.L.R. (2d) 335, p. 342‑347; S. Penney, V. Rondinelli et J. Stribopoulos, Criminal Procedure in Canada (3e éd. 2022), ¶3.38).
[49] L’approche normative concernant l’art. 8 « exige que nous appliquions une approche large et fonctionnelle à l’objet de la fouille, et que nous nous concentrions sur le risque qu’elle révèle des renseignements d’ordre personnel ou biographique » (Bykovets, par. 7 (en italique dans l’original), citant Marakah, par. 32; voir aussi R. c. Reeves, 2018 CSC 56, [2018] 3 R.C.S. 531, par. 28; Tessling, par. 42; Spencer, par. 18; Stewart, p. 335 et 342‑343).
(ii) L’approche relative à l’art. 8 doit également être neutre sur le plan du contenu
[50] Il est également établi que « [l]’analyse fondée sur l’art. 8 [doit être] neutre au plan du contenu » (Marakah, par. 48). Par conséquent, « les fruits d’une fouille ou d’une perquisition ne peuvent être utilisés pour justifier une atteinte abusive à la vie privée » (par. 48). Les précédents de notre Cour relatifs à l’approche neutre sur le plan du contenu établissent que les gens n’ont pas moins droit à la protection de la vie privée garantie par l’art. 8 de la Charte du fait qu’ils se livraient à une activité criminelle au moment de la fouille, de la perquisition ou de la saisie.
[51] L’arrêt R. c. Wong, 1990 CanLII 56 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 36, est une décision de principe en ce qui a trait à l’approche neutre sur le plan du contenu relative à l’art. 8. Notre Cour a conclu que l’accusé avait une attente raisonnable au respect de la vie privée dans une chambre d’hôtel où la police avait installé une caméra vidéo sans autorisation judiciaire au cours d’une enquête visant une maison de jeu « flottante ». Elle a souligné que la question de savoir si une personne a une attente raisonnable au respect de sa vie privée « devrait [. . .] être posée en termes plus généraux et plus neutres » (p. 50). La question est de savoir non pas « si les personnes qui commettent des actes illégaux dans une chambre d’hôtel verrouillée peuvent raisonnablement s’attendre au respect de leur vie privée » (une approche axée sur le contenu), mais plutôt « si dans une société comme la nôtre, les personnes qui se retirent dans une chambre d’hôtel et qui ferment la porte derrière elles peuvent raisonnablement s’attendre au respect de leur vie privée » (une approche neutre sur le plan du contenu) (p. 50).
[52] Suivant l’approche neutre sur le plan du contenu relative à l’art. 8, l’existence d’une attente raisonnable au respect de la vie privée ne dépend pas de « la nature légale ou illégale de la chose recherchée » (Spencer, par. 36; voir aussi Reeves, par. 28; Patrick, par. 32; R. c. Gomboc, 2010 CSC 55, [2010] 3 R.C.S. 211, par. 39; D. Stuart, Charter Justice in Canadian Criminal Law (7e éd. 2018), p. 307; Penney, Rondinelli et Stribopoulos, ¶3.37). Pour les besoins de l’art. 8, « il ne faut pas se demander si [le demandeur] a enfreint la loi, mais bien si la police a outrepassé les limites du pouvoir de l’État » (Reeves, par. 2).
(iii) L’attente subjective de M. Campbell au respect de sa vie privée était objectivement raisonnable
[53] Il n’existe pas de liste exhaustive ou définitive de facteurs pertinents lorsqu’il s’agit de décider si l’attente subjective d’un demandeur au respect de sa vie privée à l’égard de l’objet d’une fouille est objectivement raisonnable (Bykovets, par. 45; Cole, par. 45; Marakah, par. 24). Les facteurs pertinents comprennent notamment :
(i) si les renseignements tendent à révéler des détails intimes ou biographiques concernant le mode de vie et les choix personnels de l’individu visé par la prétendue fouille;
(ii) l’endroit où a eu lieu la prétendue fouille;
(iii) si l’objet de la prétendue fouille était à la vue du public;
(iv) si l’objet avait été abandonné;
(v) si les renseignements étaient déjà entre les mains de tiers et, dans l’affirmative, s’ils étaient visés par une obligation de confidentialité;
(vi) si la technique policière avait un caractère intrusif par rapport à l’intérêt au respect de la vie privée;
(vii) si l’individu était présent au moment de la prétendue fouille;
(viii) la possession, le contrôle, la propriété et l’usage historique du bien ou du lieu qui aurait été fouillé; et
(ix) l’habilité à régir l’accès au lieu de la fouille, y compris le droit d’y recevoir ou d’en exclure autrui (Plant, p. 293; Tessling, par. 32; Edwards, par. 45).
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