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dimanche 1 juin 2025

La différence entre « un écart marqué » et « un écart marqué et important »

R. c. J.F., 2008 CSC 60

Lien vers la décision


[7]                              L’élément de faute nécessaire pour entraîner une déclaration de culpabilité était, pour l’essentiel, commun aux deux chefs d’accusation d’homicide involontaire coupable.  Pour le premier chef, il s’agissait de l’élément de faute de l’infraction sous‑jacente de négligence criminelle et, pour le deuxième chef, de l’élément de faute de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence.  Aucune de ces infractions n’exige la preuve de l’intention ou de la prévision réelle d’une conséquence prohibée.  Le jury devait déterminer, à l’égard des deux chefs, non pas ce que savait l’intimé ou quelle était son intention, mais ce qu’il aurait dû prévoir.

 

[8]                              Quant au chef reposant sur l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, il incombait au ministère public d’établir que l’omission de protéger l’enfant placé en famille d’accueil constituait « un écart marqué par rapport à la conduite d’un parent raisonnablement prudent dans des circonstances où il était objectivement prévisible que l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence risquerait de mettre en danger la vie de l’enfant ou d’exposer sa santé à un péril permanent » : R. c. Naglik1993 CanLII 64 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 122, p. 143 (je souligne).  On comprendra plus tard pourquoi j’ai souligné le mot « risquerait » dans la description de l’infraction faite par le Juge en chef, qui s’exprimait au nom de la Cour sur ce point.

 

[9]                              Quant au chef alléguant la négligence criminelle, le ministère public devait démontrer que la même omission constituait un écart marqué et important (par opposition à un écart marqué) par rapport à la conduite d’un parent raisonnablement prudent dans des circonstances où l’accusé soit a eu conscience d’un risque grave et évident pour la vie de son enfant, sans pour autant l’écarter, soit ne lui a accordé aucune attention : R. c. Tutton1989 CanLII 103 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1392, p. 1430‑1431; R. c. Sharp (1984), 1984 CanLII 3487 (ON CA), 12 C.C.C. (3d) 428 (C.A. Ont.).

 


[10]                          Depuis Naglik et Tutton, diverses cours d’appel se sont penchées sur ce qui différencie l’écart marqué de l’écart marqué et important, principalement, mais non exclusivement dans le contexte d’infractions en matière de conduite automobile : voir, par exemple, R. c. Willock (2006), 2006 CanLII 20679 (ON CA), 210 C.C.C. (3d) 60 (C.A. Ont.); R. c. L. (J.) (2006), 2006 CanLII 805 (ON CA), 204 C.C.C. (3d) 324 (C.A. Ont.); R. c. Palin (1999), 1999 CanLII 9834 (QC CA), 41 M.V.R. (3d) 11 (C.A. Qué.); R. c. Fortier (1998), 1998 CanLII 12917 (QC CA), 41 M.V.R. (3d) 221 (C.A. Qué.); R. c. Brown (2000), 2000 CanLII 2048 (ON CA), 134 O.A.C. 151; R. c. Baker (2006), 2006 CanLII 19332 (ON CA), 209 C.C.C. (3d) 508 (C.A. Ont.); R. c. E. (A.) (2000), 2000 CanLII 16823 (ON CA), 146 C.C.C. (3d) 449 (C.A. Ont.). Cependant, la présente affaire ne porte ni sur la nature ni sur l’étendue des différences entre ces deux normes.

 

[11]                          Un bref commentaire sur cette question suffira donc.  Si l’élément de faute des deux chefs était le même — si un écart marqué était suffisant dans les deux cas — il y aurait manifestement incompatibilité de verdicts en cas d’acquittement à l’égard d’un chef et de déclaration de culpabilité à l’égard de l’autre, car l’actus reus des deux chefs était également identique.  Or, nul ne conteste que la négligence criminelle, contrairement à l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, suppose l’existence d’un écart marqué et important par rapport à la norme de la personne raisonnable. Ainsi, non seulement les verdicts rendus au procès — non coupable d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, mais coupable de négligence criminelle — sont incompatibles, mais ils sont incompréhensibles.

 


[12]                          En outre, le législateur a indiqué clairement, non seulement dans les dispositions procédurales applicables du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, mais également dans les dispositions relatives à la peine, que la négligence criminelle est la plus grave des deux infractions.  Une poursuite pour négligence criminelle causant des lésions corporelles doit être engagée par voie de mise en accusation, tandis qu’une poursuite pour omission de fournir les choses nécessaires à l’existence — infraction hybride — peut être engagée soit par voie de mise en accusation soit par procédure sommaire.  La négligence criminelle est punissable d’un emprisonnement maximal de 10 ans, tandis que l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence est punissable d’un emprisonnement maximal de 5 ans (2 ans, au moment du procès)  lorsque le ministère public procède par acte d’accusation, et de 18 mois (6 mois, au moment du procès) lorsqu’il opte pour la procédure sommaire.

 

[13]                          Les tribunaux ont eux aussi reconnu que la négligence criminelle est une infraction plus grave, dénotant une conduite plus blâmable.  C’est ce qui ressort des causes dans lesquelles l’accusé a été reconnu coupable des deux infractions : appliquant la règle interdisant les déclarations de culpabilité multiples conformément aux arrêts Kienapple c. La Reine1974 CanLII 14 (CSC), [1975] 1 R.C.S. 729, et R. c. Provo1989 CanLII 71 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 3, les tribunaux ont systématiquement inscrit une déclaration de culpabilité à l’égard de la négligence criminelle, comme la plus grave des deux infractions, et ordonné l’arrêt des procédures à l’égard de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence (voir, par exemple, R. c. Johnson2007 CarswellOnt 7765 (C.J.)).  En outre, dans les rares décisions publiées où l’accusé a été acquitté de l’une des infractions et déclaré coupable de l’autre, la déclaration de culpabilité visait l’infraction d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, et l’acquittement celle de négligence criminelle (voir, par exemple, R. c. J.R.B.[2002] N.J. No. 296 (QL) (C. prov.)R. c. Fitze (2000), 2000 CanLII 28266 (AB KB), 35 C.R. (5th) 114 (B.R. Alb.)). Je ne connais aucune cause où, en application de la règle interdisant les déclarations de culpabilité multiples, une déclaration de culpabilité a été inscrite quant à un chef d’omission d’avoir fourni les choses nécessaires à l’existence et un arrêt des procédures a été ordonné quant à un chef de négligence criminelle.

 


[14]                          Il va sans dire que je mentionne ici la règle interdisant les déclarations de culpabilité multiples uniquement dans le but de démontrer que les tribunaux traitent généralement la négligence criminelle comme une infraction plus grave que l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence.  Cette règle ne s’applique, évidemment, qu’aux déclarations de culpabilité multiples — ce qui n’est pas le cas en l’espèce.  Notre examen met plutôt en cause la règle interdisant les verdicts incompatibles, une règle distincte sur le plan conceptuel, qui interdit une déclaration de culpabilité relativement à une accusation qu’on ne peut raisonnablement concilier avec un acquittement relativement à l’autre accusation.  Nous nous intéressons plus particulièrement à l’application de la règle interdisant les verdicts incompatibles aux faits et circonstances dont nous sommes saisis.  Les présents motifs ne visent absolument pas à modifier de quelque façon que ce soit la règle interdisant les déclarations de culpabilité multiples ou la règle interdisant les verdicts incompatibles.

 

[15]                          Ainsi, dans l’affaire Provo, l’accusé — contrairement à l’appelant en l’espèce — a été déclaré coupable de deux chefs d’accusation.  En appliquant la règle interdisant les déclarations de culpabilité multiples, le juge du procès a inscrit à tort un acquittement relativement à l’infraction la moins grave.  La Cour a statué que le juge aurait plutôt dû inscrire une suspension conditionnelle pour permettre à la cour d’appel, après avoir annulé la déclaration de culpabilité relative à l’infraction la plus grave, de lui substituer une déclaration de culpabilité relativement à l’infraction la moins grave, à l’égard de laquelle la culpabilité de l’accusé avait été établie au procès, mais dont il avait été « acquitté » à tort.

 


[16]                          La gravité relative des deux infractions explique également pourquoi on a généralement statué que la négligence criminelle exige un écart marqué et important par rapport à la norme (voir, par exemple, PalinFortierL. (J.)WillockBrownBakerE. (A.)), tandis que l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence n’exige qu’un écart marqué (voir, par exemple, Naglik, p. 143).

 

[17]                          Comme je l’ai déjà mentionné, les verdicts rendus au procès signifient que le degré de faute inférieur n’aurait pas été établi, alors que le degré de faute supérieur aurait été prouvé hors de tout doute raisonnable.  Même si le jury a considéré que les exigences en matière de faute étaient équivalentes, ces verdicts demeurent incompatibles car, comme on l’a vu, l’actus reus des deux infractions était identique en l’espèce. Dans un cas comme dans l’autre, la déclaration de culpabilité de l’intimé ne peut être maintenue.

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