R. c. Maraghi, 2022 QCCQ 202
[81] Avec égards, le Tribunal est d’avis que le dossier médical n’est pas en soi une preuve préconstituée. Quant à l’arrêt Ménard, précité, il ne trouve pas application en l’espèce.
[82] En effet, la notion de preuve préconstituée ( self-serving evidence ) réfère aux déclarations antérieures compatibles, celles-ci étant généralement inadmissibles en ce qu’elles sont intéressées et dépourvues de valeur probante[3].
[83] Pour faire intervenir cette règle d’exclusion, la déclaration antérieure doit, avant tout, être « compatible » avec la déposition du témoin. En d’autres termes, une telle déclaration sera inadmissible si le témoin cherche à réitérer la déclaration qu’il a dite hors cour, cette fois-ci devant le tribunal[4]. En effet, « même répétée à plusieurs reprises, une déclaration inventée demeure inventée »[5].
[84] Or, les notes consignées dans le dossier médical n’apparaissent pas répondre à la définition de compatibilité. L’accusé n’y réfère pas dans le but de réitérer sa déposition devant le tribunal en vue de se disculper. Il y réfère tout au plus comme aide-mémoire ou pour expliquer ses propres annotations.
[85] La présente situation offre une certaine similitude avec le dossier R. c. Begué[6]. Dans cette affaire, un ostéopathe était accusé d’avoir agressé sexuellement trois patientes. Lors de son interrogatoire en chef, il se réfère à certaines notes prises de manière contemporaine dans les dossiers des patientes, avant et immédiatement après les manipulations. La poursuite s’objecte, invoquant qu’il s’agit d’une preuve préconstituée. Dans un jugement rendu oralement, le juge conclut que les notes constituaient du ouï-dire, mais qu’elles étaient tout de même admissibles selon l’exception du « past recollection recorded »[7]. Aussi, il rejette l’objection de la poursuite, jugeant qu’il ne s’agit pas de déclarations antérieures « compatibles » :
En l’espèce, on ne peut pas, selon le Tribunal, vraiment qualifier les notes de M. Begué comme étant des déclarations antérieures compatibles. Pourquoi? Parce qu’il n’y a pas de répétitions, il n’y a pas de compatibilité, il n’y a pas de confirmation, elles ne sont compatibles à rien. Au contraire, monsieur jusqu’ici […] ne cherche pas à faire réitérer ou bonifier ce qu’il dit aujourd’hui, il dit plutôt aujourd’hui, pour certains détails, qu’il ne s’en rappelle tout simplement pas sans ses notes[8].
[86] Contrairement au présent dossier, les notes dans l’affaire Begué n’avaient pas été déposées par les parties.
[87] Une autre affaire intéressante mérite notre attention. Dans l’affaire R. c. Laflamme[9], un médecin est accusé d’agression sexuelle sur une patiente. La poursuite choisit de mettre en preuve une partie importante du dossier médical de celle-ci, mais s’oppose à ce que d’autres composantes du dossier soient produites au jury, notamment les notes cliniques rédigées par l’accusé, car cela constituerait une preuve préconstituée selon elle. Elle ne s’objecte toutefois pas à ce que l’accusé puisse les consulter comme aide-mémoire, mais s’oppose à ce que l’entièreté du dossier médical soit communiquée au jury qui pourrait penser que toutes les notes cliniques confirment le témoignage de l’accusé. La Cour supérieure rejette l’argument, jugeant que le dossier médical complet peut être utilisé par l’accusé et déposé devant le jury.
[88] D’ailleurs, comme le souligne la Cour suprême dans la décision Ares c. Venner :
Les dossiers d’hôpitaux, y compris les notes des infirmières, rédigés au jour le jour par quelqu’un qui a une connaissance personnelle des faits et dont le travail consiste à faire les écritures ou rédiger les dossiers, doivent être reçus en preuve, comme preuve prima facie des faits qu’ils relatent. Cela ne devrait en aucune façon empêcher une partie de contester l’exactitude de ces dossiers ou des écritures, si elle veut le faire. Dans cette affaire, si l’intimé avait voulu contester l’exactitude des notes des infirmières, ces dernières étaient présentes en Cour et disponibles pour témoigner à la demande de l’intimé. [10]
[89] Les dossiers médicaux (pièces P-4 et P-5) relatent les constatations faites par les docteurs Serfati et Maraghi ainsi que les actes médicaux qu’ils ont posés. On peut également y lire quels furent leurs opinions et diagnostics.
[90] Le ministère public a déposé les dossiers médicaux afin de permettre à leur expert de prendre connaissance de l’information médicale qui était à la disposition du Dr Maraghi lorsqu’il a procédé aux examens du 21 février 2006 et du 7 janvier 2008. D’ailleurs, le Dr Blouin, témoin expert en gynécologie et obstétrique, a passé en revue lesdits dossiers médicaux lors de son témoignage.
[91] Pour sa part, l’avocat de M. Maraghi a demandé à ce dernier de relire le contenu des rapports afin qu’il n’y ait aucune ambiguïté puisqu’ils contiennent des notes manuscrites et des abréviations utilisées couramment par les médecins. Il n’a jamais été question, pour la défense d’effectuer cet exercice dans un but autre que d’éclairer le Tribunal sur le contenu desdits rapports.
[92] Il est manifeste ici qu’il ne peut s’agir de preuve préconstituée. Ces rapports ont été rédigés dans le cadre des fonctions des Drs Serfaty et Maraghi. Ils permettent de comprendre les informations consignées lors des rencontres avec les plaignantes, ainsi que le rapport sexologique et les résultats des cytologies effectuées. Le ministère public n’a jamais prétendu que l’information qu’on y retrouve était fausse ou inexacte, pas plus qu’il n’a cherché à contredire la véracité du contenu desdits rapports.
[93] Le ministère public a introduit en preuve ces deux rapports pour faire preuve de leur contenu. Les Drs Blouin et Desjardins s’en sont servi lors de leurs témoignages d’expert. Le témoignage de M. Maraghi avait pour but de clarifier l’information révélée par les rapports P-4 et P-5 et d’expliquer ce qu’était sa pratique à l’époque. Cela ne signifie pas qu’il ne s’est rien passé d’autre. Ces rapports font partie de la preuve et le Tribunal doit en tenir compte.
[94] Somme toute, le Tribunal estime que l’objection fondée sur l’interdiction de la preuve préconstituée doit être rejetée. En effet, les rapports médicaux ne constituent pas des déclarations antérieures compatibles telles que l’entend l’interdiction[11]. Ces documents apparaissent plutôt représenter des pièces « commerciales » établies dans le cours ordinaire des affaires comme le prévoient les paragraphes 1 et 12 de l’art. 30 de la Loi sur la preuve au Canada[12]. L’accusé devait donc être autorisé à témoigner à partir de ces rapports.
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