Faivre c. R., 2023 QCCA 1150
[36] L’enquêteur Piché est enquêteur à la Sûreté du Québec et exerce des fonctions de chef d’équipe au sein de la division technologique, une unité de soutien aux enquêtes. Il est impliqué une première fois dans l’enquête Malaise lorsqu’on lui demande d’analyser les données qui ont été saisies par les agents ayant procédé à la perquisition subreptice du 11 juin 2015 et une seconde fois, en 2016, alors qu’il participe à la seconde perquisition réalisée chez l’appelant et est appelé à faire un survol des systèmes en place. Il rédige deux rapports sur ces évènements.
[37] L’appelant s’oppose à ce témoignage dès qu’il débute ainsi qu’au dépôt des deux rapports qu’il a préparés. Il plaide que ce témoignage relève de l’expertise et que l’enquêteur Piché n’ayant pas été qualifié d’expert, il est irrecevable. Les rapports, pour leur part, contiendraient du ouï-dire ainsi que des informations non pertinentes au litige et ils auraient une portée plus grande que le témoignage rendu par l’enquêteur Piché, trois raisons, selon lui, justifiant de les déclarer inadmissibles.
[38] Un voir-dire est tenu et le juge d’instance, dans un jugement écrit rendu le 5 mars 2018, déclare qu’il n’est pas nécessaire que l’enquêteur soit qualifié d’expert avant qu’il puisse témoigner et qu’aucune règle de preuve n’empêche le dépôt des rapports. Il reconnaît par ailleurs le droit de l’appelant de le contre-interroger et de présenter une preuve sur le contenu des perquisitions informatiques tout en rappelant aussi qu’il pourra formuler une objection si les questions posées lors de son interrogatoire en chef devaient dépasser le cadre factuel et relever véritablement d’une opinion.
[39] S’appuyant sur l’affaire Hamilton[3] et sur l’affaire Cyr[4], deux arrêts rendus par la Cour d’appel de l’Ontario en 2011 et 2012, le juge rappelle d’abord la distinction entre les faits et les inférences qui peuvent en être tirées. Il cite à cet égard les propos des auteurs David M. Paciocco, maintenant juge de la Cour d’appel de l’Ontario, et Lee Stuesser dans leur traité The law of Evidence[5] :
In the law of evidence, an opinion means an “inference from observed fact.” An inference from observed fact is different from the observed fact itself. A witness who says a wound was life-threatening, for example, is drawing an inference from observed fact and is therefore offering an opinion. If that same witness merely describes the wound – the carotid artery was severed – that witness is simply reporting an observed fact. This distinction between inferences and facts is important to the law of evidence, to the extent that it can be drawn. In our system of trial, it is the neutral, impartial trier of fact who is to determine what inferences or conclusions to draw from facts. The role of the witness is ordinarily to describe observed facts that the impartial trier of fact will use to draw his own inferences or conclusions. “A basic tenet of our law is [therefore] that the usual witness may not give opinion evidence, but testify only to facts within his knowledge, observation and experience”.
[Soulignements dans l’original; références omises]
[40] Soulignant ensuite l’évolution de la jurisprudence, il cite de nouveau Paciocco et Stuesser pour, cette fois, distinguer un témoignage d’opinion, qui doit être rendu par un expert, d’un témoignage factuel, mais technique, qui peut être rendu par un témoin ordinaire ayant une expérience ou des connaissances particulières dans ce domaine technique :
4.1(a) "Expert Opinion" or "Expert Evidence"
There is some uncertainty about the reach of the expert evidence rules. Traditionally, courts applied those rules whenever a witness purported to offer testimony that could not be offered without special training and experience. There is a growing body of authority, however, that the rules described below do not apply to witnesses who provide “factual” evidence. They apply solely where a witness with special training or knowledge is offering an “opinion”. On this standard, and using the illustration that opens this chapter, the expert evidence rules would have to be complied with if a medical doctor was to testify that a wound was life threatening, but not if a medical doctor was only going to describe the wound as a severed carotid artery or the depth of the wound or even the function of the carotid artery.
The proposition that the expert evidence rules do not apply to expert factual testimony was asserted unequivocally some years ago in obiter dictum in R. v. K (A.) by Charron J.A. (as she then was) but until recently, few cases said so with any clarity. Of late, the Ontario Court of Appeal drew this distinction in R. v. Hamilton and R. v. Cyr to uphold the admissibility of evidence from cellphone service provider employees who explained the principles that can be used to determine the proximity of cellphones to the particular cellphone towers that are relaying those calls. Objections to the admission of the evidence without satisfying the Mohan rule, described in section 4.2, “The Mohan Test for Admissibility” below in this chapter, were rejected because the evidence was “factual” and not “opinion” evidence.
[Soulignements dans l’original; références omises]
[41] Ayant établi ces distinctions, il analyse ce sur quoi portera le témoignage de l’enquêteur Piché et conclut que quoique celui-ci décrira une procédure technique, son témoignage ne semble pas devoir comporter d’opinion et demeurera factuel :
[17] En l’espèce, la poursuite entend faire témoigner M. Piché sur le contenu des perquisitions informatiques. Les ordinateurs saisis en 2016 et les données extraites lors de la perquisition subreptice de 2015 sont disponibles et seront intégralement produits en preuve par la poursuite. À ce stade des procédures, la preuve révèle que l’organisme d’enquête a mis en place une procédure afin de fouiller le contenu des ordinateurs et d’y repérer ce qui est pertinent. Aux yeux du Tribunal, bien que cette procédure soit technique, elle demeure néanmoins factuelle et ne constitue pas, au sens de la jurisprudence, une preuve d’opinion nécessitant que M. Piché soit qualifié d’expert. L’utilisation de logiciels ne change en rien cette conclusion. Ainsi, de manière générale, les gestes posés par M. Piché et ses collègues en lien avec les appareils et leur contenu constituent des faits et non une opinion.
[42] Ce témoignage s’échelonne sur un peu plus de 3 jours. Essentiellement, l’enquêteur Piché explique la façon dont les données contenues dans le matériel informatique saisi chez l’appelant ont été copiées, extraites puis catégorisées. Il décrit les étapes suivies, les logiciels utilisés et leur rôle, la classification effectuée et les constats réalisés par l’équipe d’enquêteurs ayant revu l’ensemble des fichiers pertinents. Il explique où étaient situés chacun des fichiers, à quand remontait leur création et la dernière modification qui leur avait été apportée. Il indique d’ailleurs que toute cette information se retrouvait sur les fichiers eux-mêmes.
[43] L’appelant, dans son mémoire, cite ces passages, qui démontreraient, selon lui, qu’il s’agit d’un témoignage portant sur des sujets techniques qui dépasse la connaissance d’office d’un tribunal et qui, ainsi, ne pouvait être rendu que par un expert :
[…] Donc, une fois que je prends toutes les données avec NUIX, NUIX, lui, me permet par le fait même de catégoriser ces données. Donc, je peux sélectionner les images, les vidéos, peu importe là où ils se trouvent sur le serveur, dans quel fichier, dans quel dossier. Je lui demande de me localiser l’ensemble des fichiers images, des fichiers vidéos et je vais utiliser un script qui est principal… qui est expressément fait pour ça. Donc, je les exporte de mon logiciel NUIX et je vais les importer dans le logiciel Netclean qui est un logiciel de catégorisation, comme je vous expliquais tout à l’heure, qui permet à un enquêteur de visionner simplement ces images-là ou ces vidéos-là et de leur donner une cote, soit 1, 2, 3 ou 4.
Suite à ça, une fois que les classifications sont faites par l’enquêteur, je vais récupérer les empreintes numériques et je vais demander à NUIX, mon logiciel à la base, de localiser tous ces fichiers-là dans le serveur courriel. Donc, c’est à ce moment-là qu’on détermine à quel endroit, si vous voulez, les fichiers de pornographie juvénile sont déterminés. Donc, en déterminant dans quel courriel, dans quelle boîte se trouvait la pornographie juvénile, ça a donné la première prémisse pour commencer à analyser le dossier. On a commencé par déterminer qui avait partagé ou qui avait reçu des fichiers graphiques ou animations de pornographie juvénile »
[…]
3Q. D’accord. Puis quand on consulte cette annexe-là, on regarde, si on prend ce document-là, pouvez-vous nous expliquer ce qu’on lit là?
7R. Oui, bien, premièrement, sur les détails de base…[…]
9R. …on va retrouver l’extension du fichier, donc on indique ici que c’est un fichier PDF, par exemple. Le Pathname, c’est à l’endroit où se trouvait le fichier dans la hiérarchie […]
16 […] Donc, on peut vraiment déterminer à quel endroit se trouvait le fichier qui est extrait dans lequel…
[…]
21 R. Sur le disque dur en question. Puis j’ai plein d’autres informations, comme la grosseur, est-ce que c’est effacé, la date de création, la date de modification, les empreintes alphanumériques, comme je disais. »
[…]
« La troisième étape, le système de fichiers. Dans le cas qui nous concerne pour ce disque-là, il y a un système NTFS, c’est un standard, le système pour se retrouver à l’intérieur des fichiers et pour garder en mémoire certaines métadonnées, notamment les dates de création, a besoin d’une structure.
[…] Comme ça, s’il a besoin de s’y référer, le logiciel va aller consulter sa table des matières, va pouvoir référer qu’à la page j’ai tels fichiers et en plus il va avoir certaines informations, notamment comment le fichier s’appelle, les dates de création, modification, est-ce que ce fichier est effacé ou non, c’est tout gardé dans la table des matières du disque, c’est pas propre au fichier, c’est propre au système de fichier
[44] À mon avis, ces passages ne relèvent pas du témoignage d’expert et l’analyse du juge quant à la recevabilité du témoignage de l’enquêteur est correcte.
[45] Il est important de distinguer, comme il l’a fait d’ailleurs, le témoignage d’opinion du témoignage technique, mais factuel. Le premier implique l’expression d’une opinion, qui, généralement, peut être contestée, alors que le second ne fait que rapporter des faits relevant de connaissances spécialisées, scientifiques ou techniques. Comme l’a écrit le regretté juge Lamer « les experts aident le juge des faits à arriver à une conclusion en appliquant à un ensemble de faits des connaissances scientifiques particulières, que ne possèdent ni le juge ni le jury, et en exprimant alors une opinion sur les conclusions que l’on peut en tirer »[6]. Ainsi, il est de l’essence même d’un témoignage d’expert qu’une opinion y soit exprimée[7].
[46] Quoique cette distinction existe depuis fort longtemps, le développement de la technologie, l’acquisition de connaissances en lien avec celle-ci et son utilisation dans le cadre d’enquêtes criminelles ont parfois rendu difficile de tracer la ligne entre le témoignage d’opinion, qui ne peut être rendu que par un expert, et le témoignage technique, mais malgré tout factuel.
[47] Ici, l’enquêteur Piché explique les étapes qui ont été suivies pour copier le contenu des appareils informatiques perquisitionnés, le classer et l’analyser. Il identifie les logiciels qui ont été utilisés et explique globalement la fonction de chacun, alors que rien au dossier ne permet de croire que ces logiciels soient controversés ou que leur fiabilité soit mise en doute.
[48] Certes, les passages identifiés par l’appelant démontrent que l’enquêteur Piché connaît bien l’informatique et les logiciels utilisés, qu’il sait comment ils fonctionnent et qu’il comprend les informations qu’ils contiennent, mais ils ne démontrent pas qu’il émet une quelconque opinion.
[49] À mon avis, la situation est fort semblable à celle qui prévalait dans l’affaire Rochette[8] (dont le juge d’instance n’avait pas le bénéfice) où l’appelant s’opposait au dépôt de l’ensemble des messages extraits d’un téléphone Blackberry et de ceux provenant d’un téléphone « flip » au motif que seul un expert pouvait témoigner des méthodes d’extraction et de la fiabilité des éléments de preuve récupérés. La Cour y a confirmé la décision du juge d’instance de rejeter l’opposition au motif que le témoin qui procédait au dépôt ne donnait aucune opinion sur l’interprétation des données extraites et se contentait de décrire les démarches effectuées afin de les extraire et les vérifications faites pour s’assurer de la bonne marche de l’exercice.
[50] Cela étant, je ne vois rien en l’espèce qui justifierait de conclure différemment.
[51] À ce stade, il me semble toutefois opportun de rappeler que le juge d’instance, prudent, a rejeté l’opposition formulée par l’appelant au début du témoignage de l’enquêteur tout en reconnaissant spécifiquement son droit de soulever des objections au cours de ce témoignage si des questions posées devaient dépasser le cadre factuel et relever véritablement d’une opinion. Quoique l’appelant en ait formulé quelques-unes, son appel ne porte pas sur celles-ci, mais bien sur celle, générale, qu’il a formulée dès le début du témoignage de l’enquêteur Piché.
[52] Je veux aussi souligner, bien que je n’aie pas à en décider vu ma conclusion sur l’admissibilité du témoignage de l’enquêteur Piché, qu’il m’apparaît que la preuve administrée en l’espèce était à ce point accablante qu’il aurait été impossible, même en faisant abstraction de ce témoignage, de rendre un autre verdict. De ce fait, si j’avais conclu à l’inadmissibilité de ce témoignage, j’aurais vraisemblablement appliqué la disposition réparatrice prévue à l’article 686 (1)a)iii) C.cr.