R. c. Chehil, 2013 CSC 49
[22] Dans l’arrêt Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, la Cour énonce les principes qui sous‑tendent le cadre d’application de l’art. 8, qui appelle l’établissement d’un équilibre entre le droit à la vie privée et l’intérêt qu’a le public à donner à ceux qui sont chargés de faire respecter la loi les moyens d’enquêter sur des crimes. Premièrement, l’art. 8 ne protège pas contre tout empiétement sur le droit à la vie privée. Son but fondamental est de protéger le particulier contre l’action arbitraire de l’État en conciliant le droit du premier de ne pas être importuné avec l’intérêt qu’a le public à donner au second les moyens d’enquêter sur des crimes (p. 159‑160). Cet équilibre doit être établi sur le fondement de motifs objectifs (p. 166‑167) et, si possible, l’appréciation doit précéder la fouille (p. 160). Dans la plupart des cas, « [l]e droit de l’État de déceler et de prévenir le crime commence à l’emporter sur le droit du particulier de ne pas être importuné lorsque les soupçons font place à la probabilité fondée sur la crédibilité » (p. 167‑168).
[23] L’incidence sur le droit à la vie privée et l’importance de l’objectif d’application de la loi jouent toutes deux quand il s’agit de déterminer le degré de justification nécessaire à l’empiétement par l’État sur ce droit. Dans l’arrêt Hunter, la Cour reconnaît également que cet exercice de pondération des intérêts en jeu peut justifier une fouille en application d’une norme moins rigoureuse lorsque les droits à la vie privée sont réduits ou lorsque les objectifs d’ordre public de l’État sont prédominants (p. 168). Ainsi, elle estime que les soupçons raisonnables constituent un seuil suffisant dans certains contextes d’enquête[1], et le législateur a subordonné l’autorisation de certaines fouilles à cette norme[2].
[24] Dans le cas de la fouille effectuée à l’aide d’un chien renifleur, la norme des soupçons raisonnables témoigne, en partie, de l’atteinte minime que porte ce genre de fouille. La fouille matérielle des bagages accessoire à l’arrestation, plus envahissante, est subordonnée à la norme plus rigoureuse des motifs raisonnables et probables, car l’arrestation doit être justifiée (voir R. c. Caslake, 1998 CanLII 838 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 51). La même fourchette a été établie pour l’application de l’art. 9 de la Charte pour justifier la détention, qui va des soupçons raisonnables (pour la détention aux fins d’enquête) aux motifs raisonnables et probables (pour l’arrestation) (voir R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 59).
[25] Le seuil des soupçons raisonnables respecte l’équilibre établi pour l’application de l’art. 8, car il autorise le recours par les forces de l’ordre à des techniques d’enquête légitimes mais circonscrites. Le contrôle judiciaire ultérieur permet d’assurer cet équilibre et d’empêcher les atteintes aveugles et discriminatoires au droit à la vie privée, les tribunaux vérifiant que l’atteinte policière à l’attente raisonnable en matière de vie privée repose bel et bien sur un fondement objectif et raisonnable.
[26] La rigueur de la norme des soupçons raisonnables découle de l’exigence que ces soupçons soient fondés sur des faits objectivement discernables, qui peuvent ensuite être soumis à l’examen judiciaire indépendant. Cet examen est rigoureux et doit prendre en compte l’ensemble des circonstances. Dans l’arrêt Kang‑Brown, le juge Binnie donne la définition suivante des soupçons raisonnables :
La norme des « soupçons raisonnables » n’est pas une nouvelle norme juridique créée pour les besoins de la présente affaire. Les « soupçons » sont une impression que l’individu ciblé se livre à une activité criminelle. Les soupçons « raisonnables » sont plus que de simples soupçons, mais ils ne correspondent pas à une croyance fondée sur des motifs raisonnables et probables. [par. 75]
[27] Ainsi, bien que les motifs raisonnables de soupçonner, d’une part, et les motifs raisonnables et probables de croire, d’autre part, soient semblables en ce sens qu’ils doivent, dans les deux cas, être fondés sur des faits objectifs, les premiers constituent une norme moins rigoureuse, puisqu’ils évoquent la possibilité — plutôt que la probabilité — raisonnable d’un crime. Par conséquent, lorsqu’il applique la norme des soupçons raisonnables, le juge siégeant en révision doit se garder de la confondre avec la norme plus exigeante des motifs raisonnables et probables.
[28] Les soupçons raisonnables étant une affaire de possibilité, plutôt que de probabilité, il s’ensuit nécessairement que les policiers soupçonneront raisonnablement, dans certains cas, des personnes innocentes d’être des criminels. Malgré cette réalité, la fouille bien effectuée à l’aide d’un chien renifleur et fondée sur des soupçons raisonnables est conforme à la Charte, vu son caractère peu envahissant, étroitement ciblé et hautement fiable (voir Kang‑Brown, par. 60, le juge Binnie, et A.M., par. 81‑84, le juge Binnie). Toutefois, les soupçons des policiers ne doivent pas être à ce point vagues qu’ils se réduisent à des soupçons généraux, décrits par le juge Bastarache, au par. 151 de l’arrêt A.M., comme des soupçons « non pas au sujet d’une personne bien précise mais plutôt au sujet d’un lieu ou d’une activité en particulier ».
[29] Les soupçons raisonnables doivent être évalués à la lumière de toutes les circonstances. L’appréciation doit prendre en compte l’ensemble des faits objectivement discernables qui donneraient à l’enquêteur un motif raisonnable de soupçonner une personne d’être impliquée dans le type d’activité criminelle sur lequel porte l’enquête. L’appréciation doit s’appuyer sur des faits, être souple et relever du bon sens et de l’expérience pratique quotidienne (voir R. c. Bramley, 2009 SKCA 49, 324 Sask. R. 286, par. 60). Les soupçons raisonnables du policier ne sauraient être évalués isolément (voir Monney, par. 50).
[30] Un ensemble de facteurs ne suffira pas à justifier des soupçons raisonnables lorsqu’ils équivalent simplement à des soupçons « généraux », puisque la fouille [traduction] « viserait un tel nombre de personnes censément innocentes qu’elle se rapprocherait d’une mesure subjective administrée aléatoirement » (United States c. Gooding, 695 F.2d 78 (4th Cir. 1982), p. 83). La jurisprudence américaine exige également un ensemble de facteurs suffisamment spécifiques. Voir Reid c. Georgia, 448 U.S. 438 (1980), et Terry c. Ohio, 392 U.S. 1 (1968). En effet, la norme des soupçons raisonnables est conçue pour prévenir les fouilles aveugles et discriminatoires.
[31] Bien que certains facteurs, comme le fait de voyager sous un faux nom ou celui de fuir les policiers, puissent à eux seuls éveiller des soupçons raisonnables (Kang‑Brown, par. 87, le juge Binnie), d’autres éléments d’un ensemble ne donneront naissance à des soupçons raisonnables que s’ils sont combinés à d’autres. Généralement, les caractéristiques qui s’appliquent globalement aux personnes innocentes ne suffisent pas, puisqu’elles ne peuvent révéler que des soupçons généraux. Il en va de même des facteurs qui peuvent aller « dans les deux sens », par exemple le fait qu’une personne regarde ou non quelqu’un dans les yeux. À eux seuls, de tels facteurs ne sauraient fonder des soupçons raisonnables, mais ils le peuvent s’ils s’inscrivent dans un ensemble de facteurs.
[32] De plus, on peut tirer d’un ensemble particulier de facteurs autre chose que des soupçons raisonnables. Tout comme les sept étoiles qui forment la Grande Ourse représentent pour certains une louche, une casserole ou une charrue, les facteurs qui font naître des soupçons raisonnables peuvent également admettre des explications tout à fait innocentes. Il s’agit d’une thèse acceptable, puisque la norme des soupçons raisonnables correspond à la possibilité — et non à la probabilité — de découvrir de la criminalité.
[33] On ne peut faire abstraction des renseignements disculpatoires, neutres ou équivoques dans l’évaluation d’un ensemble de facteurs. Il faut pondérer toutes les circonstances, tant les facteurs favorables que les facteurs défavorables, avant de conclure ou non à l’existence de soupçons raisonnables. Pour reprendre les propos du juge Doherty dans l’arrêt R. c. Golub (1997), 1997 CanLII 6316 (ON CA), 34 O.R. (3d) 743 (C.A.), p. 751, [traduction] « [l]’agent doit prendre en compte tous les renseignements à sa disposition et il ne peut faire abstraction que des renseignements dont il a de bonnes raisons de croire qu’ils ne sont pas fiables ». C’est l’évidence même.
[34] Toutefois, l’obligation imposée à la police de prendre en compte tous les facteurs ne la contraint pas à pousser l’enquête pour trouver des facteurs disculpatoires ou écarter des explications possiblement innocentes. Comme le tribunal l’a noté dans l’arrêt United States c. Sokolow, 490 U.S. 1 (1989), p. 10 (citant Illinois c. Gates, 462 U.S. 213 (1983), p. 244, note de bas de page 13), [traduction] « la question pertinente n’est pas de savoir si un comportement particulier est “innocent” ou “coupable”, mais de déterminer dans quelle mesure des types particuliers d’actes non criminels font naître des soupçons ». En procédant à cette analyse pour déterminer l’existence de soupçons raisonnables, le tribunal évaluera les circonstances dont les policiers avaient connaissance au moment de procéder à la fouille, y compris celles qu’ils ont apprises après la décision d’utiliser le chien renifleur si elle n’a pas été mise à exécution immédiatement, comme en l’espèce. En revanche, l’analyse servant à déterminer l’existence de soupçons raisonnables ne saurait tenir compte de circonstances dont la police a eu connaissance après la fouille (voir Kang‑Brown, par. 92).
[35] Enfin, les faits objectifs doivent révéler la possibilité d’un comportement criminel. Bien que j’accepte l’argument de l’appelant selon lequel la police doit fonder sur un comportement précis ou un indice précis d’activité criminelle les soupçons raisonnables, je rejette celui voulant que l’indice doive constituer lui‑même un comportement illégal ou révéler un acte criminel identifié.
[36] Il doit y avoir un lien entre le comportement suspect et la technique d’enquête utilisée (voir Mann, par. 34). Dans le contexte des chiens détecteurs de drogue, ce lien est établi dès lors qu’un ensemble de faits justifie raisonnablement de soupçonner une activité liée à la drogue que l’animal est dressé pour détecter. Par exemple, dans l’arrêt R. c. Payette, 2010 BCCA 392, 291 B.C.A.C. 289, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a affirmé que, pour justifier l’utilisation d’un chien renifleur, l’ensemble doit être [traduction] « susceptible de fournir le lien objectivement discernable entre l’[accusé] et l’activité illégale liée à la drogue » (par. 22). Le juge Binnie exprime un avis semblable dans l’arrêt Kang‑Brown, où il conçoit les soupçons raisonnables en termes larges et les associe à la présence d’articles interdits (par. 25). La police a circonscrit les indices du passage de drogue, et des éléments objectifs peuvent permettre d’en établir l’existence.
[37] En somme, la décision de la police, fondée sur l’existence de soupçons raisonnables, d’utiliser un chien spécialement dressé pour la détection de stupéfiants doit reposer sur des facteurs suggérant une infraction relative à la drogue. La norme des soupçons raisonnables n’exige toutefois pas que les policiers indiquent le crime précis en voie de perpétration ou identifient la substance illicite recherchée. Il suffit que leurs soupçons raisonnables portent sur la possession, le trafic ou la production de drogue ou d’articles interdits liés à la drogue.
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