R. c. Gad, 2022 QCCQ 443
[38] Il va sans dire que monsieur Gad, comme tout autre accusé, est présumé innocent, à moins que et jusqu’à ce que le ministère public s’acquitte de son fardeau de prouver l’infraction hors de tout doute raisonnable. Le fardeau de la preuve repose sur la poursuite du début à la fin du procès. Il ne se déplace jamais sur les épaules de l’accusé, qui n’a pas à prouver quoi que ce soit et qui n’a aucune obligation de présenter une preuve.
[39] On ne saurait imposer à un accusé le fardeau de démontrer que la victime et les témoins ne disent pas la vérité. Exiger des accusés la démonstration du mensonge des plaignants atrophie la présomption d’innocence[11].
[40] Il faut davantage que la preuve que l’accusé est probablement coupable. Si le Tribunal conclut seulement que l’accusé est probablement coupable, il doit l’acquitter. À l’inverse, la norme n’exige pas une certitude absolue[12] et le doute ne doit pas être imaginaire, frivole ou irrationnel[13]. Il serait virtuellement impossible de satisfaire un tel critère[14]. Cela dit, la norme hors de tout doute raisonnable se situe beaucoup plus près de la certitude absolue que la prépondérance des probabilités[15].
[41] Dans l’arrêt R. c. Lifchus, l’honorable juge Cory a précisé qu’un doute raisonnable ne doit pas reposer sur la sympathie ou sur un préjugé. Il doit plutôt reposer sur la raison et le bon sens. Il doit logiquement découler de la preuve ou de l’absence de preuve[16]. De plus, il ne peut s’appuyer sur des hypothèses, de la spéculation ou des conjectures[17].
[42] Tel que ci-dessus mentionné, la défense n’a présenté aucune preuve. Or, cette situation n’écarte aucunement le devoir du Tribunal d’évaluer soigneusement la preuve au dossier. Comme l’a rappelé explicitement le juge Moldaver dans l’arrêt R. c. Prokofiew, le fait que la preuve ne soit pas contredite ne signifie pas que le juge des faits doive l’accepter[18]. L’analyse du Tribunal doit nécessairement se poursuivre en évaluant si, en vertu de la preuve qu’il accepte, il est convaincu hors de tout doute raisonnable par la preuve de la culpabilité de l’accusé. Après tout, le doute raisonnable peut provenir de la preuve à charge[19].
[43] Ces principes sont tous inextricablement liés au principe fondamental de la présomption d’innocence en droit criminel.
[44] Enfin, puisqu’il n’y a pas de preuve contradictoire entre les témoins de la Couronne et l’accusé, la démarche analytique en trois étapes proposée dans R. c. W.(D.)[20] ne s’applique pas comme telle[21]. Malgré tout, je m’inspire de l’esprit de cet arrêt et des enseignements qui s’en dégagent dans mon appréciation de la preuve.
[45] Dans l’appréciation de toute preuve testimoniale, le juge doit considérer la crédibilité et la fiabilité du témoin. Les deux notions sont distinctes[22] : la crédibilité se réfère à la personne et ses caractéristiques alors que la fiabilité se réfère plutôt à la valeur du récit relaté par le témoin[23]. Cette distinction est particulièrement importante en l’espèce. Comme les tribunaux d’appel l’ont souvent souligné, en matière d’identification, un témoin peut se tromper, même s’il est honnête et sincère.
[46] Enfin, il est bien ancré dans la jurisprudence des tribunaux d’appel du pays que le juge a le loisir d’accepter un témoignage en son entier, de n’accepter qu’une partie du témoignage ou de le rejeter complètement[24].
1- La prudence accrue qui s’impose en analysant une preuve d’identification
[47] À maintes reprises, les tribunaux d’appel du pays ont réitéré qu’une prudence particulière s’impose lorsque la preuve de la poursuite repose sur une preuve oculaire contestée de l’identification de l’agresseur. Le juge du procès doit clairement se mettre en garde contre les risques inhérents à une telle preuve, qui découlent – entre autres – du fait que les témoins sont généralement des personnes qui sont crédibles et sincères, dont on ne met spontanément pas en cause l’honnêteté et en conséquence, dont on peut facilement avoir tendance à accepter la version.
[48] Il y a un danger accru que le juge des faits accorde une valeur indue à une telle preuve. D’ailleurs, le risque de condamnation injustifiée que présente une identification par témoin oculaire erronée (mais apparemment convaincante) est bien documenté[25]. Il s’agit du type de preuve qui est le plus susceptible d’entraîner une erreur judiciaire[26].
[49] Un témoin honnête, convaincu et absolument certain de son identification peut malgré tout se tromper[27]. Sincérité d’un témoin et fiabilité de ses propos quant à l’identification ne vont pas forcément ni nécessairement de pair[28]. Sa conviction peut être erronée en raison de la faillibilité des capacités d’observation et de la fragilité de la mémoire humaine. Pourtant, ces citoyens bien intentionnés donnent souvent une version à la cour qui est inébranlable et imperméable à toute forme d’attaque en contre-interrogatoire[29]. Or, le degré de conviction subjective du témoin a peu d’influence sur la fiabilité de son identification. Pour ce motif, la valeur probante d’une telle preuve ne doit pas être déterminée par le seul test de la crédibilité du témoin oculaire, mais exige davantage : la prise en compte de la fiabilité objective de l’identification à la lumière de l’ensemble de la preuve. La crédibilité passe au second plan, alors que la fiabilité devient le facteur primordial à scruter[30].
[50] Bien que l’identité de l’agresseur doit être établie par le ministère public hors de tout doute raisonnable, tel qu’expliqué par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. v. Kish, il n’est pas nécessaire que le témoin soit « sûr à 100% »[31] ou « absolument certain »[32]. Ce n’est pas la norme de preuve requise en matière criminelle.
[51] Il est certain que la familiarité entre le témoin et l’accusé peut être un facteur qui rehausse la fiabilité de l’identification. Bien qu’une prudence accrue s’impose dans tous les cas d’identification oculaire, les cas de « reconnaissance » sont quelque peu différents de ceux impliquant « l’identification par un inconnu »[33]. Plus il y a eu d’interactions entre le témoin et l’accusé par le passé, plus la reconnaissance sera fiable[34]. En toute logique, l’identification d’un suspect par un témoin qui le connaît personnellement depuis plusieurs mois (ou années) se verra – généralement – accorder plus de poids que celle d’une personne qui a vu le suspect pour la première fois pendant quelques brèves secondes.
[52] Par ailleurs, même si l’on peut croire qu’une telle preuve de reconnaissance puisse être plus fiable, il importe de rappeler qu’elle comporte les mêmes faiblesses et dangers inhérents à la preuve d’identification. Même des témoins ayant une familiarité avec l’accusé peuvent se tromper[35].
[53] Dans tous les cas, le juge doit tenir compte de l’ensemble des circonstances menant à l’identification ainsi que des éléments de preuve indépendants qui confirment l’identification oculaire[36]. Dans l’analyse, les facteurs suivants seront pertinents :
1. L’occasion qu’a eue le témoin d’observer l’agresseur;
➢ La durée de l’observation;
➢ La distance;
➢ La luminosité;
➢ Le mouvement relatif;
➢ La présence d’obstacles à la vue;
➢ La connaissance préalable de la personne identifiée;
➢ La raison particulière de se souvenir de l’individu;
➢ Le temps écoulé entre l’observation et l’identification;
2. Les pouvoirs d’observation du témoin;
➢ L’acuité visuelle du témoin; porte-t-il des lunettes?
➢ Le témoin était-il intoxiqué lors de l’identification?
➢ L’état psychologique du témoin pendant l’observation;
3. La précision de ses observations;
➢ Y a-t-il des différences matérielles entre la description donnée par le témoin et l’apparence physique de l’accusé?
➢ La description était-elle détaillée ou générique? Réfère-t-elle à un trait distinctif?
➢ S’agit-il d’une identification interraciale?
4. La qualité de la mémoire du témoin;
➢ Y a-t-il eu des événements indépendants depuis les incidents en litige susceptibles de contaminer l’identification du témoin, notamment de la collusion?
5. Sa capacité de décrire son souvenir de l’incident;
6. La sincérité de son témoignage.
[54] Les premiers cinq facteurs ont trait à la fiabilité du témoin alors que le sixième réfère à sa crédibilité. Cette liste n’est pas exhaustive et les éléments qui s’y trouvent ne doivent pas être appliqués machinalement ni suivant une approche de « checklist » à la manière d’un comptable.
[55] Le Tribunal doit analyser l’ensemble de la preuve afin de déterminer si la version du témoin oculaire est corroborée.
[56] Enfin, malgré toute la prudence requise, il demeure que même une preuve d’identification imparfaite peut donner lieu à une condamnation. À bon droit, le fardeau qui incombe au ministère public est exigeant. Par ailleurs, il n’est pas insurmontable. Dans l’arrêt R. v. Edwardson, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a résumé de façon éloquente :
In all cases the jury should be told that they ought not to resile from acting upon an eyewitness identification if, after taking into account the various weaknesses which have been pointed out to them by both the judge and counsel, and exercising the required caution, they are nonetheless satisfied beyond a reasonable doubt that it is an accurate identification[37].
[57] Au même effet, dans l’arrêt R. c. Hay, la Cour suprême a rappelé qu’en dépit des faiblesses de l’identification par témoin oculaire, un jury peut malgré tout conclure à la fiabilité du témoignage et rendre un verdict de culpabilité sur ce fondement et ce, même si le ministère public n’a présenté qu’un seul témoin oculaire[38].
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