R. c. Dumont-Chamberland, 2017 QCCA 428
[29] Lorsque démontré, l’abus de procédure peut entraîner l’arrêt des procédures.
[30] La Cour suprême a indiqué que cette réparation se justifie uniquement (1) si le préjudice causé à l’accusé ou à l’intégrité du système judiciaire par l’abus en question promet d’être révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou son issue, (2) qu’aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice et (3) que s’il subsiste un degré d’incertitude quant à la possibilité de faire disparaître le préjudice, on doit soupeser, d’une part, l’intérêt d’ordonner l’arrêt des procédures pour dénoncer le comportement fautif et protéger l’intégrité du système de justice et, d’autre part, l’intérêt que représente pour la société d’aller de l’avant et d’obtenir un jugement sur le fond : R. c. Babos, 2014 CSC 16 (CanLII), [2014] 1 R.C.S. 309, par. 32.
[31] Si le test est le même pour les deux catégories, la seconde exige un fardeau beaucoup plus lourd et passe nécessairement par la mise en balance des intérêts de la société et le critère des « cas les plus manifestes » : R. c. Babos, 2014 CSC 16 (CanLII), [2014] 1 R.C.S. 309, par. 44. Il faut notamment se demander si « la tenue d’un procès en dépit de la conduite reprochée causerait‑elle un préjudice supplémentaire à l’intégrité du système de justice? » : R. c. Babos, [2014] 1 R.C.S. 309, par. 38-39.
[32] La Cour souligne l’importance de cette mise en balance. Le juge doit choisir entre l’arrêt des procédures ou la tenue d’un procès en dépit de la conduite contestée. Plus cette dernière est grave, plus il est nécessaire que le tribunal s’en dissocie :
[41] Par contre, lorsque c’est la catégorie résiduelle qui est invoquée, l’étape de la mise en balance revêt une importance accrue. Si on allègue une atteinte à l’intégrité du système de justice, le tribunal est appelé à décider quelle des deux solutions suivantes assure le mieux l’intégrité du système de justice : l’arrêt des procédures ou la tenue d’un procès en dépit de la conduite contestée. Cette analyse suppose nécessairement une mise en balance. Le tribunal doit prendre en compte des éléments comme la nature et la gravité de la conduite reprochée — que celle‑ci soit un cas isolé ou la manifestation d’un problème systémique et persistant —, la situation de l’accusé, les accusations auxquelles il doit répondre et l’intérêt de la société à ce que les accusations soient jugées au fond. De toute évidence, plus la conduite de l’État est grave, plus il est nécessaire que le tribunal s’en dissocie. Lorsque la conduite en question choque la conscience de la communauté ou heurte son sens du franc‑jeu et de la décence, il est peu probable que l’intérêt de la société dans la tenue d’un procès complet sur le fond l’emporte au terme de la mise en balance. Or, dans les cas faisant partie de la catégorie résiduelle, il faut toujours tenir compte de l’équilibre.
(Référence omise)
[33] Cela dit, il ne fait pas de doute que l’abus en cause se rattache à la catégorie résiduelle, l’atteinte à l’équité du procès n’ayant pas été démontrée par l’intimée ni expliquée par la juge.
[34] Le juge a raison de dire que le retrait d’une dénonciation suivi du dépôt d’une seconde sera parfois abusif. Ici, deux remarques s’imposent.
[35] D’abord, cette façon de faire est juridiquement envisageable puisque le retrait d’une première dénonciation avant la présentation de la preuve est « purement technique et ne représente pas une décision fondée sur des motifs juridiques ou factuels » : R. c. Selhi, 1990 CanLII 130 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 277, 278. Il ne s’agit pas donc pas d’un geste qui, en soi, est abusif.
[36] Ensuite, saisi d’une demande de modification en cours de procès, un juge peut rendre le chef d’accusation conforme à la preuve : art. 601(2) C.cr. Le retrait de l'accusation et le dépôt d’une nouvelle ne sont pas toujours nécessaires si une modification permet d’arriver aux mêmes fins. Dans la mesure où l’amendement est possible, la substitution ne peut pas être, en soi, abusive.
[37] Le bien-fondé de la demande de modification est alors évalué à son mérite, dans le contexte de la preuve et du procès, le point focal n’étant pas si une autre infraction est substituée, mais si l’accusé en subit un préjudice. Je suis d’accord avec le raisonnement de l’arrêt R. c. Irwin, (1998), 1998 CanLII 2957 (ON CA), 123 C.C.C. (3d) 316, au par. 26, prononcé dans le contexte de l’appel, où la Cour d’appel de l’Ontario le résume ainsi:
26 I see no useful purpose in absolutely foreclosing an amendment to make a charge conform to the evidence simply because the amendment will substitute one charge for another. As long as prejudice to the accused remains the litmus test against which all proposed amendments are judged, it seems unnecessary to characterize the effect of the amendment on the charge itself. If the accused is prejudiced, the amendment cannot be made regardless of what it does to the charge. If no prejudice will result from the change, why should it matter how the change to the charge is described?
[38] Dans une analyse convaincante à laquelle je souscris, le juge Cournoyer commente la portée d’une modification similaire à celle que formulait la poursuite en première instance. Comme lui, j’écarte respectueusement la position contraire adoptée dans R. c. Bourbonnais, 2007 QCCS 2819. Dans son jugement R. c. Cadorette, 2010 QCCS 1953, au par. 45, il écrit :
[45] En raison du fait que les deux infractions sont différentes, il est possible qu'en certaines circonstances, le fait d'accorder une modification d'un chef d'accusation comme celle recherchée par la poursuite soit susceptible de causer un préjudice irréparable. Mais comme le prévoit l'alinéa 601(4)c) C.cr., le tribunal doit examiner les circonstances de l'espèce en considérant si une modification devait ou ne devait pas être faite.
[39] Par contre, comme il avait tenté de le faire en l’espèce, le ministère public ne pouvait pas espérer obtenir une modification présentée avant l’administration de la preuve : R. c. Servant, 2007 QCCA 558; R. c. White, 2016 QCCA 1566.
[42] En rétrospective, le ministère public aurait dû commencer le procès, administrer sa preuve, formuler une demande de modification et convaincre le juge, en dépit de l’opposition de la défense, de rendre le chef d’accusation conforme à la preuve présentée : voir notamment R. c. McConnell, (2005), 2005 CanLII 13781 (ON CA), 196 C.C.C. (3d) 28. La défense aurait pu s’opposer en faisant valoir un préjudice.
[43] L’équité du procès n’étant pas en cause, il faut se demander si la catégorie résiduelle de l’abus de procédure entre en jeu.
[44] Le test est exigeant puisque « les cas faisant partie de la catégorie résiduelle qui justifient l’arrêt des procédures sont « exceptionnels » et « très rares » : (Tobiass, par. 91) » : R. c. Babos, 2014 CSC 16 (CanLII), [2014] 1 R.C.S. 309, par. 37; R. c. Regan, 2002 CSC 12 (CanLII), [2002] 1 R.C.S. 297, par. 55, R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, par. 73.
[45] Certes, toute exceptionnelle qu’elle soit, la décision d’arrêter les procédures commande la déférence et, en paraphrasant la Cour dans R. c. Brind’Amour, 2014 QCCA 33, l’intervention ne sera justifiée que si que le juge s’est fondé sur des considérations erronées en droit ou lorsqu’elle s’appuie sur une erreur factuelle manifestement erronée et déterminante: R. c. Brind’Amour, 2014 QCCA 33, par. 65-67, citant R. c. Bellusci, 2012 CSC 44 (CanLII), [2012] 2 R.C.S. 509, par. 17-19.
[46] L’abus de procédure comporte un élément de causalité nécessaire, c’est-à-dire que l’abus doit avoir causé un préjudice suffisant pour entraîner l’arrêt des procédures : R. c. Regan, 2002 CSC 12 (CanLII), [2002] 1 R.C.S. 297, par. 52.
[49] La négligence dans l’administration d’accusations criminelles sera toujours préoccupante. L’administration de la justice requiert que les personnes impliquées, a fortiori le ministère public, accordent aux dossiers toute l’attention nécessaire et le sérieux requis par la situation. À mon avis, l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27 (CanLII), [2016] 1 R.C.S. 631 le confirme.
[50] Or, l’ensemble des circonstances ne peut être qualifié d’abus de procédure et entraîner le remède exceptionnel en cause. La précipitation, le manque de jugement dans la conduite du dossier et, j’ajouterais l’erreur, ne sont pas nécessairement générateurs des abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle : R. c. Power, 1994 CanLII 126 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 601, 607.
[51] Je rappelle que « lorsque la catégorie résiduelle est invoquée, il s’agit de savoir si l’État a adopté une conduite choquant le sens du franc‑jeu et de la décence de la société et si la tenue d’un procès malgré cette conduite serait préjudiciable à l’intégrité du système de justice » : R. c. Babos, 2014 CSC 16 (CanLII), [2014] 1 R.C.S. 309, par. 35.
[52] En ce sens, rien de tel n'est démontré et cela termine l'analyse.
[53] À cette erreur s’en ajoute une seconde soulignée avec raison par l’appelante, soit l’omission de la juge de mettre en balance les intérêts en jeu, une étape nécessaire et qui comporte un lourd fardeau pour la personne qui recherche la réparation la plus draconienne : R. c. Babos, 2014 CSC 16 (CanLII), [2014] 1 R.C.S. 309, par. 41-44. Cette analyse, qui doit prendre en compte l’ensemble des circonstances, n’a pas été faite.
[54] En résumé, la juge commet une erreur en faisant reposer l’abus des procédures sur l’atteinte à l’équité du procès en raison de la simple substitution d’accusations. Vu sous l’angle de la catégorie résiduelle, une conclusion d’abus de procédure dans les circonstances ne peut se justifier en droit.
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