R. c. J.W., 2025 CSC 16
[56] La réinsertion sociale des délinquants et la protection de la société sont liées. Les premiers mots de l’art. 718 indiquent que « [l]e prononcé des peines a pour objectif essentiel de protéger la société ». L’un des objectifs sous‑jacents à cette fin est la « réinsertion sociale des délinquants » (al. 718d)). Cette dernière « fait partie des valeurs morales fondamentales qui distinguent la société canadienne de nombreuses autres nations du monde et [elle] guide les tribunaux dans la recherche d’une peine juste et appropriée » (Lacasse, par. 4).
[57] Puisque la détermination de la peine est une démarche individualisée (Parranto, par. 38; Suter, par. 4; M. (C.A.), par. 92; voir aussi Hills, par. 62), le juge qui en est chargé exerce un large pouvoir discrétionnaire quant au poids qu’il accorde aux objectifs qui sont énoncés à l’art. 718, dont la réinsertion sociale, afin d’arriver à une sanction qui est juste (Nasogaluak, par. 43). Quel que soit le poids qu’il accorde aux objectifs de détermination de la peine, « la peine doit respecter le principe fondamental de proportionnalité » (Nasogaluak, par. 40 (en italique dans l’original); voir aussi Ipeelee, par. 37). La combinaison de circonstances atténuantes et aggravantes, mentionnées à l’al. 718.2a), est propre à chaque affaire. C’est pourquoi il existe une fourchette d’issues acceptables dans laquelle une peine juste peut être fixée (voir Shropshire, par. 48, citant Muise, p. 123‑124; voir aussi Hills, par. 64; Hamilton, par. 85; Ruby, §2.5)
[58] Pour fixer une peine située à l’intérieur de la fourchette déterminée au moyen de cette approche individualisée, le juge peut tenir compte de considérations tels les traitements et programmes de réinsertion sociale, sous réserve de la preuve concernant la disponibilité et l’accessibilité de ceux‑ci. La réinsertion sociale « doi[t] être conçu[e] en tenant compte du cas particulier de chaque contrevenant »; le meilleur moyen d’atteindre cet objectif est « un traitement adapté ou une peine visant la réintégration du contrevenant à la société ainsi que sa réussite future » (R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599, par. 82). Par conséquent, dans la mesure où le juge chargé de la détermination de la peine prend en compte de telles considérations en tant que facteurs pertinents pour fixer une peine juste, située à l’intérieur de la fourchette appropriée, il ne commet aucune erreur de principe.
[59] La situation est différente lorsque le juge fixe une peine située à l’extérieur de la fourchette appropriée en tenant compte uniquement du temps à prévoir pour que le délinquant suive certains programmes (R. c. Legere (1995), 1995 CanLII 1551 (ON CA), 22 O.R. (3d) 89 (C.A.), par. 38, citant R. c. Veen (No. 2) (1988), 33 A. Crim. R. 230 (H.C.), p. 235; voir aussi R. c. Spilman, 2018 ONCA 551, 362 C.C.C. (3d) 415, par. 41). Une telle approche ne donnerait pas effet au principe de proportionnalité; une peine de ce type équivaudrait à de la détention préventive, une sanction qui, de façon générale, n’est pas envisagée dans la partie XXII du Code (voir R. c. Keefe (1978), 1978 CanLII 2540 (ON CA), 44 C.C.C. (2d) 193 (C.A. Ont.), p. 199; Legere).
[60] C’est [traduction] « une chose d’affirmer que le principe de proportionnalité empêche l’infliction d’une peine allant au‑delà de ce qui est approprié au regard du crime ayant été commis simplement pour protéger la société; c’en est une autre de dire que la protection de la société n’est pas un facteur important dans la détermination d’une peine appropriée » (Legere, p. 101 (je souligne), citant Veen, p. 235). Comme je l’ai expliqué plus tôt, la prise en compte de la protection de la société en tant que facteur est conforme aux objets, objectifs et principes de détermination de la peine. Cela dit, un juge ne peut pas insister sur cet objet à l’exclusion des autres considérations pertinentes et applicables lorsqu’il élabore une peine juste (Spilman, par. 40). Ainsi que l’a fait remarquer la juge Arbour dans l’arrêt R. c. Knoblauch, 2000 CSC 58, [2000] 2 R.C.S. 780 :
Il n’existe, en droit criminel, aucun mécanisme permettant d’exclure de la société les individus dangereux simplement en prévision des préjudices qu’ils pourraient causer. Le droit criminel ne sanctionne que les actes qui ont été accomplis par les délinquants. [par. 16]
[61] Il y a quelques exceptions à ce qui précède, notamment le régime des délinquants dangereux et à contrôler de la partie XXIV du Code, qui sert à « protéger le public lorsque le comportement antérieur d’un criminel dénote une tendance à commettre des crimes de violence contre la personne et qu’il existe, de ce fait, un danger réel et actuel pour la vie et l’intégrité physique des gens » (R. c. Steele, 2014 CSC 61, [2014] 3 R.C.S. 138, par. 29, citant Hatchwell c. La Reine, 1974 CanLII 203 (CSC), [1976] 1 R.C.S. 39, p. 43; voir, p. ex., Spilman; R. c. Pelly, 2021 SKCA 50, 403 C.C.C. (3d) 127). Pour ce groupe de délinquants défini étroitement, le Parlement a décidé que la protection du public est un « objectif accru de détermination de la peine » (R. c. Boutilier, 2017 CSC 64, [2017] 2 R.C.S. 936, par. 56). J’insiste sur le critère exigeant auquel doit répondre la Couronne lorsqu’elle cherche à obtenir une déclaration sous le régime de la partie XXIV, ainsi que sur la preuve étoffée requise pour de telles demandes. On ne peut envisager un traitement dans le cadre du régime ordinaire de détermination de la peine à titre de solution de rechange à la détention préventive prévue à la partie XXIV avec toutes ses garanties concomitantes (Keefe, p. 199).
[62] Enfin, les tribunaux doivent garder à l’esprit qu’une fois que la peine est infligée, ce sont les responsables des services correctionnels, et non le juge chargé de la détermination de la peine, qui décident quels programmes seront offerts au détenu. Ces responsables disposent de ressources limitées; il n’y a aucune garantie quant à savoir quand, ou même si, un détenu sera en mesure d’avoir accès à des programmes en établissement. Les éléments de preuve à ce sujet sont souvent rares ou inexistants lors de l’audience de détermination de la peine; cela peut entraîner des conjectures inappropriées (voir, p. ex., R. c. J.K.F. (2005), 2005 CanLII 5398 (ON CA), 195 O.A.C. 141, par. 3; R. c. Snelgrove, 2005 BCCA 51, 207 B.C.A.C. 227). De plus, les délinquants autochtones dans les institutions carcérales font face à des inégalités dans l’accès aux programmes spécialisés et culturellement adaptés. À défaut d’éléments de preuve suffisants concernant la disponibilité de tels programmes, les délinquants autochtones pourraient être condamnés à des peines d’incarcération plus longues pour des raisons qui n’ont aucun lien avec la gravité de l’infraction commise ou leur culpabilité morale (voir, p. ex., le m. interv., Queen’s Prison Law Clinic, par. 8; voir aussi Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 R.C.S. 165, par. 60). Par conséquent, dans bien des cas, les juges chargés de la détermination de la peine ne devraient pas examiner les considérations ayant trait aux programmes de réinsertion sociale.
[63] Les tribunaux devraient uniquement tenir compte de la disponibilité du programme, des possibilités de traitement ou du temps nécessaire pour que le délinquant suive le programme lorsque de telles observations sont étayées par un dossier de preuve dûment constitué. Par exemple, la Couronne peut présenter des éléments de preuve individualisés et propres au délinquant et à ses conditions de détention. La preuve quant à la nécessité de programmes correctionnels précis, ou la preuve des autorités correctionnelles concernant les échéanciers en cours pour la disponibilité et la capacité des programmes, peuvent également établir une base suffisante. De plus, les tribunaux doivent être conscients du fait que certains délinquants ne seront ni coopératifs ni disposés à prendre part à des programmes.
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