R. c. Morris, 2021 ONCA 680
[1] Il ne fait aucun doute que le racisme anti-Noirs, notamment le racisme flagrant et systémique envers les Noirs, a été et demeure une réalité au sein de la société canadienne, en particulier dans la région du Grand Toronto. Cette réalité existe dans de nombreuses institutions sociales, notamment le système de justice pénale. Il est tout aussi clair que le racisme anti-Noirs peut avoir des répercussions profondes et insidieuses sur ceux qui doivent l’endurer au quotidien (R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692, par. 89 à 97; R. v. Theriault, 2021 ONCA 517, par. 212, autorisation de pourvoi à la CSC demandée, 39768 (19 juillet 2021); R. v. Parks (1993), 1993 CanLII 3383 (ON CA), 15 O.R. (3d) 324 (C.A.), p. 342, autorisation d’appel refusée, [1993] C.R.C.S. no 481; voir également Commission ontarienne des droits de la personne, Un impact collectif : Rapport provisoire relatif à l’enquête sur le profilage racial et la discrimination envers les personnes noires au sein du service de police de Toronto, Toronto, gouvernement de l’Ontario, 2018, p. 21; Association ontarienne des sociétés de l’aide à l’enfance, Une vision une voix : changer le système du bien-être de l’enfance pour les Afro-Canadiens, Toronto, Association ontarienne des sociétés de l’aide à l’enfance, 2016, p. 31). Le racisme anti-Noirs doit être reconnu, combattu, atténué et, enfin, éradiqué. Dans le cadre du présent appel, la Cour doit examiner la façon dont tout juge du procès doit tenir compte des preuves de racisme anti-Noirs lors de la détermination de la peine.
PRINCIPALES CONCLUSIONS
[13] Pour les motifs exposés ci-après, nous tirons les conclusions suivantes :
• La tâche qui incombe au juge du procès lors de la détermination de la peine consiste à infliger une peine juste, adaptée à la situation de chaque délinquant et à l’infraction en cause, conformément aux principes et aux objectifs énoncés à la partie XXIII du Code criminel;
• Le contexte social dans lequel le délinquant a vécu peut, le cas échéant, contribuer à atténuer le degré de sa responsabilité à l’égard de l’infraction ou faciliter le recoupement des principes et des objectifs de détermination de la peine énoncés à l’article 718, de sorte que la peine infligée serve au mieux les fins visées par la détermination de la peine;
• La gravité de l’infraction est déterminée en fonction de son caractère répréhensible sur le plan normatif et du tort causé par les actes en cause compte tenu des circonstances dans lesquelles ils ont été accomplis. Par conséquent, bien que le racisme anti-Noirs subi par le délinquant doive être pris en compte pour évaluer son degré de responsabilité personnelle, il n’a aucune incidence sur la gravité de l’infraction;
• Les tribunaux peuvent se saisir de preuves pertinentes du contexte social en en prenant régulièrement connaissance d’office ou en se fondant sur des preuves tirées du contexte social qui démontrent l’existence, les causes et les répercussions du racisme anti-Noirs au sein de la société canadienne, ainsi que l’incidence particulière de ce racisme sur le délinquant;
• Conformément aux règles d’admissibilité, le tribunal doit ouvrir généreusement la porte à l’admission de preuves objectives et impartiales sur le contexte social;
• Les principes énoncés dans l’arrêt Gladue ne s’appliquent pas aux délinquants noirs. Cependant, cette jurisprudence peut, à certains égards, éclairer l’approche à adopter afin d’évaluer les répercussions du racisme anti-Noirs dans le cadre de la détermination de la peine.
[42] À l’instar du juge du procès, nous reconnaissons que ce dernier aurait pu prendre connaissance d’office de bon nombre des faits historiques et sociaux mentionnés dans le rapport (voir par ex. Le, par. 82 à 88; Theriault, par. 212 à 218; R. v. Anderson, 2021 NSCA 62 (« Anderson (C.A.N.-É.) »), par. 111; R. v. Jackson, 2018 ONSC 2527, 46 C.R. (7th) 167, par. 81 à 92). Bien qu’une bonne partie de ce rapport puisse relever de la connaissance d’office, il était utile d’admettre le rapport dans son intégralité afin de déterminer la peine à infliger. Le rapport a permis au juge du procès de bénéficier d’une description savante, exhaustive et convaincante des répercussions généralisées et pernicieuses du racisme anti-Noirs. Comme l’a fait observer le juge du procès, le rapport l’a aidé à comprendre comment M. Morris en était arrivé là.
[57] Le régime législatif général qui régit la détermination de la peine a figuré pour la première fois dans le Code criminel en 1996 avec l’adoption de la Loi modifiant le Code criminel (détermination de la peine) et d’autres lois en conséquence, L.C. 1995, ch. 22. Selon l’article 718, la détermination de la peine a pour objectif essentiel :
de protéger la société et de contribuer, parallèlement à d’autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’infliction de sanctions justes […]
[58] L’article 718 reconnaît qu’une « sanction juste » doit répondre à l’un ou à plusieurs des objectifs énoncés aux alinéas 718a) à f). Ces objectifs ne tendent pas forcément tous vers le prononcé de la même peine. L’individualisation de la peine exige que le juge chargé de déterminer la peine combine et classe par priorité ces différents objectifs de manière à refléter adéquatement la gravité de l’infraction et la responsabilité du délinquant. L’article 718 définit les objectifs suivants :
a) dénoncer le comportement illégal et le tort causé par celui-ci aux victimes ou à la collectivité;
b) dissuader les délinquants, et quiconque, de commettre des infractions;
c) isoler, au besoin, les délinquants du reste de la société;
d) favoriser la réinsertion sociale des délinquants;
e) assurer la réparation des torts causés aux victimes ou à la collectivité;
f) susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes ou à la collectivité.
[59] La recherche d’une sanction juste qui repose sur une combinaison adéquate des objectifs de la détermination de la peine est orientée par le principe de proportionnalité. Ce principe fondamental de la détermination de la peine est énoncé à l’article 718.1 :
La peine est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant.
[60] D’autres principes directeurs sont définis aux alinéas 718.2b) à e) :
b) l’harmonisation des peines, c’est-à-dire l’infliction de peines semblables à celles infligées à des délinquants pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables [le principe de parité];
c) l’obligation d’éviter l’excès de nature ou de durée dans l’infliction de peines consécutives [le principe de totalité];
d) l’obligation, avant d’envisager la privation de liberté, d’examiner la possibilité de sanctions moins contraignantes lorsque les circonstances le justifient [le principe de modération];
e) l’examen, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones, de toutes les sanctions substitutives qui sont raisonnables dans les circonstances et qui tiennent compte du tort causé aux victimes ou à la collectivité [le principe de modération applicable à l’incarcération].
(ii) Le principe de proportionnalité
[61] La proportionnalité constitue le principe fondamental et essentiel de la détermination de la peine. Les autres principes de détermination de la peine énoncés à l’article 718.2 doivent être pris en compte et combinés de manière à en arriver à une peine proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. Une peine qui ne respecte pas le principe de proportionnalité est une peine inappropriée (R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 37).
[62] L’évaluation de la proportionnalité en fonction de l’infraction et du délinquant faisait déjà partie intégrante de la détermination de la peine au Canada, bien avant l’adoption de l’article 718.1 (R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 40). Le régime législatif place la proportionnalité « au cœur » de la détermination de la peine (R. c. Friesen, 2020 CSC 9, 391 C.C.C. (3d) 309, par. 30; Hamilton, par. 89).
[63] Le rôle primordial de la proportionnalité lors de la détermination de la peine a été confirmé à maintes reprises dans la jurisprudence de la Cour suprême du Canada postérieure à l’adoption de l’article 718.1. Comme il est expliqué au par. 37 de l’arrêt Ipeelee :
Le principe fondamental de la détermination de la peine — la proportionnalité — est intimement lié à son objectif essentiel — le maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’imposition de sanctions justes. Quel que soit le poids qu’un juge souhaite accorder aux différents objectifs et aux autres principes énoncés dans le Code, la peine qu’il inflige doit respecter le principe fondamental de proportionnalité. La proportionnalité représente la condition sine qua non d’une sanction juste. Premièrement, la reconnaissance de ce principe garantit que la peine reflète la gravité de l’infraction et crée ainsi un lien étroit avec l’objectif de dénonciation. La proportionnalité favorise ainsi la justice envers les victimes et assure la confiance du public dans le système de justice […]
Deuxièmement, le principe de proportionnalité garantit que la peine n’excède pas ce qui est approprié compte tenu de la culpabilité morale du délinquant. En ce sens, il joue un rôle restrictif et assure la justice de la peine envers le délinquant. En droit pénal canadien, une sanction juste prend en compte les deux optiques de la proportionnalité et n’en privilégie aucune par rapport à l’autre.
[64] Au paragraphe 43 de l’arrêt Nur (CSC), la juge en chef McLachlin établit un lien direct entre la proportionnalité et l’imposition d’une peine « juste » au titre de l’article 718 :
ll n’est donc pas étonnant, au vu de toutes ces exigences, que l’entreprise qui consiste à imposer une peine proportionnelle fasse grandement appel à l’individualisation et prenne en compte la gravité de l’infraction, la culpabilité morale du délinquant et le préjudice causé par le crime […] [c]e n’est que dans ce cas que le public peut être convaincu que le contrevenant “méritait” la punition qui lui a été infligée et avoir confiance dans l’équité et la rationalité du système […] [Renvois et guillemets omis.]
[65] Au paragraphe 42 de l’arrêt Nasogaluak, le juge LeBel décrit la dualité de la proportionnalité qui, d’une part, tient compte de la culpabilité et de la responsabilité du délinquant et qui, d’autre part, est mesurée en fonction de la gravité du crime. Le juge LeBel a déclaré ce qui suit :
[Le principe de la proportionnalité] requiert que la sanction n’excède pas ce qui est juste et approprié compte tenu de la culpabilité morale du délinquant et de la gravité de l’infraction. En ce sens, le principe de la proportionnalité joue un rôle restrictif. D’autre part, à l’optique axée sur l’existence de droits et leur protection correspond également une approche relative à la philosophie du châtiment fondée sur le « juste dû ». Cette dernière approche vise à garantir que les délinquants soient tenus responsables de leurs actes et que les peines infligées reflètent et sanctionnent adéquatement le rôle joué dans la perpétration de l’infraction ainsi que le tort qu’ils ont causé […] [Renvois omis; en italiques dans l’original.]
[66] Dans l’arrêt R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, au par. 12, les juges majoritaires ont déclaré ce qui suit :
[L]a proportionnalité demeure le principe cardinal qui doit guider l’examen par une cour d’appel de la justesse de la peine infligée à un délinquant. Plus le crime commis et ses conséquences sont graves, ou plus le degré de responsabilité du délinquant est élevé, plus la peine sera lourde. En d’autres mots, la sévérité de la peine ne dépend pas seulement de la gravité des conséquences du crime, mais également de la culpabilité morale du délinquant. Fixer une peine proportionnée est une tâche délicate.
a) Proportionnalité : la gravité de l’infraction
[67] L’évaluation de la gravité de l’infraction est un des volets de l’analyse de la proportionnalité. La gravité de l’infraction est fonction des éléments constitutifs de l’infraction; plus le caractère de la mens rea exigée est répréhensible et plus le comportement interdit est préjudiciable, plus le crime est grave. La gravité de l’infraction se reflète également dans la disposition applicable relative aux sanctions. En outre, les circonstances particulières de la perpétration de l’infraction peuvent influencer le degré de gravité du crime. Le législateur a défini à l’alinéa 718.2a) certaines circonstances aggravantes (Hamilton, par. 90; Ipeelee, par. 53 à 55).
[68] Tel qu’il est décrit dans l’arrêt Friesen, aux par. 75 et 76, la gravité de l’infraction tient compte du caractère répréhensible de la conduite sur le plan normatif, ainsi que du tort causé par celle-ci. Les crimes commis avec une arme à feu qui impliquent la possession d’armes à feu chargées et dissimulées dans des lieux publics représentent un danger réel et immédiat pour le public, en particulier pour toute personne qui interagit avec le détenteur de l’arme. Le risque augmente considérablement lorsque ce dernier est interpellé par des policiers, dans l’exercice légitime de leurs fonctions. Il augmente encore lorsque le détenteur de l’arme prend la fuite, et s’accroît encore davantage lorsque ce dernier se débarrasse de son arme dans un lieu public. Le sentiment de sécurité de la société est affaibli lorsqu’une personne porte une arme de poing chargée et dissimulée en public. Le port d’une arme de poing chargée et dissimulée dans un endroit public au Canada va complètement à l’encontre du concept canadien d’une société libre et ordonnée (Nur (C.A. Ont.), par. 82 et 206; R. c. Felawka, 1993 CanLII 36 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 199, p. 214 et 215).
[69] La gravité de l’infraction a une incidence sur l’ordonnancement et la mise en balance des divers objectifs de détermination de la peine énoncés à l’article 718. En règle générale, plus l’infraction est grave, plus il est nécessaire de dénoncer le comportement illégal et de dissuader le délinquant, et quiconque, de récidiver. Le législateur a établi un lien entre la gravité de l’infraction, d’une part, et la dénonciation et la dissuasion, d’autre part, en établissant différentes catégories de crimes graves (p. ex. crimes perpétrés contre des enfants, des policiers et des personnes vulnérables), qui nécessitent d’accorder une attention particulière aux objectifs de dénonciation et de dissuasion (Code criminel, art. 718.01, 718.02, 718.03 et 718.04).
[70] Dans les cas où les objectifs de dénonciation et de dissuasion doivent primer en raison de la gravité de l’infraction, le principe de proportionnalité exige la plupart du temps une décision assortie d’une peine d’emprisonnement. Au par. 6 de l’arrêt Lacasse, le juge Wagner (par la suite juge en chef) a fait observer ce qui suit :
[C]omme dans tous les cas où la dissuasion générale ou spécifique et la dénonciation doivent primer, les tribunaux disposent de très peu de moyens à part l’emprisonnement pour satisfaire à ces objectifs, lesquels sont essentiels au maintien d’une société juste, paisible et respectueuse des lois.
[71] Abstraction faite des dispositions particulières du Code criminel, il est depuis longtemps reconnu par les tribunaux canadiens que la gravité de certains types d’infractions justifie l’imposition de peines axées sur la dénonciation et la dissuasion générale. Les crimes armés impliquant la possession illégale d’armes de poing chargées dans des lieux publics en font assurément partie. Au par. 82 de l’arrêt Nur (CSC), la juge en chef McLachlin a fait remarquer qu’une peine de trois ans peut être indiquée « pour la plupart des infractions » relevant de l’article 95 (voir également Nur (C.A. Ont.), par. 206; R. v. Mansingh, 2017 ONCA 68, par. 24; R. v. Marshall, 2015 ONCA 692, 340 O.A.C. 201, par. 47 à 49; et R. v. Danvers (2005), 2005 CanLII 30044 (ON CA), 199 C.C.C. (3d) 490 (C.A. Ont.), par. 77).
[75] En toute déférence, nous ne sommes pas d’accord avec le juge du procès pour dire que les éléments de preuve qui permettent de mieux comprendre les raisons qui ont poussé M. Morris à perpétrer les crimes qu’il a commis viennent atténuer la gravité de ses infractions. Nous sommes d’accord avec le juge du procès pour dire que le vécu du délinquant peut assurément influencer ses choix et peut expliquer, dans une certaine mesure du moins, pourquoi il a choisi de commettre un crime particulier dans une situation donnée. Peuvent notamment faire partie de ce vécu les désavantages sociétaux découlant du racisme systémique anti-Noirs présent dans la société et le système de justice pénale.
[76] Toutefois, la preuve que les choix du délinquant étaient limités ou influencés par sa situation défavorable peut être prise en considération pour évaluer sa responsabilité morale à l’égard des actes qu’il a posés, mais non pour mesurer la gravité de ses crimes. Le fait d’avoir en sa possession une arme de poing chargée en public et de la dissimuler ne sera pas moins grave, moins dangereux ou moins préjudiciable pour la société s’il est démontré que des facteurs, comme le racisme systémique anti-Noirs, qui atténuent, dans une certaine mesure, la responsabilité du délinquant, peuvent expliquer le fait qu’il s’est retrouvé en possession de cette arme (voir Hamilton, par. 134 à 139; R. v. Hazell, 2020 ONCJ 358, par. 30 à 32; Dale E. Ives, « Inequality, Crime and Sentencing: Borde, Hamilton and the Relevance of Social Disadvantage in Canadian Sentencing Law » (2004) 30 Queen’s L.J. 114, p. 149).
[77] Il est important de préserver la distinction entre les facteurs liés à la gravité du crime, d’une part, et ceux qui se rapportent au degré de responsabilité du délinquant, d’autre part. Le principe de proportionnalité risque d’être mal appliqué si l’on fait l’économie de cette distinction. Il est presque inévitable qu’une peine comme celle qui a été infligée dans la présente affaire, qui minimise à tort la gravité de l’infraction pour tenir compte de facteurs qui concernent en fait le degré de responsabilité du délinquant, ne puisse pas refléter adéquatement la gravité de l’infraction ni respecter, par conséquent, la proportionnalité exigée.
[78] Rien dans la preuve du contexte social présentée au nom de M. Morris ne diminue la gravité de ses crimes ni la nécessité de dénoncer ce comportement criminel et de dissuader d’autres personnes de commettre des crimes semblables. Les expériences que M. Morris a lui-même vécues au sein de sa collectivité, telles qu’il les a relatées à Mme Sibblis, démontrent clairement que les personnes qui, comme lui, choisissent d’adopter un comportement criminel dangereux qui compromet inévitablement la sécurité de l’ensemble de la société causent des préjudices graves et bien réels à tous les citoyens.
[79] Le juge du procès peut toutefois se servir de la preuve du contexte social pour conclure qu’une peine qui accorde plus de poids à la réadaptation qu’à la dissuasion spécifique du délinquant, tout en reconnaissant la gravité de l’infraction, et qui tient compte des désavantages sociétaux que le délinquant a subis en raison de facteurs tels que le racisme systémique, répond mieux à l’objectif essentiel de la détermination de la peine énoncé à l’article 718.
[80] Combiner les différents objectifs de détermination de la peine constitue l’essence même du processus. Il est rare qu’une seule et unique peine convienne. Dès lors que la peine infligée respecte l’exigence de proportionnalité prévue à l’article 718.1, les juges du procès disposent d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour décider de la meilleure façon de combiner ces différents objectifs légitimes. Dès lors que les juges du procès agissent dans les limites de ce pouvoir discrétionnaire, le poids particulier qu’ils accordent à chacun de ces objectifs peut donner lieu à des peines différentes, qui n’en demeurent pas moins tout aussi appropriées.
[81] En l’espèce, il était loisible au juge du procès de s’appuyer sur la preuve du contexte social pour accorder plus de poids à l’objectif de réadaptation et moins à celui de la dissuasion spécifique, ce qui lui permettait de reconnaître que la peine infligée en définitive devait être adaptée au délinquant et tenir compte de son potentiel de réadaptation, sans pour autant diminuer la gravité du crime. La peine réellement infligée en fin de compte est appropriée, tant qu’elle reste proportionnelle à l’infraction et à la situation du délinquant.
[84] Si la complicité de la société dans le racisme institutionnel signifie que la dénonciation et la dissuasion générale doivent jouer un rôle moindre dans la détermination de la peine à infliger en cas de crimes graves, il s’ensuivra que les délinquants de race noire à l’origine de tels crimes, commis notamment avec des armes à feu, seront condamnés à des peines d’emprisonnement plus courtes que celles infligées aux délinquants de toute autre race se trouvant dans la même situation.
[86] Bien que nous rejetions l’affirmation selon laquelle la complicité de la société dans le racisme anti-Noir rend moins nécessaires la dénonciation et la dissuasion dans le cas des actes criminels graves, nous acceptons sans réserve que les juges chargés de la détermination de la peine doivent reconnaître la complicité de la société dans le racisme systémique et être attentifs à la possibilité que le processus de détermination de la peine lui-même puisse favoriser cette complicité. Une reconnaissance franche de l’existence du racisme systémique envers les Noirs et des torts causés par celui-ci, combinée à un examen attentif du type de preuve présentée dans la présente affaire, contribuera dans une certaine mesure à dissocier le processus de détermination de la peine de la complicité de la société dans le racisme anti-Noir.
b) Proportionnalité : le degré de responsabilité du délinquant
[87] Bien que nous ne soyons pas d’accord pour dire que la preuve de l’impact du racisme anti-Noirs sur le délinquant puisse diminuer la gravité de l’infraction ou que des inégalités systémiques diminuent l’autorité du tribunal, ou même son obligation de dénoncer les actes criminels graves, nous acceptons que la preuve du racisme anti-Noirs et de son impact sur le délinquant en question puisse être une considération importante lorsqu’il s’agit de déterminer la peine indiquée.
[88] Les juges chargés de la détermination de la peine ont toujours tenu compte des antécédents et du vécu du délinquant pour évaluer sa responsabilité morale à l’égard du crime et pour choisir une sanction parmi celles qu’ils peuvent infliger. Il y a plus de 40 ans, la Section d’appel de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse a, dans l’arrêt R. v. Bartkow (1978), 1978 CanLII 3731 (NS CA), 24 N.S.R. (2d) 518 (Sec. app.), p. 522, énoncé dans les termes suivants les objectifs du rapport présentenciel :
[traduction]
Il a pour objet de brosser un tableau de l’accusé en tant que citoyen : ses antécédents, sa famille, ses études, ses antécédents professionnels, sa santé physique et mentale, ses fréquentations, ses activités sociales, ainsi que son potentiel et ses motivations.
[89] Dans les arrêts Gladue, par. 69, et Ipeelee, par. 75-77, la Cour suprême a reconnu qu’il fallait tenir compte de « facteurs historiques et systémiques » pour déterminer la peine applicable à tous les délinquants. Ces facteurs revêtent une importance accrue pour les délinquants autochtones, compte tenu de leur histoire et de leur situation particulières (voir également R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167 (Anderson (CSC)), par. 21, 23-24; R. v. F.H.L., 2018 ONCA 83, 360 C.C.C. (3d) 189, par. 31-32; R. v. Brown, 2020 ONCA 657, 152 O.R. (3d) 650, par. 50-51).
[90] Dans les affaires Gladue et Ipeelee, les facteurs historiques et systémiques pertinents au regard de la détermination de la peine comprenaient la discrimination systémique, tant passée que présente, dont étaient victimes les Autochtones, en particulier dans le système de justice pénale. Le vécu des Noirs au Canada est également marqué par la discrimination. Les Noirs partagent avec les Autochtones bon nombre des mêmes désavantages découlant de cette discrimination. Les rapports déposés lors de la détermination de la peine de M. Morris témoignent de façon éloquente des origines historiques de cette discrimination et des effets pernicieux qu’elle a toujours sur de nombreux aspects de la vie quotidienne des Noirs au Canada.
[91] Il ne fait aucun doute que la preuve qui est produite à l’étape de la détermination de la peine et qui décrit l’existence et les conséquences du racisme anti-Noirs dans la collectivité à laquelle appartient le délinquant, de même que l’impact de ce racisme sur la situation et les choix de vie du délinquant font partie des antécédents et de la situation de ce dernier. La preuve est non seulement admissible, elle est, dans bien des cas, essentielle pour se faire une idée exacte du délinquant en tant que personne et citoyen.
[92] Notre Cour a reconnu que des facteurs systémiques et historiques, y compris ceux attribuables au racisme anti-Noirs, peuvent être pertinents lorsqu’il s’agit de déterminer la peine dans le cas des délinquants noirs. Dans l’arrêt Borde, au par. 32, voici ce qu’écrit le juge Rosenberg au nom de la Cour :
[traduction]
[L]es principes qui s’appliquent généralement à tous les délinquants, y compris les Afro-Canadiens, sont suffisamment larges et souples pour permettre au tribunal chargé de la détermination de la peine, dans les cas appropriés, de tenir compte des facteurs systémiques et historiques qui peuvent avoir joué un rôle dans la perpétration de l’infraction. […] [Non souligné dans l’original.]
[traduction]
Les facteurs qui « peuvent avoir joué un rôle dans la perpétration de l’infraction » dont il est question englobent un large éventail de considérations potentielles. Ces facteurs comprennent toute explication de la perpétration du crime par le délinquant. Si les préjugés raciaux et sexistes dont fait l’objet le délinquant aident à expliquer pourquoi il a commis le crime, on peut dire que ces facteurs ont « joué un rôle dans la perpétration de l’infraction ». [Non souligné dans l’original; citant Borde, par. 32.]
[94] Dans l’arrêt Hamilton, notre Cour poursuit en expliquant, au par. 141, que les circonstances défavorables, y compris celles liées au racisme, peuvent atténuer dans une certaine mesure la responsabilité personnelle de l’auteur de l’infraction. La Cour y cite avec approbation l’observation suivante du juge Durno dans le jugement R. v. G.B., [2003] O.J. no 3218 (C.S.), au par. 45 :
[traduction]
Les antécédents du délinquant sont toujours un facteur pertinent au regard de la détermination de la peine. La peine doit être adaptée à la fois à l’infraction et à son auteur. Une personne issue d’un milieu défavorisé, qui a été victime de préjugés systémiques ou de racisme, ou qui a été exposée à des violences physiques, sexuelles ou émotionnelles, peut se voir infliger une peine moins lourde qu’une personne issue d’un milieu stable et paisible, lorsque l’infraction est liée d’une manière ou d’une autre à ce milieu ou à des facteurs systémiques. Les facteurs pertinents pour évaluer les antécédents d’une personne seront spécifiques à chaque cas. Il est rare qu’un seul facteur soit déterminant.
[95] L’arrêt Borde a récemment été suivi par notre Cour dans l’affaire R. v. Rage, 2018 ONCA 211, par. 13-14, et a été appliqué dans d’autres provinces (voir, par ex., R. v. Gabriel, 2017 NSSC 90, 37 C.R. (7th) 206, par. 50 (citant R. v. “X”, 2014 NSPC 95, 353 N.S.R. (2d) 130)).
[97] Il doit toutefois exister un lien quelconque entre le racisme flagrant et systémique constaté dans la collectivité et les circonstances ou les faits qui expliqueraient ou atténueraient la responsabilité de l’auteur des actes criminels en question. Le racisme peut avoir eu une incidence sur le délinquant d’une manière qui influe sur sa culpabilité morale à l’égard du crime ou peut être pertinent d’une autre façon aux fins de la détermination de la peine appropriée. En l’absence d’un lien quelconque, une atténuation de la peine fondée exclusivement sur l’existence d’un racisme flagrant ou institutionnel constitue une réduction de peine fondée sur la couleur de la peau de l’auteur de l’infraction. Tout le monde s’accorde à dire qu’aucun tribunal ne peut accorder une telle réduction de peine (voir, par ex., F.H.L., par. 45-49; R. v. Elvira, 2018 ONSC 7008, par. 21-25; R. v. Ferguson, 2018 BCSC 1523, 420 C.R.R. (2d) 22, par. 126-29; et R. v. Biya, 2018 ONSC 6887, par. 36, inf. pour d’autres motifs, 2021 ONCA 171).
[98] Les arrêts Borde et Hamilton ont tous deux expliqué en termes généraux le lien entre le racisme anti-Noir et les facteurs pertinents pour la détermination d’une peine appropriée. On trouve des termes semblables dans les arrêts Gladue et Ipeelee en ce qui concerne les « facteurs historiques et systémiques ». La preuve peut être pertinente de plus d’une façon au regard de la détermination de la peine.
[99] La preuve relative au contexte social peut expliquer la perpétration de l’infraction et atténuer la responsabilité personnelle et la culpabilité de l’auteur de l’infraction. Les craintes vives et constantes de M. Morris à l’égard de nombreuses personnes de son entourage, y compris la police, ont été avancées comme explication possible de sa possession d’une arme à feu chargée. Les renseignements contenus dans les deux rapports confirmaient que les craintes de M. Morris étaient réelles et justifiées et s’expliquaient en partie par le racisme systémique qui avait contribué à modeler sa perception de son entourage, de ses relations avec les autres personnes de son entourage et de ses rapports avec la police.
[100] Il était loisible au juge du procès de conclure que la preuve relative au racisme anti-Noirs avait joué un rôle dans la forte crainte qu’éprouvait M. Morris pour sa sécurité personnelle au sein de la collectivité. Cet état d’esprit constituait une explication atténuante de la possession par M. Morris de l’arme de poing chargée et dissimulée. Envisagée sous cet angle, la preuve relative au racisme anti-Noirs, qui avait contribué à faire naître chez M. Morris une crainte expliquant pourquoi il avait en sa possession une arme à feu chargée, s’apparente, aux fins de la détermination de la peine, à une preuve selon laquelle M. Morris avait été terrorisé par un individu de son entourage et qu’il s’était procuré une arme parce qu’il craignait vraiment cet individu. Dans l’un ou l’autre des scénarios, le contrevenant explique pourquoi il possède une arme chargée, ce qui, dans une certaine mesure, atténue sa responsabilité morale à l’égard de son choix (voir R. v. Boussoulas, 2015 ONSC 1536, par. 6-7, 20, conf. par 2018 ONCA 222, 407 C.R.R. (2d) 44).
[101] Il faut toutefois souligner que la crainte véritable de M. Morris, quelle qu’en soit la cause, ne représente qu’une circonstance atténuante limitée. Il n’en demeure pas moins qu’il a choisi de se procurer une arme chargée mortelle qu’il a dissimulée et qu’il avait en sa possession en public. Comme nous l’avons indiqué précédemment, les raisons invoquées par M. Morris pour choisir de se procurer une arme n’enlèvent rien à la gravité de son crime. Même si l’explication qu’il a donnée pour justifier la possession de l’arme de poing chargée rend un peu moins répréhensibles les actes qu’il a commis, ceux-ci ont quand même mis en danger des citoyens et des policiers qui s’acquittaient légalement de leurs fonctions et représentaient un véritable risque.
c) La proportionnalité : Combiner les objectifs de la détermination de la peine
[102] Les éléments de preuve relatifs au contexte social peuvent également être pertinents aux fins de la détermination de la peine même s’ils ne contribuent pas à atténuer la responsabilité morale du délinquant. Comme il a été indiqué précédemment, la preuve relative au contexte social peut fournir des indications précieuses, tant en ce qui concerne la nécessité de dissuader le délinquant de récidiver que les perspectives de réadaptation du délinquant. Les éléments de preuve concernant les antécédents et la situation du délinquant permettent au juge chargé de la détermination de la peine de déterminer avec plus d’exactitude dans quels cas il est préférable de combiner les objectifs parfois contradictoires de la détermination de la peine, comme la réinsertion sociale et la dénonciation, pour déterminer une peine qui respecte le principe de la proportionnalité et l’objectif fondamental de la détermination de la peine de l’art. 718.
[103] Par exemple, la preuve selon laquelle le délinquant a eu de nombreux démêlés avec la police peut signifier une chose dans une collectivité, mais tout à fait autre chose dans une collectivité où l’influence du racisme anti-Noirs a engendré des rapports de confrontation et d’antagonisme entre la police et les membres de cette collectivité, en particulier chez les jeunes hommes noirs. En comprenant le milieu social dans lequel le délinquant a eu des démêlés avec la police, le juge chargé de la détermination de la peine est mieux à même de déterminer une peine qui, dans la mesure du possible, tient compte de façon réaliste des besoins et du potentiel du délinquant, ainsi que de la gravité de l’infraction.
[105] La compréhension de l’impact du racisme anti-Noirs sur divers aspects de la vie d’un délinquant aide le juge chargé de la détermination de la peine à élaborer une peine assortie de conditions favorisant la réinsertion sociale du délinquant en tenant compte de façon directe et positive des répercussions négatives du racisme systémique. La thérapie que le juge du procès a ordonné au délinquant de suivre dans son ordonnance de probation en l’espèce avait ce potentiel, tout comme les conditions détaillées de la peine d’emprisonnement avec sursis infligée dans l’arrêt Anderson (C.A.N.-É.), aux par. 72-73.
[106] En résumé, la preuve relative au contexte social, qui aide à comprendre comment le délinquant est arrivé à commettre l’infraction ou qui permet une évaluation plus éclairée et plus exacte de ses antécédents, de sa personnalité et de son potentiel au moment de choisir parmi les sanctions possibles, est pertinente et admissible lors de la détermination de la peine. La reconnaissance, dans le processus de détermination de la peine, de la réalité du racisme anti-Noirs et de ses répercussions sur des délinquants comme M. Morris, renforce la légitimité du système de justice pénale aux yeux de la société et en particulier aux yeux des citoyens qui ont de bonnes raisons de considérer le système de justice pénale raciste et injuste. Un processus de détermination de la peine qui reconnaît franchement les réalités du vécu du délinquant et qui en tient compte franchit un pas important vers l’objectif d’une justice égale pour tous.
[107] Nous ne voyons rien de nouveau dans la façon d’aborder la détermination de la peine que nous venons d’exposer. Elle reflète l’approche individualisée en matière de détermination de la peine qui a toujours été suivie par les tribunaux canadiens. Dans sa forme actuelle, le processus de détermination de la peine permet de tenir compte de façon juste et appropriée du racisme anti-Noirs et de son incidence sur la responsabilité du délinquant, ainsi que du choix de la sanction appropriée dans tous les cas de figure. Ce qui est nouveau, c’est le genre de renseignements que l’on trouve dans des documents comme les deux rapports qui ont été déposés dans la présente affaire, ainsi que la volonté des tribunaux d’admettre ces éléments de preuve, de les comprendre et d’agir en conséquence.
(iii) Le principe de la parité
[108] Le principe de la parité énoncé à l’al. 718.2b) exige que, dans la mesure où les délinquants et leurs infractions sont semblables, leurs peines soient similaires. La parité vise l’égalité réelle. S’il y a des différences importantes entre les circonstances de l’infraction ou la situation du délinquant, ces différences doivent être reflétées dans les peines infligées. La peine qui tient compte de ces différences ne va pas à l’encontre du principe de la parité; elle reconnaît plutôt comme il se doit le lien qui existe entre ce principe et le principe fondamental de la proportionnalité (Friesen, par. 32-33; Ipeelee, par. 79).
(iv) Le principe de modération
[111] Selon le régime législatif créé par la partie XXIII, l’emprisonnement devrait être la sanction de dernier recours. Ce principe est énoncé aux al. 718.2d) et e), qui obligent le tribunal à tenir compte de :
d) l’obligation, avant d’envisager la privation de liberté, d’examiner la possibilité de sanctions moins contraignantes lorsque les circonstances le justifient;
e) l’examen, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones, de toutes les sanctions substitutives qui sont raisonnables dans les circonstances et qui tiennent compte du tort causé aux victimes ou à la collectivité.
[112] Il s’agit dans les deux cas de dispositions réparatrices qui s’appliquent à tous les délinquants (Gladue, par. 36, 45-48). Elles visent à remédier au recours trop fréquent reconnu à l’incarcération comme sanction pénale au Canada (Gladue, par. 57). Le principe de modération s’applique lorsqu’il s’agit à la fois de se prononcer sur l’opportunité d’infliger une peine d’emprisonnement et, le cas échéant, de fixer la durée de cet emprisonnement (Gladue, par. 79, 93). Le principe de modération doit toutefois respecter les limites fixées par le principe fondamental de la proportionnalité. Ainsi que le juge Moldaver l’a déclaré dans l’arrêt Suter, au par. 56, « le principe fondamental de la proportionnalité doit prévaloir dans tous les cas ».
[113] Bien que le principe de modération s’applique à la détermination de la peine de tous les contrevenants, l’al. 718.2e) oblige le juge à accorder une attention particulière aux « délinquants autochtones ». Il n’est pas surprenant que, compte tenu de ce libellé, les tribunaux aient vu à l’al. 718.2e) la volonté du législateur de les obliger à adopter une approche différente lorsqu’ils appliquent le principe de modération à la détermination de la peine des délinquants autochtones. Cette approche a d’abord été établie dans l’arrêt Gladue et a été développée dans l’arrêt Ipeelee. Aucune des parties ne s’oppose à la méthodologie proposée dans ces décisions, telle qu’elle est appliquée aux délinquants autochtones. Toutefois, certains intervenants soutiennent que la Cour devrait étendre cette approche à la détermination de la peine des délinquants noirs.
[114] Les délinquants autochtones sont mentionnés expressément à l’al. 718.2e) pour deux raisons. Tout d’abord, les problèmes associés à la surincarcération ont un impact particulièrement dévastateur dans le cas des communautés autochtones (Gladue, par. 58-65; Ipeelee, par. 56-58). Ensuite, pour bon nombre de délinquants autochtones et leurs communautés, certains des principes et des objectifs qui sous-tendent la détermination de la peine à la partie XXIII ne cadrent pas avec les valeurs autochtones ou ne reflètent pas le vécu ou les points de vue uniques de nombreuses communautés autochtones. En bref, ce qui représente une peine « juste » du point de vue non autochtone ne sera pas nécessairement considéré comme une peine « juste » du point de vue historique et culturel très différent du délinquant autochtone et de sa communauté (Gladue, par. 70-74, 77).
[115] La situation unique des délinquants autochtones, qui nécessite un examen particulier lorsqu’il est question du principe de modération, englobe à la fois les facteurs systémiques et historiques qui peuvent expliquer comment le délinquant en est arrivé à se retrouver devant le tribunal, ainsi que le point de vue unique des Autochtones quant à la meilleure façon de déterminer une peine juste qui protège la société (Gladue, par. 66, 93).
[116] Dans l’arrêt Ipeelee, au par. 73, la Cour suprême a reconnu que des facteurs systémiques et historiques, y compris les préjugés institutionnels et la discrimination, pouvaient être pris en compte pour déterminer le degré de responsabilité morale du délinquant autochtone à l’égard du crime. De plus, les facteurs culturels et historiques uniques qui ont façonné l’attitude des Autochtones à l’égard de la criminalité et des peines pourraient avoir une incidence sur le choix de la sanction qui permet le mieux d’atteindre l’objectif de la détermination de la peine énoncé à l’art. 718. Abordant l’importance des différences culturelles et historiques, le juge LeBel a fait observer, au par. 74 :
La deuxième catégorie de circonstances — les types de sanctions susceptibles d’être appropriés — a trait non pas au degré de culpabilité du délinquant, mais bien à l’efficacité de la peine elle‑même. Comme le soulignent les juges Cory et Iacobucci au par. 73 de l’arrêt Gladue, « [c]e qu’il importe de reconnaître, c’est que, pour beaucoup sinon la plupart des délinquants autochtones, les concepts actuels de la détermination de la peine sont inadaptés parce que, souvent, ces concepts n’ont pas permis de répondre aux besoins, à l’expérience et à la façon de voir des peuples et communautés autochtones. » Comme l’affirme la [Commission royale sur les peuples autochtones], à la p. 336 de son rapport [Par-delà les divisions culturelles : Un rapport sur les autochtones et la justice pénale au Canada (Ottawa, 1996)], le « lamentable échec » du système canadien de justice pénale à l’endroit des peuples autochtones découle de ce qu’« autochtones et non‑autochtones affichent des conceptions extrêmement différentes à l’égard de questions fondamentales comme la nature de la justice et la façon de l’administrer ». Les principes énoncés dans l’arrêt Gladue obligent le juge, lorsqu’il détermine la peine, à éviter de présumer que tous les délinquants et toutes les collectivités partagent les mêmes valeurs, et à reconnaître que, compte tenu de la présence de conceptions du monde foncièrement différentes, l’imposition de sanctions différentes ou substitutives peut permettre d’atteindre plus efficacement les objectifs de détermination de la peine dans une collectivité donnée.
[118] Nous ne sommes pas d’accord pour dire que la Cour devrait assimiler les délinquants noirs aux délinquants autochtones pour l’application de l’al. 718.2e). Nous arrivons à cette conclusion pour deux raisons.
[119] L’élaboration des politiques en matière de détermination de la peine revient d’abord et avant tout au législateur. Or, le législateur a choisi de désigner expressément un groupe — les délinquants autochtones — pour l’application du principe de modération dans la détermination de la peine, particulièrement en ce qui concerne l’incarcération. Comme la Cour l’a dit dans l’arrêt Gladue, au par. 37 :
Logiquement, la mention spéciale de la situation des délinquants autochtones, juxtaposée à la directive générale de tenir compte des « circonstances » dans le cas de tous les délinquants, signifie que les juges devraient porter une attention particulière aux circonstances dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones parce que ces circonstances sont particulières, et différentes de celles dans lesquelles se trouvent les non‑autochtones. Le fait notamment que la mention des délinquants autochtones soit contenue à l’al. 718.2e), disposition incitant à la retenue dans le recours à l’emprisonnement, donne à penser qu’il y a, dans le cas des autochtones, quelque chose de différent qui pourrait précisément faire de l’emprisonnement une sanction moins appropriée ou moins utile. [Soulignement omis.]
[120] De même, dans l’arrêt Ipeelee, au par. 59, la Cour a estimé que la mention des délinquants autochtones à l’al. 718.2e) devait être interprétée comme une indication que leur situation est unique et qu’elle est sensiblement différente de celle des délinquants non autochtones.
[121] Le libellé de l’al. 718.2e) ne pourrait être plus clair. Les délinquants autochtones sont mentionnés expressément aux fins de l’application du principe de modération énoncé à cet alinéa. Il n’appartient pas au tribunal de modifier dans les faits ce libellé pour y ajouter d’autres groupes identifiables.
[122] Quoi qu’il en soit, les raisons évoquées dans les arrêts Gladue et Ipeelee pour justifier l’application différente du principe de modération à l’égard des délinquants autochtones ne s’appliquent pas aux délinquants noirs. On ne saurait douter que l’effet du racisme anti-Noirs sur un délinquant donné peut atténuer la responsabilité de ce délinquant à l’égard du crime, mais tout comme pour les délinquants autochtones, rien ne permet de conclure que les délinquants noirs ou les communautés noires ont une conception fondamentalement différente de la justice ou de ce qui constitue une peine « juste » dans une situation donnée. La culture du délinquant autochtone et la relation historique des Autochtones avec le Canada non autochtone sont véritablement uniques. Ce caractère unique explique la mention très précise et exclusive des « délinquants autochtones » à l’al. 718.2e).
[123] Même si nous refusons de mettre sur le même pied les délinquants noirs et les délinquants autochtones pour l’application de l’al. 718.2e), les arrêts Gladue et Ipeelee peuvent à plusieurs égards s’avérer utiles pour la détermination de la peine des délinquants noirs (voir Borde, par. 30). Tout comme pour la discrimination subie par les délinquants autochtones, les tribunaux devraient prendre connaissance d’office de l’existence d’un racisme anti-Noirs au Canada et de ses possibles conséquences sur les délinquants. Les tribunaux devraient admettre les éléments de preuve sur la détermination de la peine qui visent à démontrer l’existence d’un racisme anti-Noirs au sein de la collectivité à laquelle appartient le délinquant, et tenir compte de l’incidence de ce racisme sur les antécédents et la situation du délinquant. De même, pour examiner le principe de modération, les tribunaux devraient tenir compte de la surincarcération bien établie des délinquants de race noire, en particulier les jeunes délinquants de sexe masculin. Enfin, comme dans le cas des délinquants autochtones, la discrimination subie par les délinquants noirs et son incidence sur leurs antécédents, leur personnalité et leur situation peuvent, dans un cas donné, faciliter la détermination de la responsabilité morale du délinquant à l’égard du crime ou permettre la combinaison des divers objectifs de la détermination de la peine pour arriver à une sanction appropriée dans les circonstances.
[124] Le principe de modération joue un rôle précis et important dans la détermination de la peine pour les crimes graves comme ceux impliquant la possession illégale d’armes de poing chargées. En raison de la gravité des crimes impliquant la possession d’armes de poing chargées, il sera habituellement nécessaire d’infliger une peine privative de liberté pour refléter la gravité du crime.
[125] La nécessité d’infliger une peine de réclusion ne met toutefois pas fin à l’application du principe de modération. Ce principe oblige le tribunal qui estime qu’il convient de condamner l’individu à une peine d’emprisonnement de moins de deux ans de se demander si l’individu pourrait purger cette peine dans la collectivité dans le cadre d’une peine d’emprisonnement avec sursis (Code criminel, art. 742.1). Le principe de modération favorise la peine d’emprisonnement avec sursis si cette peine respecte le principe de la proportionnalité (voir R. c. R.N.S., 2000 CSC 7, [2000] 1 R.C.S. 149, par. par. 21).
[126] Depuis que la Cour suprême a invalidé les peines minimales obligatoires dans l’arrêt Nur, la loi permet les peines d’emprisonnement avec sursis dans le cas des infractions visées à l’art. 95. Comme la Cour d’appel l’a expliqué de façon convaincante dans l’arrêt Anderson (C.A.N.-É.), une peine d’emprisonnement avec sursis soigneusement conçue qui tient compte des objectifs de dénonciation et de dissuasion et du potentiel de réadaptation du délinquant peut, dans certaines situations, constituer une peine appropriée pour une infraction visée à l’art. 95 (voir également R. v. Shunmuganathan, 2016 ONCJ 519; R. v. Dalton, 2018 ONSC 544).
[127] Une peine d’emprisonnement avec sursis, comme celle dont il est question dans l’arrêt Anderson (C.A.N.-É.), aux par. 126-141, ne peut être infligée que si l’avocat de l’accusé fournit au tribunal les renseignements nécessaires pour justifier l’imposition d’une peine d’emprisonnement avec sursis. Ces renseignements doivent non seulement porter sur la situation du délinquant, mais aussi proposer des conditions qui répondent concrètement au besoin de dissuasion, de dénonciation et de surveillance du délinquant. Les renseignements fournis par l’avocat sur la peine doivent donner au juge chargé de la détermination de la peine des raisons de croire que le délinquant s’engagera à respecter les conditions de la peine d’emprisonnement avec sursis proposée.
[130] Le principe de modération s’applique également d’une autre façon. Même si le juge chargé de la détermination de la peine décide que l’incarcération est nécessaire, il lui reste à déterminer la durée de la peine. Une peine de plus de deux ans exclut la possibilité d’une probation (Code criminel, art. 731). Si le juge chargé de la détermination de la peine estime que la fourchette des peines applicables à l’infraction et au délinquant en question comprend une peine de deux ans et que la probation contribuerait à la réadaptation du délinquant, le principe de modération favorise l’imposition d’une peine d’au plus deux ans, même si une période d’incarcération un peu plus longue se situerait également dans la fourchette appropriée.
[131] Ainsi que le tribunal l’a indiqué dans l’arrêt R. v. Smickle, 2013 ONCA 678, 304 C.C.C. (3d) 371, par. 30, motifs complémentaires, 2014 ONCA 49, 306 C.C.C. (3d) 351, des peines égales ou légèrement inférieures à deux ans peuvent convenir pour certaines infractions visées à l’art. 95. Lorsque le juge détermine qu’une peine appropriée se situe dans cette fourchette, l’avocat et le juge doivent explorer à fond les diverses options qui permettraient d’éliminer ou de réduire la période d’incarcération réelle du délinquant tout en respectant le principe de la proportionnalité.
B. ADMISSIBILITÉ DU RAPPORT ET DU TÉMOIGNAGE DE Mme SIBBLIS
[134] Les renseignements qui permettent de faire la lumière sur les antécédents, la personnalité et la situation du délinquant, ou qui aident à expliquer pourquoi il a commis l’infraction, sont pertinents aux fins de la détermination de la peine et sont susceptibles d’être admissibles. Une grande partie des renseignements fournis par Mme Sibblis concernent les antécédents, la personnalité et la situation de l’appelant. Mme Sibblis raconte le parcours de vie de M. Morris, un jeune homme noir qui a grandi et vécu à Toronto.
[139] Nous reconnaissons qu’à certains égards, une expertise est nécessaire pour pouvoir donner une opinion qui établit un lien entre le vécu du délinquant et l’incidence du racisme anti-Noirs. Mme Sibblis possédait cette expertise en raison de son bagage universitaire et de son expérience clinique. Elle était compétente pour donner une opinion sur le lien entre le racisme anti-Noirs et les démêlés de M. Morris avec la justice pénale.
[144] Nous souhaiterions ajouter une observation concernant les rapports comme le rapport de Mme Sibblis. Les personnes qui rédigent des rapports présentenciels et des rapports Gladue sont tenues de présenter au tribunal un portrait objectif et équilibré du délinquant (R. v. Lawson, 2012 BCCA 508, 294 C.C.C. (3d) 369, par. 28). Les personnes qui préparent des rapports sur le contexte social ont la même obligation. Mme Sibblis a reconnu qu’elle était soumise à cette obligation.
[145] Afin de maintenir cette objectivité, l’auteur du rapport ne peut prétendre parler au nom du délinquant ou défendre ses intérêts. L’auteur d’un rapport sur le contexte social doit également faire la distinction entre les faits et les perceptions et croyances que le délinquant lui a exprimées. Les perceptions et les faits sont importants, mais ce n’est pas la même chose. Par exemple, les affirmations du délinquant selon lesquelles il a été maltraité par la police et par les autorités correctionnelles et a fait l’objet de conditions de mise en liberté sous caution déraisonnables ne sauraient être présentées comme des faits dans le rapport. Cette mise en garde est particulièrement importante lorsque le juge et le jury ont conclu que le contrevenant a, comme c’est le cas de M. Morris, fait sous serment de fausses allégations graves d’inconduite policière.
[146] Un rapport sur le contexte social bien préparé doit également tenir compte des renseignements disponibles dans les documents de source primaire recueillis. Toute allégation selon laquelle un fait ou un incident particulier s’explique par un préjugé institutionnel ne peut être évaluée objectivement que par référence aux faits réels révélés dans des documents de source primaire fiables tels que les dossiers médicaux. Par exemple, le rapport de Mme Sibblis laisse entendre que le racisme systémique pourrait expliquer pourquoi il n’y a pas eu de suivi en ce qui concerne les problèmes psychiatriques diagnostiqués de M. Morris. Les dossiers médicaux indiquent toutefois que le psychiatre a prescrit des médicaments et une psychothérapie de suivi. M. Morris a choisi de ne pas prendre les médicaments et de ne pas retourner voir le psychiatre pour la psychothérapie.
[147] Les rapports comme celui de Mme Sibblis ne sont pas courants en Ontario. Nous sommes d’accord avec l’affirmation de la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse dans l’arrêt Anderson (C.A.N.-É.) selon laquelle ces rapports peuvent être d’une grande utilité pour les juges chargés de la détermination de la peine. Il est à espérer que leur préparation pourra être adéquatement financée et que ces rapports deviendront courants à l’étape de la détermination de la peine en Ontario dans les cas appropriés. Nous sommes convaincus qu’avec plus d’expérience dans la préparation de ces rapports et un meilleur encadrement de la part des tribunaux, les auteurs de ces rapports comprendront la nécessité de présenter une évaluation objective, tout en évitant de donner l’impression de prendre fait et cause pour le délinquant.
C. LES ERREURS REPROCHÉES AU JUGE DU PROCÈS
[151] L’article 95 criminalise un large éventail de comportements. Les actes commis par M. Morris se situent à l’extrémité du spectre des comportements interdits par l’art. 95 qui concernent les « véritables crimes ». Comme l’a indiqué notre Cour et, plus important encore, la Cour suprême du Canada, les crimes comme ceux commis par M. Morris exigent des peines exemplaires. Dans la plupart des cas, une peine pénitentiaire devra être infligée. Dans certaines situations où il existe de fortes circonstances atténuantes, le tribunal peut infliger la peine privative de liberté maximale ou une peine tout juste inférieure (deux ans moins un jour) (voir Smickle, par. 30; Nur (ONCA), par. 6, 17-23 et 206; et Nur (CSC), par. 82)..
[157] Les remords peuvent donner lieu à une réduction significative de la peine lorsqu’ils s’accompagnent de la reconnaissance, par l’auteur des crimes, de sa responsabilité. La combinaison des remords et de la reconnaissance de sa responsabilité offre de bonnes raisons d’espérer que le délinquant ne récidivera pas. Le juge du procès semble avoir compris que les remords du délinquant ne pouvaient donner lieu à une réduction significative de la peine que lorsqu’ils s’accompagnaient d’une reconnaissance de sa responsabilité.
[174] Toutes les parties conviennent qu’un juge du procès peut réduire la peine pour tenir compte des actes répréhensibles qui ont été commis par des représentants de l’État et qui sont liés aux circonstances de l’infraction ou à la situation du délinquant (Nasogaluak, par. 3, 47). Le recours excessif à la force dans le cadre de la détention ou de l’arrestation d’un individu, même si l’arrestation ou la détention concerne une infraction différente de celle ayant en définitive fait l’objet d’une poursuite, peut constituer un acte répréhensible qui est commis par un représentant de l’État et qui se rapporte aux circonstances de l’infraction ou à la situation du délinquant.
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