Julien c. R., 2020 QCCA 40
[69] L’infraction de négligence criminelle exige la démonstration de l’actus reus et de l’élément de faute décrit par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Javanmardi[21] de la façon suivante :
[19] L’actus reus de la négligence criminelle causant la mort exige que l’accusé ait commis un acte — ou omis de faire quelque chose qu’il était de son devoir légal d’accomplir — et que l’acte ou l’omission ait causé la mort d’autrui.
[20] L’élément de faute consiste à ce que l’acte ou l’omission de l’accusé « montre une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui ». Les termes « déréglée » et « téméraire » ne sont pas définis dans le Code criminel, mais dans R. c. J.F., 2008 CSC 60 (CanLII), [2008] 3 R.C.S. 215, notre Cour a confirmé que l’infraction de négligence criminelle causant la mort impose une norme de faute objective modifiée — la norme objective de la « personne raisonnable » (par. 7 9; voir aussi R. c. Tutton, 1989 CanLII 103 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1392, p. 1429 1431; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39 (CanLII), [2000] 2 R.C.S. 90, par. 19; R. c. Beatty, 2008 CSC 5 (CanLII), [2008] 1 R.C.S. 49, par. 7).
[21] Comme pour les autres infractions criminelles fondées sur la négligence, l’élément de faute de la négligence criminelle causant la mort est apprécié en déterminant la mesure dans laquelle la conduite de l’accusé s’écartait de celle d’une personne raisonnable dans la même situation. Pour certaines infractions fondées sur la négligence, comme la conduite dangereuse, un écart « marqué » correspond à l’élément de faute (J.F., par. 10; voir aussi : Beatty, par. 33; R. c. Roy, 2012 CSC 26 (CanLII), [2012] 2 R.C.S. 60, par. 30; R. c. L. (J.) (2006), 2006 CanLII 805 (ON CA), 204 C.C.C. (3d) 324 (C.A. Ont.), par. 15; R. c. Al Kassem, 2015 ONCA 320, 78 M.V.R. (6th) 183, par. 6). Dans le contexte de la négligence criminelle causant la mort, toutefois, le degré d’écart requis a été décrit comme étant élevé, c’est à dire marqué et important (J.F., par. 9, appliquant Tutton, p. 1430 1431, et R. c. Sharp (1984), 1984 CanLII 3487 (ON CA), 12 C.C.C. (3d) 428 (C.A. Ont.)).
[22] Ces normes ont beaucoup de traits communs. Elles posent toutes deux la question de savoir si les actions de l’accusé ont créé un risque pour d’autres personnes, et si « une personne raisonnable aurait prévu le risque et pris les mesures pour l’éviter si possible » (voir Roy, par. 36; Stewart, p. 248). La distinction entre ces normes a été décrite comme étant une question de degré (voir R. c. Fontaine, 2017 QCCA 1730, 41 C.R. (7th) 330, par. 27; R. c. Blostein, 2014 MBCA 39, 306 Man. R. (2d) 15, par. 14). Comme l’a expliqué le juge Healy dans Fontaine :
Ces différences de degré ne peuvent être mesurées au moyen d’une règle, d’un thermomètre ou de tout autre instrument étalonné. Les termes « marqué et important » sont de simples adjectifs utilisés pour paraphraser et interpréter l’expression « insouciance déréglée ou téméraire » de l’article 219 du Code criminel. Ils ne peuvent pas servir à fixer une échelle de gravité objective qui soit déterminante d’un cas à l’autre. Tant le comportement que la faute doivent s’apprécier de façon entièrement contextuelle par le juge des faits. [par. 27]
[23] Dans l’arrêt J.F., le juge Fish n’a pas expliqué en détail comment faire la distinction entre un écart « marqué » et un écart « marqué et important », étant donné que l’affaire ne « port[ait] ni sur la nature ni sur l’étendue des différences entre ces deux normes » (par. 10 11). Dans le présent pourvoi, également, les différences terminologiques ne sont pas déterminantes et il n’est pas nécessaire qu’elles soient tranchées. Quoi qu’il en soit, en présentant leurs arguments, les parties ont tenu pour acquis que le critère qu’il convient d’appliquer en matière de négligence criminelle causant la mort est l’écart « marqué et important », et c’est sur ce fondement que j’aborde la question dans les présents motifs. Afin d’obtenir un verdict de culpabilité pour négligence criminelle causant la mort, le ministère public doit donc prouver que l’accusée a commis un acte, ou omis de faire quelque chose qu’il était de son devoir légal d’accomplir, et que l’acte ou l’omission a causé la mort d’autrui (l’actus reus). Selon l’arrêt J.F., le ministère public doit en outre établir que la conduite de l’accusée constituait un écart marqué et important par rapport à la conduite d’une personne raisonnable se trouvant dans la situation de l’accusée (l’élément de faute).
[Je souligne]
[70] La norme de la personne raisonnable a été développée par la Cour suprême dans R. c. Creighton[22]. La Cour suprême la reprend dans R. c. Javanmardi précitée, rappelant que la prudence à laquelle on s’attend de la personne raisonnable dépend de la nature de l’activité exercée, et qu’un accusé qui se livre à une activité qui nécessite des compétences particulières sans les détenir contrevient à la norme de la personne raisonnable :
[36] C’est dans l’arrêt Creighton que notre Cour a examiné de la manière la plus complète la façon d’évaluer et d’appliquer la norme de la personne raisonnable. Dans cette affaire, une femme est décédée des suites d’une injection de cocaïne que lui avait donnée Marc Creighton, un trafiquant de drogue. La juge McLachlin a précisé que la norme objective modifiée « est celle de la personne raisonnable se trouvant dans la même situation » (p. 41). Elle a adopté la norme de la « personne raisonnable » afin qu’une « norme uniforme [soit] applicable à toutes les personnes […] indépendamment de leurs antécédents, de leur degré d’instruction ou de leur état psychologique » (p. 60). À son avis, « [e]n l’absence d’une norme minimale constante, l’obligation juridique se trouverait être minée et la sanction pénale banalisée » (p. 70). Elle a conclu que la consommation régulière de drogues de M. Creighton ne devait pas être prise en compte pour fixer la norme de la « personne raisonnable ».
[37] La juge McLachlin a toutefois expliqué qu’une plus grande prudence peut être attendue d’une « personne raisonnable » selon la nature et les circonstances dans lesquelles s’exerce l’activité (p. 72). Certaines activités, par exemple, nécessitent une attention et des compétences particulières. Il peut être conclu qu’un accusé qui se livre à une telle activité a contrevenu à la norme de la personne raisonnable s’il n’est pas qualifié pour exercer la prudence nécessaire qu’exige l’activité, ou s’il a négligé d’exercer une telle prudence lorsqu’il s’est livré à l’activité. De cette façon, le droit assure une « norme minimale constante » pour toute personne qui se livre à une activité exigeant une diligence et des compétences particulières : ces personnes doivent à la fois être qualifiées et exercer la prudence particulière qu’exige l’activité.
[38] La démarche tenant compte des activités adoptée relativement à la norme objective modifiée dans l’arrêt Creighton a été appliquée dans divers contextes, notamment dans des affaires relatives à la conduite, à la chasse et à l’éducation des enfants (Beatty, par. 40; R. c. Gendreau, 2015 QCCA 1910, par. 30 (CanLII); J.F., par. 8 9). Ces décisions confirment que même si la norme n’est pas établie en fonction des caractéristiques personnelles de l’accusé, elle est toutefois fondée sur l’activité. En l’espèce, l’activité est l’administration d’une injection intraveineuse, et la norme à appliquer est celle de la naturopathe raisonnablement prudente dans les circonstances.
[Je souligne]
[72] Un accusé ne saurait être déclaré coupable de négligence criminelle du seul fait qu’il a contrevenu à la réglementation applicable. Tout dépend de la nature de l’activité et des circonstances entourant la contravention.
[75] Le juge a aussi conclu que ce comportement constituait un écart marqué et important par rapport à la norme que respecterait une personne normalement prudente dans les circonstances. La conduite d’un avion, a fortiori d’un hydravion complexe, comporte des risques importants pour la vie et la sécurité d’autrui. Une personne normalement prudente aurait complété sa formation avant de s’aventurer à conduire un hydravion sans autorisation ni surveillance, avec un passager à bord, et ce, à une heure où la visibilité est réduite. Selon le juge, l’appelant s’est montré indifférent aux risques que comporte la conduite d’un hydravion, il s’est montré étourdi dans son processus décisionnel le 16 septembre 2011 et il a affiché une conduite téméraire en conduisant son hydravion sans bénéficier de la formation nécessaire, formation qui permet de prendre les meilleures décisions afin d’assurer la conduite sécuritaire d’un aéronef.
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