R. c. Reeves, 2018 CSC 56
[27] Le présent pourvoi porte essentiellement sur la question de savoir si la police a violé les droits garantis par la Charte à M. Reeves en prenant l’ordinateur partagé sans mandat, mais avec le consentement de Mme Gravelle. Il est présumé que le fait pour la police de prendre un objet sans mandat constitue une violation de l’art. 8 de la Charte sauf si la personne qui l’invoque n’a pas d’attente raisonnable quant au respect de sa vie privée à l’égard de l’objet ou si elle a renoncé à ses droits garantis par la Charte. Pour débuter, je vais évaluer si M. Reeves pouvait raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée relativement à l’ordinateur partagé.
[28] Pour évaluer si l’auteur d’une demande fondée sur la Charte peut raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée à l’égard d’un objet qui a été pris, les tribunaux doivent examiner « l’ensemble des circonstances » (Edwards, par. 45(5)). Plus particulièrement, ils doivent (1) déterminer l’objet de la prétendue fouille, juger (2) si le demandeur possédait un droit direct à l’égard de l’objet, (3) si le demandeur avait une attente subjective en matière de respect de sa vie privée relativement à l’objet et (4) si cette attente subjective en matière de respect de la vie privée était objectivement raisonnable (Cole, par. 40; R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608, par. 11). L’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée est de nature normative et non descriptive (Tessling, par. 42; R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212, par. 18; R. c. Patrick, 2009 CSC 17, [2009] 1 R.C.S. 579, par. 14). La question à se poser consiste à savoir si le droit à la vie privée revendiqué doit [traduction] « être considéré comme à l’abri de toute intrusion par l’État — sauf justification constitutionnelle — pour que la société canadienne demeure libre, démocratique et ouverte » (R. c. Ward, 2012 ONCA 660, 112 O.R. (3d) 321, par. 87, le juge Doherty). Qui plus est, l’enquête doit être formulée en termes neutres — « l’analyse porte sur le caractère privé du lieu ou de l’objet visé par la fouille ou la perquisition ainsi que sur les conséquences de cette dernière pour la personne qui en fait l’objet, et non sur la nature légale ou illégale de la chose recherchée » (Spencer, par. 36; voir également R. c. Wong, 1990 CanLII 56 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 36, p. 49‑50; Patrick, par. 32).
[29] Tout d’abord, pour ce qui est de l’objet de la prétendue saisie, la Couronne, pendant sa plaidoirie, a établi une distinction entre le fait de prendre l’appareil physique et celui d’en fouiller les données par la suite, ce qui, en l’espèce, a été fait conformément à un mandat de perquisition. Toutefois, la Cour a conclu qu’il ne fallait pas définir l’objet de la saisie de façon « restrictive [comme] portant sur les actes commis ou l’espace envahi, mais [plutôt de façon à tenir] compte de la nature des droits en matière de vie privée auxquels l’action de l’État pourrait porter atteinte » (Marakah, par. 15, citant Ward, par. 65). L’enjeu central consiste à déterminer « ce que la police recherchait vraiment » (Marakah, par. 15, citant Ward, par. 67).
[30] En l’espèce, l’objet de la saisie était l’ordinateur, et, ultimement, les données qu’il renfermait sur l’utilisation de M. Reeves, y compris les fichiers auxquels il avait accédé et ceux qu’il avait sauvegardés et supprimés. Il est vrai que les policiers ne pouvaient pas réellement fouiller les données avant d’obtenir un mandat (voir R. c. Vu, 2013 CSC 60, [2013] 3 R.C.S. 657, par. 3 et 49). Cela dit, même si la saisie et la fouille ne touchent pas les mêmes droits en matière de vie privée, la saisie de l’ordinateur a néanmoins eu une incidence sur les droits de M. Reeves au respect de son intimité informationnelle à l’égard des données de l’ordinateur. En saisissant un ordinateur, non seulement la police prive‑t‑elle les particuliers du contrôle qu’ils ont sur les données personnelles à l’égard desquelles ils ont une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée, mais elle fait en sorte que les données en question sont conservées et, par conséquent, susceptibles d’être éventuellement scrutées par l’État.
[31] Je ne partage donc pas l’avis de la Cour d’appel lorsqu’elle affirme que [traduction] « [l]a saisie de l’ordinateur n’a pas porté atteinte à l’attente supérieure de M. Reeves quant au respect de sa vie privée à l’égard du contenu informationnel; les droits légitimes de ce dernier, outre de simples droits de propriété, n’ont pas été compromis » (par. 61). Les policiers ne souhaitaient manifestement pas obtenir l’appareil comme tel (pour y prélever des empreintes digitales, par exemple); ils cherchaient plutôt à conserver les données qui s’y trouvaient et à permettre l’accès à celles‑ci. S’attarder uniquement aux droits de propriété en cause (c’est‑à‑dire aux droits de M. Reeves à l’égard de l’ordinateur), c’est faire fi de l’important droit à la vie privée à l’égard des données, droit que la saisie met également en cause.
[32] Il va sans dire que M. Reeves jouissait d’un droit direct et d’une attente subjective quant au respect de sa vie privée à l’égard de l’ordinateur personnel et des données qu’il contenait. Il utilisait l’ordinateur et y stockait des données personnelles (voir Cole, par. 43). L’ordinateur était protégé par un mot de passe. Le critère de l’attente subjective en matière de respect de la vie privée est peu exigeant (Marakah, par. 22).
[33] L’ultime question à se poser est de savoir si l’attente subjective de M. Reeves quant au respect de sa vie privée était objectivement raisonnable. L’article 8 vise à protéger « un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel que les particuliers pourraient, dans une société libre et démocratique, vouloir constituer et soustraire à la connaissance de l’État » (R. c. Plant, 1993 CanLII 70 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 281, p. 293). S’il est vrai qu’il est moins intrusif de saisir un ordinateur que d’en fouiller le contenu, les deux actions portent tout autant atteinte à d’importants droits à la vie privée si la saisie vise à obtenir l’accès aux données de l’ordinateur. La vie privée comprend, en matière d’information, « la notion [. . .] de contrôle, d’accès et d’utilisation » (Spencer, par. 40). Par conséquent, le caractère personnel ou confidentiel des données conservées grâce à la saisie de l’ordinateur et auxquelles la police pourrait ainsi avoir accès est pertinent pour juger si la personne qui invoque la Charte a une attente raisonnable quant au respect de sa vie privée à leur égard (Marakah, par. 32).
[34] Les ordinateurs personnels contiennent des renseignements éminemment personnels. En effet, les « ordinateurs contiennent souvent notre correspondance la plus intime. Ils renferment les détails de notre situation financière, médicale et personnelle. Ils révèlent même nos intérêts particuliers, préférences et propensions » (R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253, par. 105; voir également Vu, par. 40‑41; Cole, par. 3 et 47‑48). Ils servent de portails donnant accès à des renseignements stockés dans de nombreux emplacements différents (Vu, par. 44; R. c. Fearon, 2014 CSC 77, [2014] 3 R.C.S. 621, par. 131-132). Ils « renferment des données qui sont générées automatiquement, souvent à l’insu de l’utilisateur » (Vu, par. 42). De plus, les ordinateurs conservent des renseignements que l’utilisateur peut croire supprimés (Vu, par. 43). En saisissant l’ordinateur, la police a privé M. Reeves de son contrôle à l’égard de renseignements de nature éminemment personnelle, notamment de la possibilité de les supprimer. La saisie était également pour la police le moyen d’obtenir accès à ces renseignements. En effet, telles étaient les motivations derrière la saisie.
[35] Compte tenu des préoccupations distinctives que soulèvent les ordinateurs en matière de respect de la vie privée, la Cour a statué qu’une autorisation judiciaire expresse était nécessaire préalablement à la fouille d’un ordinateur (Vu, par. 2) et que les policiers ne sont pas autorisés à fouiller un téléphone cellulaire accessoirement à une arrestation, sauf si certaines conditions sont respectées (Fearon, par. 83). Les divers droits à la vie privée — à la fois supérieurs et distinctifs — qui existent à l’égard des données figurant dans un ordinateur personnel méritent assurément une solide protection, de sorte qu’une autorisation judiciaire expresse est présumée nécessaire avant la saisie d’un ordinateur personnel dans un domicile. Cette présomption favorise le respect de l’objectif sous‑jacent de l’art. 8 de la Charte puisqu’elle invite les policiers à chercher à obtenir une autorisation légale d’agir, qu’elle se conforme davantage aux attentes des Canadiens quant au respect de leur vie privée relativement à leur utilisation des ordinateurs personnels, et qu’elle permet d’accroître la prévisibilité du travail des policiers.
[36] Les observations de la Couronne et l’analyse de la Cour d’appel en l’espèce insistent sur le fait que M. Reeves partageait avec autrui son contrôle sur l’ordinateur et son accès à celui‑ci. Je reconnais que le contrôle est aussi pertinent pour évaluer si une attente subjective en matière de respect de la vie privée est objectivement raisonnable (Marakah, par. 38). Le contrôle de M. Reeves sur son ordinateur était réduit, comparé à celui d’une personne qui est l’unique utilisateur d’un ordinateur personnel. Il partageait l’ordinateur avec sa conjointe et, au moment de la saisie, il n’avait accès au domicile (où se trouvait l’ordinateur) qu’avec le consentement de cette dernière, lequel consentement avait été révoqué. Comme la Cour l’a reconnu, « dans certains cas, le partage du contrôle sur l’objet réduit le droit d’un particulier au respect de sa vie privée à l’égard de cet objet » (Marakah, par. 68). Je conviens avec la Cour d’appel que le fait pour M. Reeves de partager le contrôle de son ordinateur personnel réduisait le droit à la vie privée qu’il pouvait posséder à son égard.
[37] Cela dit, « le contrôle n’est pas un indicateur absolu de l’existence d’une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée, pas plus que l’absence de contrôle ne porte un coup fatal à la reconnaissance d’un intérêt en matière de vie privée » (Marakah, par. 38). La Cour a, à maintes reprises, reconnu l’existence d’une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée à l’égard de lieux et d’objets ne relevant pas du contrôle exclusif de l’auteur d’une demande fondée sur la Charte. Dans l’arrêt R. c. Buhay, 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631, la Cour a statué qu’une personne avait une attente raisonnable quant au respect de sa vie privée relativement à un casier dans une gare routière où elle avait entreposé et mis sous clé ses affaires, et ce, même si les casiers appartenaient à une entreprise qui pouvait y avoir accès en tout temps (par. 22-23). Dans l’arrêt Cole, la Cour a tranché qu’un employé pouvait raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée à l’égard des données qu’il avait stockées dans son ordinateur de travail, même si « les politiques et la réalité technologique l’empêchaient d’exercer un contrôle exclusif sur les renseignements personnels qu’il choisissait d’y enregistrer, et sur l’accès à ceux‑ci » (par. 54; voir également Marakah, par. 38‑45). Un contrôle partagé ne signifie pas une absence de contrôle. La personne qui choisit de partager un ordinateur avec autrui ne renonce pas à son droit d’être protégée contre les saisies abusives de son ordinateur.
[38] Quoi qu’il en soit, l’absence de contrôle ne porte pas un coup fatal à la reconnaissance d’une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée (Marakah, par. 38). Comme l’a indiqué le juge Moldaver dans l’arrêt Marakah, « [s]i la perte de contrôle sur l’objet est involontaire, par exemple lorsque la personne est détenue par la police ou que l’objet lui a été volé par un tiers, la personne peut encore s’attendre raisonnablement au respect de sa vie privée personnelle » (par. 130). Dans la présente affaire, M. Reeves était détenu par la police au moment de la saisie et une ordonnance de la cour lui interdisait l’accès à la maison. Il n’a jamais renoncé volontairement au contrôle de son ordinateur personnel. La perte de contrôle en résultant ne saurait donc être qualifiée de volontaire.
[39] À l’instar du contrôle, le droit de propriété est pertinent, sans être déterminant, pour évaluer si une attente subjective en matière de respect de la vie privée est objectivement raisonnable (Edwards, par. 45(6)(iii); Cole, par. 51). La propriété conjointe de l’ordinateur ne rend pas objectivement déraisonnable l’attente subjective de M. Reeves quant au respect de sa vie privée. En effet, dans l’arrêt Cole, la Cour a conclu que l’accusé pouvait raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée à l’égard de son ordinateur de travail, même si l’appareil et les données étaient la propriété exclusive de son employeur (par. 50‑51 et 58).
Aucun commentaire:
Publier un commentaire