R. c. Harrison, 2018 QCCQ 18387
La demande doit être présentée promptement
[7] Lorsque l’inhabilité d’un avocat est en jeu, il importe d’intervenir rapidement plutôt que de maintenir un climat de doute et de malaise qui, au fil du temps, pourrait entacher l’image supérieure de la justice, tant à l’égard des parties que du public[1]. Une telle demande doit donc être traitée à la première occasion possible, dès qu’il y a une indication qu’un tel problème arrive ou pourrait arriver[2]. Par ailleurs, cette question peut être soulevée à toute étape des procédures, que ce soit par un accusé, par son avocat, par la poursuivante ou par le juge du procès[3]. Si une demande est présentée tardivement, il est possible que la partie qui l’a soulevée doive supporter, en tout ou en partie, le poids du délai qui s’en suit[4].
Le rôle du juge de procès
[8] Il est acquis que les tribunaux, dans l’exercice de leur pouvoir de surveillance à l’égard de l’administration de la justice, ont compétence pour interdire à un avocat de représenter un accusé[5].
[9] Lorsqu’une demande d’inhabilité est présentée avant ou pendant le procès, le Tribunal doit analyser non seulement les situations de conflit d’intérêts réel, mais également anticiper les risques de conflits d’intérêts potentiels qui pourraient apparaître lors du procès[6]. Le juge doit alors procéder à une analyse « prospective and protective »[7] en ayant recours à de la spéculation éclairée pour en arriver à une décision[8]. Dans l’arrêt R. v. Widdifield, le juge Doherty, J.C.A., résume ainsi la démarche à suivre:
Where the issue is raised at trial, the court must be concerned with actual conflicts of interests and potential conflicts that may develop as the trial unfolds. In deciding whether counsel should be permitted to act for co-accused, trial judges must, to some degree, speculate as to the issues which may arise and the course the trial will take. The trial judges' task is particularly difficult since they cannot be privy to the confidential discussions which may have passed between the clients and counsel and which may reveal the source of potential conflicts. Given those circumstances, trial judges must proceed with caution and when there is any realistic risk of a conflict of interests they must direct that counsel not act for one or perhaps either accused[9].
[10] En raison des ressources judiciaires limitées, le Tribunal doit s’assurer qu’un procès à venir n’est pas, dès le départ, fragilisé par un risque potentiel de conflit d’intérêts[10]. Une déclaration d’inhabilité peut devenir nécessaire pour éviter le risque de l’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels, pour éviter le risque de représentation déficiente et pour préserver la considération dont jouit l’administration de la justice[11]. La déclaration d’inhabilité est une mesure de dernier ressort[12] qui doit être rendue que lorsque cela est nécessaire pour assurer l’apparence d’un procès juste et équitable et pour maintenir la confiance du public en l’administration de la justice[13].
[11] Pour le juge saisi d’une telle demande, il s’agit toujours d’une tâche délicate. D’autant plus qu’un avocat déclaré inhabile ne dispose pas d’un droit d’appel lorsqu’il se voit déclarer inhabile[14].
L’avocat de son choix
[12] Bien que tout accusé ait le droit constitutionnel fondamental d’être représenté par l’avocat de son choix[15], ce droit n’est toutefois pas absolu[16]. L’analyse de tout conflit d’intérêts réel ou potentiel doit être mise en balance avec ce droit[17].
[13] Par ailleurs, ce n’est qu’en présence de raisons sérieuses et contraignantes qu’un avocat sera déclaré inhabile à représenter un client[18]. Ainsi, une demande d’inhabilité ne doit pas être accordée pour des raisons d’ordre purement tactique ou dans le but de court-circuiter le droit d’un accusé de retenir l’avocat de son choix[19].
[14] Cela dit, s’il n’est pas possible de concilier la protection de l’intégrité du système judiciaire avec le droit d’une partie à être représentée par l’avocat de son choix, le Tribunal doit prioriser le premier aspect[20].
Le devoir de prudence de l’avocat
[15] Le rôle primordial de l’avocat est de défendre avec acharnement les intérêts de son client, dans le respect de la loi et de la déontologie. Tout accusé a le droit d’être défendu par un avocat compétent et de recevoir de celui-ci une représentation adéquate et effective[21]. L’importance de l’avocat est primordiale, car c’est lui qui contrôle véritablement la défense de son client et qu’il lui revient d’arrêter les stratégies de défense[22].
[16] Compte tenu de son rôle, l’avocat doit s’assurer, de préférence avant d’accepter de défendre plusieurs accusés, qu’il n’y a pas de risque de conflits[23]. Également, en tant qu’officier de justice, l’avocat qui s’engage dans un procès doit éviter que ses actions puissent le placer en cours de procès dans une situation potentielle de conflits d’intérêts[24].
La représentation simultanée
[17] Il n’existe aucune règle générale prohibant qu’un avocat puisse représenter des coaccusés lors d’un procès conjoint[25]. Le seul fait qu’un même avocat représente deux coaccusés ne permet pas, en soi, de conclure à un conflit d’intérêts[26]. Toutefois, un avocat qui représente plus d’un accusé dans un procès conjoint se place dans une situation de conflit d’intérêts potentiel et risque de ne pouvoir remplir son devoir de loyauté sans partage à l’égard de chacun de ses clients[27].
[18] L’avocat qui assume la défense conjointe de coaccusés porte donc le lourd fardeau de s’assurer qu’il ne se retrouve pas en position de faire valoir des intérêts qui sont ou qui peuvent devenir contradictoires[28]. En tentant de servir deux maîtres, l’avocat peut desservir les intérêts de l’un ou des deux[29].
[19] Le juge Paul Chevalier, J.C.Q., dans la cause R. c. Labelle, illustre très bien cette difficulté lorsqu’il indique qu’un :
[13] (…) avocat qui représente des coaccusés dans une même cause n'explorera certainement pas la possibilité de tenter de négocier un plaidoyer de culpabilité de l'un des accusés en échange d'un témoignage contre les autres, même si cela pourrait être à l'avantage de ce client; un avocat peut être tenté de ne pas contester une preuve préjudiciable pour un de ses clients, mais favorable à l'autre; un avocat se retiendra, au stade de la détermination de la peine, d'insister sur la participation relative d'un de ses clients au crime, ce qui aurait pour effet de minimiser la responsabilité de ce client et sa peine, mais augmenterait par ricochet celle de l'autre. Ces exemples sont illustrés dans l'arrêt Silvini précité.[30]
[20] De plus, en matière de représentation conjointe, l’avocat doit avoir une vision à long terme et prévoir les dangers et possibilités de conflit d’intérêts[31]. D’ailleurs, l’article 84 du Code de déontologie des avocats[32] édicte une démarche préventive de la part d’un avocat avant qu’il agisse pour plus d’un client dans le cadre d’un mandat commun. L’avocat doit obtenir préalablement leur consentement après les avoir informés, notamment, qu’advenant un différend entre eux, il pourrait devoir cesser d’agir pour eux. En somme, le fait d’agir pour plusieurs clients devrait inspirer à tout avocat une grande prudence et il devrait être sûr que les intérêts de ses clients resteront toujours compatibles[33].
Le devoir de loyauté de l’avocat
[21] L’intégrité du processus judiciaire relève de l’ordre public général[34]. Or, le devoir de loyauté d’un avocat envers son client est essentiel à l’intégrité de l’administration de la justice[35]. Par ailleurs, l’intérêt du public dans l’intégrité et l’équité du processus judiciaire est accru dans les affaires criminelles comparativement au litige privé[36].
[22] Cela dit, le devoir de loyauté d’un avocat envers son client comporte trois aspects principaux : le devoir d’éviter les conflits d’intérêts; le devoir de dévouement à la cause du client; et, le devoir de franchise envers son client pour les questions pertinentes quant au mandat[37].
[23] Ce devoir exige que l’avocat soit libre de toute contrainte qui pourrait l’entraver ou le gêner dans la défense pleine et entière de son client[38]. De plus, le devoir de tout avocat de se dévouer à son client constitue un principe de justice fondamentale[39]. Ce devoir existe dès le moment où les services de l’avocat sont retenus[40]. Le juge Doherty, J.C.A., exprime parfaitement l’ampleur du devoir qui incombe à l’avocat à l’égard de son client :
Counsel must be competent in order to render effective assistance. No one suggests that the appellants' counsel was incompetent. The accused is, however, entitled to more than competence. A lawyer can render effective assistance only when that lawyer gives the accused's cause the undivided loyalty which is a prerequisite to proper legal representation. Within the limits imposed by legal and ethical constraints, the lawyer must champion the accused's cause without regard to counsel's personal interests or the interests of anyone else. This duty of undivided loyalty not only serves and protects the client, but is essential to the maintenance of the overall integrity of the justice system[41].
Le fardeau de preuve
[24] Il appartient à la partie qui allègue une situation de conflit d’intérêts d’en démontrer l’existence[42]. Pour décider s’il existe un conflit d’intérêts, le Tribunal doit prendre en considération les valeurs suivantes : le souci de préserver les normes exigeantes de la profession d’avocat et l’intégrité du système judiciaire; le droit du justiciable de ne pas être privé sans raison valable de son droit de retenir les services de l’avocat de son choix; la mobilité raisonnable qu’il est souhaitable de permettre au sein de la profession d’avocat[43].
La présence d’un risque sérieux
[25] Pour qu’une demande d’inhabilité soit accordée, il faut qu’il y ait une base ou connexion raisonnable sous-tendant un conflit d’intérêts[44]. Un conflit de loyauté n’a pas à se manifester concrètement pour constituer une entrave à la représentation efficace du client. En cette matière, on n’exige pas la certitude de l’existence d’un conflit d’intérêts[45] ou une preuve hors de tout doute[46], ni la preuve d’une probabilité[47].
[26] Il suffit qu’il y ait la présence d’une simple possibilité[48] d’un risque sérieux de conflit, présent ou futur, pouvant nuire de façon appréciable à la représentation du client[49].
[27] Dans l’arrêt R. c. Harrison, la Cour d’appel souligne que :
[37] (…) l’atteinte au devoir de loyauté n’a pas à se manifester concrètement pour constituer une entrave à la représentation efficace. La seule présence d’un risque sérieux de nuire de façon appréciable à la représentation du client suffit. Ici, nous sommes dans le domaine de l’apparence et non de la certitude de l’existence d’un conflit, tout comme il doit s’agir d’une simple possibilité et non d’une probabilité de préjudice pour la partie elle-même[50].
[43] La partie et la Cour doivent être assurées que l’avocat ne partage pas sa loyauté avec une autre cause de sorte « à mettre en sourdine » certains moyens ou arguments en vue de servir des intérêts étrangers à l’affaire. En ce domaine et quitte à le redire, l’apparence est tout aussi déterminante que la réalité. Aussi, la règle interdisant les conflits d’intérêts exige que l’avocat ne soit pas aveuglé par la défense de ses propres intérêts ou ceux d’un tiers, au détriment de ceux de son client.
[28] Le Tribunal fait également siens les propos de la juge Mélanie Hébert, J.C.Q. :
[15] Lorsqu’il est question d’un conflit de loyauté parce que l’avocat représente simultanément deux clients, il faut se demander si cette représentation simultanée risque sérieusement de compromettre l’efficacité de la représentation offerte aux clients. Par exemple, l’avocat s’empêchera-t-il de poser des questions, de présenter des arguments ou une défense potentiellement favorables à un de ses clients pour ne pas nuire à l’autre client? L’avocat s’empêchera-t-il d’explorer la possibilité de négocier un plaidoyer de culpabilité pour l’un de ses clients, en échange d’un témoignage contre l’autre? L’avocat sera-t-il en mesure de nuancer ses représentations sur la peine compte tenu de l’implication différente de ses différents clients?[51]
Utilisation d’une approche contextuelle
[29] Chaque demande d’inhabilité constitue un cas d’espèce qui doit être tranché à la lumière de l’ensemble des circonstances pertinentes[52]. En cette matière, il ne peut être question d’automatisme[53].
Une analyse en deux étapes
[30] Pour déterminer l’existence d’un conflit d’intérêts, le Tribunal doit procéder en deux étapes[54]. Il doit d’abord déterminer si la « règle de la démarcation très nette » trouve application. Cette règle ne s’applique que si les intérêts juridiques immédiats des clients s’opposent directement dans le dossier où occupe l’avocat[55].
[31] Ensuite, si la règle ne s’applique pas, le Tribunal doit se demander si la représentation simultanée de clients risque sérieusement de compromettre l’efficacité de la représentation du client par l’avocat[56].
Le Code de déontologie des avocats
[32] Il est reconnu que le Code de déontologie des avocats constitue un important énoncé de principes lors de l’analyse d’une demande d’inhabilité[57]. Le Tribunal peut prendre en considération celui-ci, d’autant plus qu’il a force de loi au Québec[58] et qu’il est d’ordre public de direction[59]. Cependant, une demande d’inhabilité va au-delà de savoir si le Code est respecté ou non[60] ni ne saurait reposer uniquement sur l’opinion de l’avocat quant au respect de ses règles déontologiques[61].
La renonciation d’un client
[33] Il est reconnu qu’un client a la possibilité de renoncer à invoquer une situation conflictuelle impliquant son avocat. Toutefois, cette renonciation doit être expresse, libre, volontaire et éclairée[62].
[34] Sans qu’il s’agisse d’une exigence formelle, il est préférable que la partie qui renonce obtienne préalablement un avis juridique d’un avocat indépendant[63].
[35] À cet égard, le Tribunal doit faire preuve de prudence lorsque des coaccusés désirent conserver le même avocat malgré la présence d’un conflit d’intérêts puisque ceux-ci n’ont pas de formation en droit, ne connaissent pas les règles éthiques et déontologiques applicables et ne sont pas familiers avec le savoir-faire propre aux avocats[64].
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