vendredi 29 août 2014

État du droit par la Cour d'Appel sur la question des motifs raisonnables dans le cas d’une arrestation sans mandat

Lévesque Mandanici c. R., 2014 QCCA 1517 (CanLII)


[51]        Le test portant sur la qualification des motifs raisonnables est à double volet : l’un est objectif, l’autre est subjectif. Cela signifie que l'arrestation doit non seulement être raisonnablement justifiée, mais encore faut-il que l'agent de la paix croie que tel est le cas. Ces motifs doivent être objectivement raisonnables et s'imposer à une personne placée dans la même situation que l’agent. La seule intuition ne peut constituer des motifs raisonnables, tout comme d’ailleurs les simples soupçons : R. c. Harrison, 2009 CSC 34 (CanLII), 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S 494, paragr. 20; R. v. Ironeagle 1989 CanLII 4755 (SK CA), (1989), 49 C.C.C. (3d) 339 (C.A. Sask.). De plus, l’arrestation à des fins d’enquête seulement est une arrestation illégale : R. c. Feeney1997 CanLII 342 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 13, paragr. 35. Dans R. c. Stillman,1997 CanLII 384 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 607, le juge Cory souligne :
30   On a jugé que l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario R. c. Duguay, Murphy and Sevigny 1985 CanLII 112 (ON CA), (1985), 18 C.C.C. (3d) 289, confirmé pour d’autres motifs par 1989 CanLII 110 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 93, permet de dire que des policiers qui n’ont pas de motifs raisonnables de lier le suspect à la perpétration d’un crime ne peuvent pas effectuer une arrestation dans le seul but de faciliter leur enquête. […]
[52]        De plus, comme le précise le juge Cory dans Storrey, à la page 249, il importe encore davantage, dans le cas d’une arrestation sans mandat, que les policiers établissent « l’existence de ces mêmes motifs raisonnables et probables justifiant l’arrestation ». Comme il le souligne ensuite, en l’absence de cette importante mesure de protection que sont les motifs raisonnables et probables, « même la société la plus démocratique ne pourrait que trop facilement devenir la proie des abus et des excès d’un État policier » de sorte que « l'importance que revêt cette exigence pour les citoyens d'une démocratie se passe de démonstration ».
[60]        Je suis conscient qu’il faut examiner la situation globalement, sans isoler indûment les faits. Or, même considérées dans leur ensemble, les circonstances de l’intervention policière ne permettent pas de conclure à l’existence de motifs raisonnables pour procéder à une arrestation.
[63]        Ni l’une ni l’autre de ces deux circonstances, même considérées globalement à la lumière des autres faits, ne change quoi que ce soit à la situation.
[66]        Qu’un policier soit alerte, c’est évidemment louable, mais cela ne lui permet pas d’effectuer une arrestation en se fondant sur de simples soupçons. Ce n’est sûrement pas ce que la jurisprudence envisage en disant qu’il faut tenir compte de toutes les circonstances d’une arrestation. La déclaration de M. Krishna ne permettait aucunement de croire de façon raisonnable que l’appelant aurait pu être complice de l’agression.
[67]        En conclusion, au moment de l’arrestation, le policier avait une intuition, des soupçons. Certes, ils se sont avérés exacts. Cela ne peut toutefois les transformer en motifs raisonnables au moment de l’arrestation. Comme le mentionne le juge Doherty dans R. c. Simpson1993 CanLII 3379 (ON CA), (1993) 79 C.C.C. (3d) 482 : « A "hunch" based entirely on intuition gained by experience cannot suffice, no matter how accurate that "hunch" might prove to be […] A guess which proves accurate becomes in hindsight a "hunch" ».
[68]        Je rappelle aussi ces mots du juge Fish dans R. c. Morelli2010 CSC 10 (CanLII), 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 253, sur l’insuffisance des soupçons :
[91] Le simple fait qu’une personne collectionne, reproduise ou stocke quelque chose — fichiers musicaux, lettres, timbres, etc. — ne suffit guère à l’assimiler à un type susceptible d’accumuler des images illicites.  Tirer cette inférence en l’espèce procède de la conjecture interdite.  Tout au plus, l’interprétation proposée peut éveiller des soupçons chez certains.  Et, en droit, les soupçons ne sauraient remplacer des motifs raisonnables et probables de croire que l’appelant a commis l’infraction alléguée ou que la preuve de l’infraction se trouverait dans son ordinateur.
[69]        Dans R. c. Kokesch1990 CanLII 55 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 3, à la p. 29, le juge Sopinka réitère l’importance de ne pas procéder à une arrestation sur le seul fondement de soupçons :
Lorsque la police n'a que des soupçons et ne peut légalement obtenir d'autres éléments de preuve, elle doit alors laisser le suspect tranquille, et non aller de l'avant et obtenir une preuve d'une manière illégale et inconstitutionnelle. 
[70]        Je souligne d’ailleurs être en désaccord avec l’intimée qui estime qu’il faut tenir compte ici des « circonstances très soudaines et émotives » d’une décision prise « rapidement, dans une situation volatile ». C’était le cas lors de l’interception initiale et de la détention à des fins d’enquête; ce ne l’était certainement plus au moment de l’arrestation, après l’interrogatoire de M. Krishna.
[71]        Pour paraphraser le juge Binnie dans R. c. Patrick, 2009 CSC 17 (CanLII), 2009 CSC 17, [2009] 1 R.C.S. 579, paragr. 32, la question n’est pas de savoir si l’appelant avait le droit de quitter les lieux où il aurait commis un crime sans que l’État puisse intervenir, mais plutôt de savoir si les citoyens ont le droit de déambuler sur la rue sans être arrêtés par des policiers qui n’ont aucun motif raisonnable de ce faire.
[72]         R. v. Williams2009 ONCA 35 (CanLII), 2009 ONCA 35, est un exemple de circonstances donnant ouverture à une arrestation légale, dans le cas où le voleur est arrêté tout près des lieux du crime et dans la minute qui suit. Voici comment la Cour d’appel de l’Ontario, au paragr. 5,  décrit la scène :
The officer was told that there was a robbery in progress at the gas station. Within about a minute, he was at the site and saw a person, running away from the station. When the officer first observed the runner, he was about 20-25 metres from the station. The description he had been given was: male, black, wearing a blue hat and blue jeans, 39-40 years old, 5'7" tall and 240 pounds. The person he spotted running away from the gas station was: male, black, wearing a black baseball cap, blue jeans and a black leather jacket, 38 years old, 5'9" tall and 160 pounds. Of these six factors, five are either identical or very similar and one (weight) is spectacularly different. In our view, in "the totality of the circumstances", including a robbery scenario, a man running from the scene, and elapsed time of about a minute, the single significant difference between the radioed description of the potential robber and the description of the man Tedford saw running from the scene is not enough to render the detention and arrest objectively unreasonable.
[74]        Si le fondement factuel de l’analyse par le juge de première instance requiert la déférence de la Cour d’appel, il en va autrement de l’existence de motifs objectifs en fonction de ces conclusions factuelles. Il s’agit alors d’une question de droit, qui n’exige pas la déférence, comme le rappellent la juge en chef McLachlin et la juge Charron, dans R. c. Shepherd, 2009 CSC 35 (CanLII), 2009 CSC 35, [2009] 2 R.C.S. 527 :
[20]                     Bien qu’il ne fasse aucun doute que l’existence de motifs raisonnables et probables découle des conclusions de fait du juge du procès, la question de savoir si les faits qu’il a constatés constituent en droit des motifs raisonnables et probables est une question de droit.  Comme pour toute question litigieuse en appel nécessitant que la cour examine le contexte factuel qui sous‑tend l’affaire, on pourrait penser, à première vue, que la question des motifs raisonnables et probables est une question de fait.  Toutefois, notre Cour a, à maintes occasions, affirmé que l’application d’une norme juridique aux faits est une question de droit —: voir R. c. Araujo2000 CSC 65 (CanLII), 2000 CSC 65, [2000] 2 R.C.S. 992, par. 18; R. c. Biniaris2000 CSC 15 (CanLII), 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, par. 23.  À notre avis, le juge qui a entendu l’appel de la déclaration sommaire de culpabilité a commis une erreur en ne faisant pas la distinction entre les conclusions de fait du juge du procès et la décision qu’il a ultimement rendue selon laquelle les faits en question ne constituaient pas, en droit, des motifs raisonnables et probables.  Bien que les conclusions de fait du juge du procès commandent la déférence, la décision qu’il a rendue en définitive est susceptible de contrôle au regard de la norme de la décision correcte.
[75]        On pourrait peut-être croire que le mandat général décerné par la suite a pu régulariser la saisie. Il n’en est rien. D’une part, la juge de paix magistrat n’avait pas comme tel à examiner les motifs d’arrestation et à déterminer sa légalité. Ce qui importait, c’était principalement de s’assurer que des renseignements relatifs à une infraction pourraient être obtenus par un mandat général et que cela servirait les fins de la justice : art. 487.01 C.cr.
[76]        D’autre part, la dénonciation sous serment signée par le policier faisait état de faits constatés après l’arrestation, mais dont le récit pouvait laisser croire qu’ils étaient connus avant l’arrestation, notamment la présence de boue sur les chaussures. Même si, selon le juge de première instance, cela n’a eu aucun impact sur la validité du mandat, il n’en reste pas moins que les motifs d’arrestation sont moins sérieux que ceux décrits par le policier dans cette dénonciation. À titre d’exemple, dans R. c. Crowther2013 BCCA 364 (CanLII), 2013 BCCA 364, la Cour souligne l’importance de la présence de boue sur les pantalons de deux hommes fuyant la scène pour expliquer leur arrestation. Il n’y a pas de tel constat ici pour justifier l’arrestation de l’appelant.

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