Freddi c. R., 2021 QCCA 249
[40] Je réitère la règle plus amplement décrite dans Tremblay, arrêt auquel il faut se référer : les policiers ne sont pas obligés de laisser la personne détenue appeler son avocat, sur place, à l’aide d’un cellulaire. Ils doivent néanmoins tenir compte de cette possibilité en déterminant quand sera la première occasion raisonnable pour permettre au détenu d’avoir accès à un avocat. Leur devoir consiste à considérer l’ensemble des circonstances pour prendre leur décision, et des motifs purement théoriques, sans lien avec l’affaire, ne peuvent suffire. Or, c’est manifestement ce que la juge de la Cour du Québec a conclu.
[41] Dans Tremblay, j’écrivais, pour résumer la situation :
[78] J’insiste : le problème ici n'est pas d'avoir refusé de laisser l’intimée téléphoner à son avocat avec son cellulaire. Le problème consiste à ne pas avoir même considéré cette possibilité alors que cela était la responsabilité des deux policiers. Et pourquoi n’ont-ils pas considéré cette possibilité? En raison de l'absence de directive le leur permettant. Voilà où entre en jeu la responsabilité du système, qui induit une conduite systémique, évidemment susceptible de se répéter, ce qui aggrave la situation. Tout cela, vingt ans après les arrêts Clarkson [1986 CanLII 61 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 383] et Manninem [1987 CanLII 67 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1233], cinq ans après Archambault [2012 QCCA 20] qui exige des circonstances exceptionnelles pour retarder l’accès à l’avocat, cinq ans après le premier d’une série de jugements de la Cour du Québec qui reprochent aux policiers de ne pas avoir laissé la personne détenue utiliser son cellulaire et trois ans après Taylor qui rappelle que le devoir de faciliter l’accès à un avocat prend naissance immédiatement après que le détenu a demandé à lui parler, ce qui signifie à la première occasion raisonnable. Autrement dit, les policiers n’ont pas rempli leur devoir, bien connu, et ce, non pas en respectant une directive, mais en refusant de le faire en raison de l'absence de directive. Cette situation ne peut être tolérée.
[42] Ces mots s’appliquent, avec les adaptations de circonstances quant aux années, si ce n’est le fait qu’ici, il y a non pas absence de directive, mais bien, selon le policier, une directive selon laquelle c’est au poste de police que l’appel téléphonique doit être fait. Cela démontre l’existence d’une conduite systémique qui consiste à ne pas tenir compte de l’ensemble des circonstances, contrairement aux obligations des policiers et contrairement à R. c. Taylor, précité, paragr. 31 à 33. Il faut des circonstances importantes ou exceptionnelles pour retarder l’accès à l’avocat : R. c. Archambault, précité, paragr. 36, et R. v. La, 2018 ONCA 830, paragr. 39. Par ailleurs, c’est le fardeau de la poursuite, non celui de l’accusé, de démontrer que le délai était raisonnable. Ce caractère raisonnable du délai constitue une question de fait : Taylor, paragr. 24.
[43] Ce fardeau de la poursuite exige une démonstration factuelle, au cas par cas, comme en convient l’intimée, et non des hypothèses ou une règle immuable de la nature d’une directive.
[44] La juge de la Cour du Québec a conclu, selon les circonstances, que la première occasion raisonnable s’est matérialisée sur les lieux mêmes de l’interception, après l’arrestation qui a suivi le résultat du prélèvement à l’aide de l’ADA. Or, on sait qu’il a fallu 1 h 17 min pour que l’appelante ait finalement accès à un avocat au poste de police. Il ne s’agissait donc pas de la première occasion raisonnable, puisque les explications des policiers pour attendre l’arrivée au poste de police ont été écartées par la juge.
[45] Pour me répéter, je conviens que la présence d’un cellulaire ne constitue pas, en soi, une circonstance forçant les policiers à en permettre l’utilisation. Cette technologie ne répond pas dans tous les cas à la question de savoir quand survient la « première occasion raisonnable ». Elle demeure néanmoins une circonstance dont il faut tenir compte en répondant à cette question.
[46] En ce qui a trait à l’arrêt R. c. Piazza, précité, dont fait état la juge de la Cour supérieure et sur lequel insiste l’intimée, voici ce que j’écrivais dans Tremblay pour expliquer pourquoi cet arrêt ne nous est pas utile en pareilles circonstances :
[57] L’appelante renvoie à R. c. Piazza, 2018 QCCA 948, pour soutenir son argument sur les difficultés, sinon l’impossibilité, de permettre l’utilisation d’un cellulaire « au bord de la route ». Deux remarques s’imposent.
[58] D’une part, cet arrêt porte sur la période précédant l’utilisation de l’ADA, de sorte que le droit à l’assistance d’un avocat est alors suspendu en raison d’une règle de droit (l’article 254(2) C.cr. de l’époque), qui précise que l’échantillon d’haleine doit être fourni « immédiatement ». L’alinéa 10 b) de la Charte ne s’appliquait donc pas. Comme l’écrivait d’ailleurs mon collègue le juge Vauclair, au paragr. 112 de Piazza, à propos de l’accès à un avocat : « J’estime qu’il s’agit d’un faux problème, car le droit est suspendu […] » dans de telles circonstances. L’on ne peut donc prétendre que cet arrêt peut nous être utile ici lorsque mon collègue fait état des difficultés d’utilisation d’un cellulaire au moment d’une arrestation.
[59] D’autre part, si mon collègue y énonce, aux paragr. 113 et 114, une série de difficultés qui sont susceptibles de rendre illusoire la possibilité de consulter un avocat sur les lieux à l’aide d’un cellulaire, il le fait dans le cadre du délai d’attente précédant l’utilisation de l’ADA et pour répondre à la proposition voulant que cette consultation devienne nécessaire pour autoriser cette utilisation. Il ne se prononce pas sur la période qui suit la prise de l’échantillon avec l’ADA, puisque ce n’était pas l’objet de cet arrêt.
[47] L’intimée concède qu’il faut « évaluer au cas par cas une multitude d’enjeux ou de difficultés pouvant survenir en lien avec la mise en œuvre du droit à l’assistance d’un avocat en bordure de route […] ». Ainsi, écrit-elle, la conclusion pourrait être différente « d’un prévenu à l’autre en fonction de la possession d’un téléphone cellulaire fonctionnel, de leur comportement, leurs antécédents judiciaires, des conditions météorologiques, de l’état des routes, de la présence ou non d’une cloison séparatrice dans le véhicule patrouille, du fait qu’ils peuvent avoir rapidement accès ou non à un avocat, etc. ». Je suis d’accord.
[48] Pourtant, l’essence de son argumentation démontre qu’elle refuse de tenir compte de l’ensemble des circonstances. Ainsi, au paragr. 23 de son exposé, elle rejette l’idée de considérer le comportement de l’appelante; au paragr. 63, elle conteste la possibilité que les conditions météorologiques puissent être prises en compte; et, au paragr. 25, elle plaide que le policier ne peut jamais s’éloigner du véhicule de police. Ce faisant, elle se refuse à tenir compte de l’ensemble des circonstances, contrairement à la règle.
[49] En ce qui a trait à la renonciation au droit à une conversation confidentielle avec un avocat en échange du droit d’utiliser un cellulaire sur les lieux mêmes de l’arrestation, l’intimée estime qu’elle ne peut se réaliser légalement vu « l’importance fondamentale de la confidentialité de l’appel à l’avocat », en tenant compte de l’état d’une personne arrêtée pour conduite avec capacité affaiblie. Je ne retiens pas cet argument. Un détenu peut légalement renoncer à son droit à l’avocat. Pourquoi ne pourrait-il pas y renoncer partiellement? L’absence de confidentialité ne justifie pas nécessairement un refus : R. v. Fan, 2017 BCCA 99, paragr. 55. De toute façon, les conclusions factuelles de la juge de la Cour du Québec l’ont amenée à rejeter la prétention des policiers selon laquelle l’appel ne pouvait être confidentiel.
[50] L’intimée est également d’avis que la juge de la Cour du Québec a erré en retenant que les mots « sans délai » de l’al. 10 b) signifient « immédiatement ». Ce n’est pas le cas, comme on l’a vu précédemment. La juge a évalué l’ensemble des circonstances en cherchant à répondre à la question de savoir si la preuve de la poursuite démontrait que l’accès à l’avocat avait été accordé à la première occasion raisonnable, ce qui signifie dès que cela est possible en pratique. En réalité, ce que lui reproche l’intimée, c’est d’avoir rejeté le témoignage du policier sur les raisons du délai. Il s’agit pourtant de questions de fait, domaine du juge du procès, à l’égard desquelles l’intimée ne fait pas de démonstration d’erreur.
[51] Je suis d’avis, dans ces circonstances, que la juge de la Cour supérieure a erré en droit en intervenant comme elle l’a fait.
[52] Il faut souligner que la juge de la Cour du Québec énonce parfaitement le droit, particulièrement lorsqu’elle rappelle que c’est à la poursuite de démontrer que « le délai entre le moment où un détenu exprime son intention d’exercer son droit à l’assistance d’un avocat et le moment où ce droit prend effet » est raisonnable. Il en est de même lorsqu’elle précise que les policiers doivent « lui donner accès à un téléphone dès que cela est possible en pratique ». Elle mentionne aussi, à bon droit, que l’al. 10 b) « ne crée pas le droit d’utiliser un téléphone précis ». Bref, c’est une question de circonstances et c’est ce que la juge a fait : évaluer l’ensemble des circonstances pour déterminer si la poursuite avait démontré que le délai était raisonnable.
[53] La juge de la Cour supérieure lui reproche d’avoir créé l’obligation de s’enquérir auprès du détenu sur la possession d’un cellulaire. Ce n’est pas le cas. Elle ne crée pas une telle obligation. Elle constate que la demande n’a pas été faite, c’est tout. Or, cela fait partie de circonstances à examiner, d’autant que, de nos jours, la possession d’un cellulaire est si commune que l’on se pose de moins en moins la question. C’est d’ailleurs ce que dit, en d’autres mots, la juge de la Cour du Québec au paragr. 75 de son jugement.
[54] En fait, le jugement de la juge de la Cour supérieure démontre qu’elle commet elle-même l’erreur qu’elle reproche à la juge de la Cour du Québec soit : ne pas tenir compte de toutes les circonstances. Lorsqu’elle écrit, par exemple, que « [u]n appel fait à un avocat au bord de la route comporte, sans équivoque, plusieurs problèmes […] » ou encore que « [i]l est peu probable qu’un policier puisse assumer ou deviner quel sera le comportement d’un détenu sous l’effet de l’alcool », elle s’éloigne de la preuve et se fonde sur des hypothèses : la conduite attendue d’un policier. Or, ce n’est pas ce qui importe. La juge de la Cour du Québec a tiré des inférences factuelles qui méritaient déférence, en l’absence d’erreur révisable, et c’est sur la base de ces inférences qu’il fallait décider si le droit avait été enfreint.
[55] La juge de la Cour supérieure renverse également le fardeau en écrivant ce qui suit : « Nulle part, il n’est en preuve qu’il n’y aurait eu aucun incident ou problème si l’Intimée était restée seule dans le véhicule auto-patrouille ». Je me répète : c’est à la poursuite de démontrer que le délai est raisonnable, pas à l’accusé de s’assurer que la preuve démontre que ce n’est pas le cas.
[56] L’enseignement à tirer du jugement de la Cour supérieure est limpide : l’appel téléphonique en bordure de la route ne sera jamais une avenue raisonnable parce qu’il ne peut être confidentiel et mettra toujours en danger la sécurité du policier et celle des autres. Or, ce n’est pas l’état du droit.
[57] Je reviens à Tremblay :
[41] L’appelante écrit dans son exposé « que l’avènement et la multiplication des téléphones cellulaires n’amènent pas une nouvelle ère constitutionnelle qui ferait en sorte qu’un individu pourrait consulter l’avocat de son choix sur le bord de la route en attendant l’arrivée de la remorqueuse ». Si cela signifie que l’on ne peut décréter, dans tous les cas, que la personne doit être autorisée à ce faire, je suis d’accord. En revanche, si cela signifie qu’on ne peut jamais le faire, je suis en total désaccord. Tout est question de circonstances et je ne partage pas l’avis de l’appelante lorsqu’elle ajoute : « C’est ici l’essence du débat ». L’essence du débat ne consiste pas à décider si l’avènement du cellulaire modifie le droit et permet son utilisation. À mon avis, l’essence du débat consiste plutôt à déterminer ce dont les policiers doivent tenir compte pour décider s’ils autorisent ou pas son utilisation aux fins de consultation d’un avocat.
[…]
[53] En somme, les hypothèses, les suppositions, telles celles évoquées par l’appelante (comme en a conclu le juge de la Cour du Québec), ne suffisent pas pour qu’elle se décharge de son fardeau qui consiste à prouver l’existence de véritables obstacles, comme une urgence, un danger, une règle de droit : R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460; R. c. Strachan, 1988 CanLII 25 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 980. Encore récemment, dans R. v. La, 2018 ONCA 830, la Cour d’appel de l’Ontario soulignait qu’il faut une preuve factuelle de circonstances particulières pour justifier un délai, de simples suppositions ne pouvant suffire […]
[58] En somme, vu les conclusions de fait de la juge de la Cour du Québec, la juge de la Cour supérieure ne pouvait infirmer sa décision comme elle l’a fait.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire