Houle c. R., 2023 QCCQ 13807
[259] La police a utilisé une technique envahissante. Au moyen d’une caméra, les policiers ont mené une surveillance subreptice, continue et de longue durée. Ils ont ainsi pu enregistrer les allées et venues des individus fréquentant le lieu ciblé[251]. Ce constat ne met pas pour autant fin à l’analyse. Je dois tenir compte de l’ampleur de l’intrusion étatique associée à l’utilisation de cette technique et son impact sur le droit à la vie privée en cause.
[260] Or, il importe de le souligner à nouveau. La surveillance vidéo ne visait pas des aires soustraites à la vue du public. La caméra ne captait pas le son ni les activités se déroulant à l’intérieur des entrepôts. La technique utilisée n’a pas permis d’identifier la plaque d’immatriculation des véhicules observés. Il n’y a pas non plus eu d’identification par reconnaissance faciale à partir des images captées. Certes, la surveillance vidéo a éventuellement donné lieu à des identifications, mais en s’appuyant sur des éléments d’enquête recueillis autrement que par cette technique. Cela illustre les limites de la technique policière employée eu égard à la nature et la qualité des renseignements auxquels elle a donné accès.
[261] Dans Gignac, la Cour conclut qu’une surveillance vidéo comportant des caractéristiques et modalités similaires à la surveillance menée au 34 rue de l’Industrie est beaucoup moins envahissante que la technique employée dans l’affaire Duarte[252] (interception de communications privées), arrêt de la Cour suprême dont il sera question plus loin. La Cour s’exprime ainsi :
Il ne fait pas de doute que la police a utilisé un moyen envahissant, soit l'enregistrement en continu à l'aide de caméras placées à l'insu des appelants. La juge de première instance ne l'ignore pas, elle mentionne que « [l]a technique utilisée permettait de capter des images sur une longue période alors que la présence d'un agent de police aurait forcément attiré l'attention ». Elle note également que la preuve obtenue dépasse celle qu'aurait pu observer un agent.
[…]
La technique était beaucoup moins envahissante que dans l'affaire Duarte. De plus, comme il a été souligné dans l'affaire Hunter, « il faut dans chaque cas trouver un équilibre réaliste entre le droit au respect de la vie privée et les besoins légitimes en matière d’application de la loi et d’enquêtes criminelles ». La juge de première instance considère, à bon droit, que cet équilibre n'a pas été rompu[253].
[262] Dans Desjardins, le juge Pennou reconnaît également le caractère envahissant de la surveillance vidéo. Cependant, il souligne que la création d’un enregistrement permanent ne peut pas à lui seul mener à une conclusion selon laquelle l’accusé possédait une attente raisonnable de vie privée. Selon le juge Pennou, de tirer une telle conclusion serait incompatible avec l’analyse multifactorielle préconisée par la Cour suprême et avec la conclusion retenue par la Cour d’appel dans Elzein. Rappelons que dans cette affaire la Cour d’appel considère que de filmer à distance, au moyen d’une caméra vidéo et sans autorisation judiciaire, des individus soupçonnés de trafic de drogues alors qu’ils se présentent à un commerce, y entrent et en sortent, n’est pas contraire à l’article 8 de la Charte[254].
[263] Dans l’affaire Ngo, la Cour supérieure de l’Ontario concède que la surveillance vidéo de longue durée est plus envahissante qu’une surveillance physique ponctuelle effectuée par un policier. La Cour vient toutefois préciser que la notion d’attente raisonnable en matière de vie privée se rattache davantage à la nature et les circonstances des activités observées qu’à la technique policière utilisée pour les observer :
[…] continuous covert video surveillance is more intrusive than is static surveillance by a police officer observing from the street or alleyway. However, that does not mean that covert surveillance is by itself an invasion of privacy that requires a warrant under s. 487.01 of the Criminal Code. The Criminal Code requires a warrant only if there is a reasonable expectation of privacy. The fundamental question then is what is the essence of a reasonable expectation of privacy? In my opinion, it is tied to the nature and circumstances of the activity. It is not tied to how the observations are being made, but rather, what is being observed […].[255]
[264] La Cour conclut également que la durée de l’opération de surveillance vidéo est d’une incidence relative sur la question de l’attente raisonnable au respect de la vie privée, sans pour autant exclure qu’elle puisse avoir un impact plus important dans des circonstances autres. Pour la Cour, le lieu observé, la nature des activités s’y déroulant, et l’impact de la création d’un enregistrement permanent sur la vie privée constituent des facteurs plus déterminants. Voici comment la Cour s’exprime à ce sujet :
If there is no reasonable expectation of privacy in a particular activity and particular location for a one-hour period when police happen to be watching, then there simply is no reasonable expectation of privacy. The fact that the police might be watching for 24 hours, or for six months does not change that fact. The activity itself is not private. That is not to say that covert video surveillance is not more intrusive on a privacy right than is the casual observation of a passer-by. Nor does it mean that there can never be a point where the length of time that the surveillance cameras are in place can never be a factor. However, in my view, if there would be no reasonable expectation of privacy and no breach of privacy rights for an officer to record particular activities of a person as he is watching them on the ground, it would be a very unusual case where the use of a covert camera to conduct surveillance of those same activities would breach privacy rights.
It must be remembered that it is the location and nature of the activities themselves, and the impact on any person's privacy if such actions were recorded, that are determinative […][256].
[265] Dans Gignac, Desjardins et Ngo, la surveillance vidéo non autorisée, continue, de relativement longue durée et enregistrée n’a pas fait naître une attente raisonnable en matière de vie privée[257]. Je partage les points de vue exprimés dans les affaires Desjardins et Ngo relativement au poids à accorder à la création, sans autorisation judiciaire, d’un enregistrement permanent des activités observées. Cette caractéristique de la surveillance vidéo ne saurait, à elle seule, rendre la technique policière démesurément envahissante, abusive ou illégale.
[266] Comme dans Ngo, le lieu surveillé et la nature des renseignements obtenus par la surveillance vidéo sont ici des critères plus significatifs pour mesurer l’incidence de la technique policière sur le droit à la vie privée que la durée de la surveillance continue et le simple fait de créer un enregistrement permanent. Si j’en arrive à une telle conclusion, c’est notamment parce que les renseignements recueillis par la technique policière, même dans leur cumul, ne touchent pas à la dignité, l'intégrité et l'autonomie des requérants.
[267] Pour étayer leur position relativement au caractère envahissant de la technique policière et, de façon générale, à l’existence d’une attente raisonnable de vie privée, les requérants s’appuient principalement sur les décisions suivantes : Wong (Backyard)[258], Aubrey[259] et Yu[260]. Dans ces trois décisions, les tribunaux concluent à l’illégalité de la surveillance vidéo subreptice, non autorisée, continue et enregistrée. Plusieurs éléments importants distinguent cependant la surveillance vidéo dans les affaires Wong (Backyard), Aubrey et Yu de celle dans le présent dossier.
[268] Dans Wong (Backyard), les accusés étaient les occupants d’une résidence dans laquelle les policiers avaient découvert un laboratoire de drogues de synthèse à la suite de l’exécution d’un mandat de perquisition. Les accusés sollicitaient l’excision de certaines portions de la dénonciation en vue d’obtenir le mandat de perquisition au motif que les renseignements y contenus avaient été obtenus illégalement, dont notamment par le recours à une surveillance vidéo sans autorisation judiciaire.
[269] La surveillance vidéo en question était continue et enregistrait les images pendant trois semaines. Elle ciblait l’allée de stationnement à l’arrière d’une résidence et la cour arrière de la propriété privée des accusés. L’objectif était de capter les activités se déroulant à l’arrière de la résidence pour y voir notamment les objets transportés par les accusés entre le garage arrière et la maison et entre leur véhicule et le garage arrière. La caméra permettait de bien distinguer la nature des objets transportés.
[270] Il y avait plusieurs mesures d’intimité en place dans la cour arrière : un petit mur de rétention sur les bords nord-ouest de la propriété, des arbres, des arbustes et une clôture en bois au-dessus du mur de rétention obstruaient la vue de la cour arrière. Bref, la cour arrière n’était pas visible de la voie publique. Elle l’était cependant de la ruelle derrière la propriété. La caméra était placée de façon surélevée, mais elle ne permettait pas pour autant une observation plus avantageuse que celle d’un passant dans la ruelle arrière. La caméra n’était pas équipée d’une fonction « zoom ».
[271] La Cour supérieure de la Colombie-Britannique conclut que la surveillance vidéo subreptice et non autorisée constitue une menace pernicieuse pour la vie privée, surtout en présence d’un enregistrement permanent des activités observées. Selon la Cour, les policiers auraient dû obtenir un mandat général en vertu de l’article 487.01 C.cr.
[272] Contrairement à notre dossier, la surveillance vidéo dans Wong (Backyard) ciblait un lieu résidentiel dont certaines parties (la cour arrière) n’étaient pas visibles de la voie publique. Aussi, la caméra permettait de recueillir des renseignements d’une qualité supérieure et de nature plus personnelle que ceux captés par la caméra pointée vers le 34 rue de l’Industrie. J’ajouterais également que la Cour dans Wong (Backyard) ne s’attarde pas en profondeur à la question de l’attente raisonnable en matière de vie privée. Elle ne passe pas en revue tous les facteurs d’évaluation identifiés par la Cour suprême. Je n’irais pas jusqu’à conclure que la décision Wong (Backyard) est mal fondée. Je constate simplement que le contexte factuel entourant la surveillance vidéo n’était pas le même que dans le cas qui nous occupe. Les distinctions ne sont pas négligeables, de sorte que cette décision ne peut constituer, à mes yeux, un précédent jurisprudentiel convaincant.
[273] Dans Aubrey, l’accusé demandait l’exclusion des éléments de preuve recueillis par l’entremise d’une surveillance vidéo non autorisée. La caméra était orientée vers l’allée de stationnement et la cour avant de la résidence privée de l’accusé. Elle enregistrait les images pendant une durée de quatre mois. La surveillance vidéo avait pour objet les allées et venues de l’accusé et ses fréquentations, et ce de façon complémentaire à une surveillance physique ponctuelle. Fait important, comme le note la Cour, les images captées n’étaient pas à la vue du public et révélaient des renseignements biographiques d’ordre personnel :
The video surveillance effectively permitted the police to breach the barriers surrounding the applicant’s residence by providing a view of the applicant’s property not otherwise available to the public. It captured information about the applicant and his guests, including his activities and personal choices.[261]
[274] La Cour supérieure de l’Ontario ajoute ce qui suit à propos des attentes de l’accusé :
[…] While he may have accepted that passersby could make casual observations of him and the exterior of his residence, it is reasonable to conclude that he did not expect to be subjected to constant recorded video surveillance while on his property, out of public view, and for those recordings to be the subject of review by police.[262]
[275] Aussi, l’accusé avait clairement pris des mesures pour être à l’abri des regards publics. Or, la caméra avait été installée précisément de façon à contourner les obstructions physiques, la visibilité à partir de la voie publique étant restreinte. La Cour conclut que la caméra a permis d’obtenir des renseignements qui n’étaient pas à la vue du public. Elle s’exprime ainsi :
[…] the installed video cameras provided a view of the applicant’s property that was not otherwise available to the public or to police conducting lawful physical surveillance. The installed cameras effectively permitted the police to visually trespass onto the applicant’s property. In my view, this trespass was fatal to the use of the installed cameras in the absence of a warrant.[263]
[276] Dans notre dossier, la caméra visant le stationnement extérieur du 34 rue de l’Industrie n’a pas été installée pour contourner des obstacles physiques obstruant la vue d’un passant sur la voie publique. Elle a été installée par souci d’efficacité et surtout parce qu’une surveillance physique prolongée comportait un risque élevé de détection.
[277] Je retiens de l’affaire Aubrey que l’enregistrement continu et non autorisé des activités d’une personne ciblée – l’accusé – devant sa résidence privée, lieu soustrait à la vue du public, porte atteinte à l’article 8 de la Charte.
[278] En l’espèce, contrairement à l’affaire Aubrey, le lieu surveillé était visible de la voie publique. La surveillance vidéo ciblait davantage les activités se déroulant dans le stationnement extérieur du 34 rue de l’Industrie que les mouvements, fréquentations et choix personnels d’une personne en particulier à cet endroit.
[279] Aussi, à l’opposé des requérants, l’accusé dans Aubrey avait le contrôle exclusif des lieux et avait pris des mesures pour limiter la visibilité publique de ses interactions devant sa résidence. Les conclusions factuelles tirées par la Cour supérieure de l’Ontario illustrent bien les distinctions avec le présent dossier. Elles sont notamment les suivantes :
In this case, the camera monitored activity in a defined space, namely the driveway and the front of the applicant’s residence. That was a space over which the applicant had control; he was able to preclude access to his property to members of the public should he wish to do so. Much of that space was obscured from public view unless, as was the case here, exceptional methods were employed by the viewer.
Upon reviewing the video surveillance, it is apparent that the applicant was aware of potential street-level sightlines into his property and that he adopted countermeasures to limit those views. The applicant and his visitors entered the house from the rear entrance as opposed to the front entrance. The applicant and his visitors also often interacted in the driveway behind the lifted hood of a vehicle. While it is possible that they were plagued by engine troubles, it is more likely that he and his guests were seeking to communicate privately and out of public view.[264]
[280] L’affaire Yu met notamment en cause la légalité d’une opération de surveillance vidéo sans autorisation judiciaire dans les aires communes d’un édifice à condominium. L’installation subreptice de caméras avait été effectuée avec le consentement du gestionnaire de l’immeuble. Malgré ce consentement, la Cour d’appel de l’Ontario conclut que la surveillance vidéo porte atteinte à l’article 8 de la Charte.
[281] Selon la Cour, une surveillance physique ponctuelle permettant d’observer les allées et venues des accusés à l’intérieur de l’édifice, les objets transportés, le temps passé sur les lieux et d’identifier qui leur rendait visite peut être qualifiée de « banale » (“mundane”). En revanche, une surveillance vidéo continue et prolongée visant les mêmes objectifs est plus envahissante dans la mesure où elle peut permettre d’obtenir un cumul de renseignements privés sur ce qui se déroule à l’intérieur et autour de l’édifice[265]. À cet égard, la Cour ajoute :
Furthermore, the nature of the information the police were seeking engaged heightened privacy interests. As the appellants put it, the camera never blinks. Continuous surveillance over an extended period of time reveals more personal information about its subjects than do discrete and purpose-oriented individual entries. By the point the cameras were installed, the police had already determined where Mr. Mai resided, and were now pursuing information about who he associated with, and his living patterns in terms of when and how often he frequented the unit. As the application judge noted, this evidence had “considerable probative value” because it revealed the frequency of Mr. Mai’s attendance at the unit, what he was carrying with him when he came and went, and which persons he associated with.[266]
[282] Les requérants mettent l’accent sur ce paragraphe pour démontrer l’étendue du caractère envahissant et objectivement déraisonnable de la technique employée au 34 rue de l’Industrie. Il faut cependant replacer les propos de la Cour d’appel de l’Ontario dans leur contexte. Dans Yu, le lieu de la fouille était dans les aires communes situées à l’intérieur d’un édifice à usage résidentiel, et non l’extérieur d’un entrepôt industriel visible de la voie publique. D’ailleurs, la Cour fait remarquer que l’attente d’un résident au respect de sa vie privée est plus élevée à l’intérieur qu’à l’extérieur d’un édifice à condominium :
Once inside an access‑controlled condominium building, residents are entitled to expect a degree of privacy greater than what, for instance, they would expect when approaching the building from the outside. This results from the fact that anyone can view the building from the outside, but there is some level of control over who enters the building.[267]
[283] Aussi, soulignons que dans certaines circonstances, les tribunaux d’appel reconnaissent qu’un résident possède une attente raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard des renseignements obtenus par l’entremise d’une surveillance (physique ou vidéo) effectuée sans autorisation judiciaire dans les corridors d’un immeuble à logements[268].
[284] Par ailleurs, contrairement à Yu, la nature des renseignements que les policiers cherchaient à obtenir en ayant recours à la surveillance vidéo ne mettait pas en cause des intérêts hautement privés. De plus, on ne saurait affirmer que la surveillance vidéo au 34 rue de l’Industrie a permis d’obtenir des renseignements biographiques d’ordre personnel ayant “considerable probative value”, pour reprendre les termes employés dans Yu.
[285] En définitive, aucune des décisions invoquées par les requérants ne concerne une surveillance vidéo continue de longue durée ciblant l’extérieur d’un local commercial, entièrement visible de la voie publique. Les affaires Gignac, Desjardins et Ngo ont davantage de dénominateurs communs avec le présent dossier.
[286] En conclusion, la technique policière utilisée est certes envahissante. Mais, considérant plus particulièrement le lieu visé par la surveillance vidéo, la visibilité publique du lieu surveillé et la nature des renseignements révélés, je partage la position exprimée par le poursuivant. Le degré d’intrusion occasionné par la technique policière demeure minimal. Il n’est certainement pas de l’ampleur que voudraient lui attribuer les requérants. L’utilisation et les modalités de la technique policière n’ont eu qu’un impact infime sur l’aspect territorial et informationnel du droit à la vie privée des requérants.
▪ Le recours à cette technique était-il lui-même objectivement déraisonnable?
[292] Il est indéniable que la surveillance vidéo à partir d’une caméra fixe comportait certains avantages par rapport à la surveillance physique. Elle dispensait la présence continue et la mobilisation de plusieurs agents sur les lieux. Les policiers pouvaient garder un œil en tout temps sur le stationnement extérieur. Comme le dit si bien la Cour d’appel de l’Ontario dans Yu : “the camera never blinks”.
[293] Les fonctionnalités de la caméra permettaient aux policiers de modifier les angles de vue à distance pour s’adapter aux mouvements observés sur les lieux. L’installation de la caméra en hauteur donnait une vue plongeante sur le stationnement, alors qu’un agent fileur n’aurait probablement pas été en mesure d’avoir accès à cet angle de vue. Il ne fait aucun doute que la création d’un enregistrement permanent des activités observées sur une période de 204 jours est plus intrusive qu’une surveillance physique ponctuelle à l’aide, par exemple, de jumelles.
[294] Je ne suis toutefois pas prêt à conclure que l’opération de surveillance vidéo était nettement plus avantageuse et envahissante qu’une surveillance physique. Les deux techniques policières ne sont pas si distinctes. Un agent fileur muni d’une caméra portative aurait pu, à partir de la voie publique et en toute légalité[269], observer et enregistrer les mêmes activités que celles captées et enregistrées par la caméra fixe. Le fait que les images aient été visionnées en direct ou en différé importe peu. Les constatations qui auraient été faites par un agent fileur et consignées dans un rapport de police auraient été identiques à celles faites à partir de la caméra fixe.
[295] S’il est raisonnable pour un agent fileur d’observer et enregistrer des activités se déroulant à l’extérieur d’un local commercial, je vois difficilement comment le recours à une technique policière permettant l’observation et l’enregistrement des mêmes images que celles captées par l’agent fileur pourrait être nettement plus envahissant et déraisonnable. Aussi, le fait que la caméra fixe permette une observation plus subreptice (moins susceptible d’être détectée) que la surveillance physique ne devrait pas avoir une incidence sur le caractère raisonnable ou non de la technique policière.
[296] Que les policiers aient eu recours à la surveillance vidéo plutôt que de se contenter de la seule technique de surveillance physique n’a pas réellement affecté la nature des renseignements recueillis ni les circonstances dans lesquelles ils ont été recueillis. Le caractère continu des enregistrements et le cumul des images captées n’ont pas permis d’obtenir beaucoup plus de renseignements relevant de la vie privée des requérants que les opérations de surveillance physique.
[298] Dans Gignac, bien qu’elle reconnaisse que la technique utilisée était envahissante, la Cour d’appel conclut qu’elle n’était pas pour autant objectivement déraisonnable, d’autant plus que l’infraction était difficile à déceler parce que dissimulée dans les activités normales de l’entreprise[270].
[299] Dans Desjardins, la Cour en arrive à une conclusion identique. Malgré la durée de la surveillance vidéo (12 mois) et la création d’un enregistrement permanent, le juge Pennou conclut que la technique utilisée était raisonnable. Il tient notamment compte du fait que les policiers ne pouvaient effectuer une surveillance physique prolongée sans être détectés[271].
[300] Dans Ngo, la Cour affirme que les distinctions entre les deux techniques de surveillance (physique et vidéo) et les modes de visionnement des images n’ont pas d’impact réel sur la question de savoir si les circonstances entourant la surveillance et le lieu visé font naître une attente raisonnable de vie privée :
A surveillance officer could be watching the events on site as they are being recorded or watching it in real-time but from a different location, or reviewing the recordings at some point later. None of these surveillance methods affect whether the circumstances and locations themselves give rise to a reasonable expectation of privacy.[272]
[301] Par ailleurs, le poursuivant n’a pas tort de souligner que la création d’un enregistrement permanent peut constituer une preuve plus objective que les observations physiques des policiers, parfois teintées de subjectivité ou pouvant mener à des erreurs de bonne foi. Dans notre dossier, rappelons que l’enregistrement des images captées a donné lieu à des rectificatifs en matière d’identification. À ce sujet, dans Ngo, la Cour mentionne ce qui suit :
On the facts of this case, if the officers took up a location from a neighbouring property and watched people going in and out of the subject commercial building from the back parking lot, there would be no infringement of a reasonable expectation of privacy. If the officers can observe and make notes of the activity, they can clearly take photographs of it and videotape of it. That is to the advantage of all parties and avoids misidentification and other errors.[273]
[302] Selon les requérants, le 34 rue de l’Industrie est un lieu qui a été ciblé par les policiers hâtivement, voire presque arbitrairement, sans motifs ni soupçons raisonnables.
[303] Le fait de pouvoir satisfaire à la norme des « motifs raisonnables de croire » énoncée à l’alinéa 487.01(1)a) C.cr. n’est pas un critère d’évaluation du caractère objectivement déraisonnable du recours à la technique employée. Ce qui importe dans le cadre de cette évaluation, c’est la démonstration que les policiers avaient des motifs sérieux de viser ce lieu pour y effectuer une surveillance vidéo, même sans autorisation judiciaire.
[304] C’est l’approche adoptée par le juge Pennou dans Desjardins. Il conclut au caractère raisonnable de la technique policière comme suit :
Le recours à la technique d’enquête utilisée en l’espèce, paraît raisonnable dans les circonstances : les policiers ont des motifs de mener enquête et de vouloir surveiller les allées et venues au 107, rue Bombardier; ils ne peuvent pas entreprendre une surveillance physique prolongée sans être repérés[274].
[305] Dans Gignac, la Cour n’évoque pas la norme des « motifs raisonnables de croire » dans son examen du caractère envahissant et/ou objectivement déraisonnable de la technique policière. Si de satisfaire à cette norme était un élément déterminant dans le cadre de cet examen, la Cour d’appel l’aurait souligné.
[306] Par ailleurs, l’alinéa 487.01a) C.cr. permet la délivrance d’un mandat général à l’égard d’infractions qui n’ont pas encore été commises. La norme des « motifs raisonnables de croire » vise tant une infraction existante que future. Il n’est pas nécessaire que le juge soit convaincu qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été ou sera commise à l’endroit ciblé par la surveillance vidéo. Par conséquent, le fait que les policiers aient convenu qu’ils n’avaient pas de motifs raisonnables de croire qu’une infraction avait été commise au 34 rue de l’Industrie au moment de l’installation de la caméra est sans incidence.
[308] Est-ce que les policiers avaient des motifs raisonnables de croire que des renseignements relatifs à une infraction seraient obtenus grâce à la surveillance vidéo du 34 rue de l’Industrie? Je n’en suis pas convaincu. Cependant, comme dans l’affaire Desjardins, ils avaient des motifs sérieux de vouloir surveiller ce lieu. Le cheminement de l’enquête exposé dans la dénonciation[275] et la nomenclature des éléments reliant l’enquête au 34 rue de l’Industrie au moment de l’envoi de la demande d’installation de la caméra[276] en témoignent.
[311] Le juge Brunton convient que les individus ciblés par la surveillance vidéo avaient une attente subjective « diminuée », car ils pouvaient également être observés par le public[278]. Il est néanmoins d’avis que cette attente au respect de leur vie privée était objectivement raisonnable. Le juge Brunton conclut que la vidéo prise par les policiers constitue une saisie abusive et porte atteinte à l’article 8 de la Charte. Dans le cadre de son analyse, il distingue l’intervention policière de celle dans l’arrêt Gignac comme suit :
[…] Dans Gignac, précité, les enregistrements se concentraient sur des livraisons de produits commerciaux et non sur des personnes. Ces livraisons étaient reliées à une activité commerciale hautement réglementée nécessitant, de la part des propriétaires de la compagnie sous surveillance, des rapports aux autorités gouvernementales. La Cour infère que les autorités avaient des motifs de croire que la compagnie et ses dirigeants étaient impliqués dans des activités illégales spécifiques avant de procéder à l'enregistrement.
Dans l'intervention sous étude, la preuve ne révèle pas que les requérants étaient soupçonnés d'activités criminelles précises au moment de leurs enregistrements. L'intimée n'a pas proposé de fondement statutaire pour permettre aux autorités de filmer les scènes du barrage ou du local. La Cour considère que la prise de la vidéo était la saisie de l'image des requérants sans leur consentement. Puisque la saisie n'avait fait l'objet d'aucune autorisation préalable, elle violait le droit des requérants, prévu à l'art. 8 de la Charte, à la protection contre les saisies abusives[279].
[312] Dans l’affaire Chouchani[280], mon collègue le juge Marc-André Dagenais commente les paragraphes reproduits ci-haut. Selon lui, l’élément déterminant de l’analyse effectuée par le juge Brunton réside dans le fait que les personnes ciblées par la surveillance vidéo ne faisaient pas l’objet d’une enquête visant la commission d’infractions spécifiques[281]. J’abonde dans le sens du juge Dagenais.
[313] Notre dossier se rapproche davantage des circonstances entourant l’affaire Gignac que celles portées à l’attention du juge Brunton. La surveillance vidéo au 34 rue de l’Industrie ne ciblait pas des individus – y compris les requérants – de façon spécifique, mais plutôt les allées et venues de personnes et véhicules fréquentant un lieu, qui plus est, commercial ou industriel. Le 34 rue de l’Industrie n’est pas devenu d’intérêt pour les policiers du seul fait que des membres d’un groupe criminalisé le fréquentaient. Aussi, comme je l’ai mentionné plus tôt, les policiers avaient des motifs de croire que la surveillance des allées et venues dans le stationnement extérieur pouvait être utile à leur enquête.
[314] Outre ces éléments de distinction, j’ajouterais que le juge Brunton ne s’attarde pas sur les critères d’évaluation de l’attente raisonnable au respect de la vie privée identifiés par la Cour suprême dans Edwards, Tessling et Patrick. Sans remettre en cause la justesse des conclusions tirées par le juge Brunton, ce constat fait de l’affaire Beaulieu un précédent d’une utilité limitée aux fins de l’analyse.
[315] Les requérants font grand état du fait que les policiers n’ont pas réellement opéré de réflexion au sujet de l’obtention ou non d’un mandat général avant de procéder à l’installation d’une caméra.
[316] Premièrement, je doute que l’étendue de la réflexion policière soit un critère d’évaluation de l’existence d’une attente raisonnable en matière de vie privée. La conduite policière pourrait être pertinente advenant une violation de l’article 8 de la Charte, mais pas à ce stade de l’analyse.
[317] Deuxièmement, je ne suis pas en accord avec le point de vue exprimé par les requérants. Il est vrai que le processus de réflexion n’a pas été entrepris de façon très formelle. Il a été centré quasi exclusivement sur le critère de la visibilité publique, occultant quelque peu d’autres facteurs pertinents. Il aurait aussi sans doute été souhaitable de solliciter une opinion juridique vu la complexité de la question.
[318] Quoi qu’il en soit, bien qu’ils n’aient pas pris de notes à cet égard, la preuve démontre que les policiers ont tout de même évalué l’existence d’une attente raisonnable de vie privée au 34 rue de l’Industrie, d’abord au niveau de l’équipe d’enquête, puis au sein de l’équipe du soutien technique avant d’acquiescer à la demande d’installation. Ils ont tenu compte du fait que la caméra allait capter des activités se déroulant à l’extérieur et accessibles à l’œil nu d’un passant sur la voie publique.
[320] La preuve révèle aussi que les policiers ont pris les précautions nécessaires pour s’assurer que la caméra ne capte pas des images de l’intérieur de l’édifice, lieu où l’attente au respect de la vie privée est de façon inhérente plus importante et où les renseignements obtenus auraient vraisemblablement été d’ordre plus personnel.
[323] Au surplus, le soutien technique a procédé à l’installation de la caméra sur un terrain privé commercial visible et accessible de la voie publique. La caméra n’a pas été installée sur ou dans un bâtiment privé. Le terrain en question ne comportait aucune mesure d’intimité.
[324] Comme l’absence alléguée de réflexion des policiers, l’empiétement sur le terrain privé d’un tiers sans autorisation judiciaire pourrait devenir un considérant à l’étape de l’analyse en vertu du paragraphe 24(2) de la Charte. Il ne l’est pas quand il s’agit d’évaluer si la surveillance vidéo porte atteinte à l’article 8 de la Charte. La jurisprudence pertinente le confirme.
[325] Dans Vereczki[282], les policiers avaient empiété sur deux propriétés privées adjacentes au terrain de l’accusé pour y recueillir des renseignements sur ce dernier, notamment pour vérifier si des émanations d’odeur de marijuana provenaient de sa résidence. La Cour suprême de Colombie-Britannique considère que l’empiétement des policiers sur le terrain d’un tiers ne porte pas atteinte au droit à la vie privée de l’accusé. La Cour précise :
Since no privacy right of the accused was affected by the police conduct of trespass, the accused has no standing with regards to a s. 8 infringement of third-party rights.[283]
[326] Dans Hok[284], un dossier de production de cannabis, l’enquêteur avait été en mesure de relever le taux de consommation d’électricité de la résidence de l’accusé à partir d’un point d’observation situé sur le terrain privé adjacent, et ce sans le consentement du propriétaire. Le juge de première instance avait conclu que l’accusé ne pouvait pas invoquer une violation de l’article 8 de la Charte découlant de l’empiétement policier sur le terrain d’un tiers. La Cour d’appel de Colombie-Britannique adhère aux propos tenus par le juge de première instance :
Perimeter search: Defence has raised an argument that there was a Charter violation based on the fact that the evidence gathered involved trespass on a neighbour's property. Interesting as some of the obiter is that have been brought to my attention by defence counsel, I am not prepared to extend the law to rule that the accused has standing to raise the issue of trespass on a neighbour's property in terms of a breach of his Charter rights […].[285]
[327] La Cour d’appel précise que les éléments de preuve recueillis par le policier n’avaient pas été obtenus de façon illégale, car l’empiétement ne concernait aucunement l’accusé.
[328] Dans l’affaire Roy[286], les policiers avaient observé la résidence de l’accusé à partir d’un terrain voisin sans autorisation judiciaire. Ils soupçonnaient que l’accusé se livrait à de la production de cannabis et champignons magiques. Les observations faites par les policiers faisaient partie des motifs invoqués pour obtenir un mandat de perquisition. Le juge de première instance avait conclu que l’accusé n’avait pas d’attente raisonnable en matière de vie privée à l’égard de l’objet de la fouille contestée, à savoir : ce que les policiers avaient pu constater et entendre à partir de leur poste d’observation. La Cour d’appel de l’Ontario maintient cette conclusion en tenant notamment les propos suivants :
We agree that little if anything turned, on the facts before the application judge, on whether the police made their observations from public land or private land. For the purposes of assessing whether there was a reasonable expectation of privacy, what is salient is what the police were viewing, not whether they were standing on public land or a neighbouring farmer’s field. The fact that the appellant lacked control over the lands where the police were standing was not highly probative of the question whether he had an expectation of privacy in his conduct in the open areas outside his house.[287]
[329] Par ailleurs, dans Gignac, les policiers avaient marché en un endroit sur une bordure de 56 centimètres du terrain des appelants pour installer des caméras sur des poteaux d’utilité publique. La Cour d’appel qualifie cet empiétement de temporaire, superficiel et sans incidence, tout en rappelant que la surveillance vidéo visait un commerce ouvert au et à la vue du public et non une maison d’habitation[288]. Or, contrairement à l’affaire Gignac, la surveillance vidéo a été menée sans aucun empiétement physique sur le terrain du 34 rue de l’Industrie. La caméra n’a pas été installée sur le terrain fréquenté par les requérants.
[330] À la lumière de l’analyse qui précède et des principes énoncés dans la jurisprudence, je conclus que le recours à la technique de surveillance vidéo n’était pas objectivement déraisonnable. Pour reprendre les termes employés dans l’arrêt Patrick, compte tenu de l’ensemble des circonstances, il ne s’agit pas d’une technique policière qui sape le droit au respect de la vie privée et qui est susceptible de rendre intolérable la vie en société dans notre pays[289].
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