R. c. Brunelle, 2024 CSC 3
[66] Dans l’arrêt O’Connor, notre Cour a énoncé que tant l’art. 7 de la Charte que les garanties procédurales spécifiques prévues aux art. 8 à 14 visent à protéger à la fois l’intérêt individuel des personnes accusées à un procès équitable et l’intégrité du système judiciaire dans son ensemble (par. 64 et 73). Ce faisant, la Cour n’a pas reconnu un quelconque « droit à la protection contre l’abus de procédure » dans la Charte. Elle a plutôt préféré affirmer que « [s]elon les circonstances, différentes garanties en vertu de la Charte pourront entrer en jeu » (par. 73).
[67] Parfois, les garanties procédurales spécifiques de la Charte seront les mieux adaptées pour corriger des abus de procédure. Par exemple, lorsqu’une personne accusée allègue qu’une inconduite de la Couronne l’a empêchée d’être jugée dans un délai raisonnable, la demande devrait être traitée au moyen du cadre d’analyse relatif à l’al. 11b) de la Charte (O’Connor, par. 73).
[68] Lorsqu’aucune des garanties procédurales spécifiques ne vise l’inconduite alléguée, notre Cour a établi que l’art. 7 de la Charte agit comme rempart et fournit une protection supplémentaire aux personnes accusées en les protégeant contre les conduites étatiques qui portent atteinte d’autres façons à l’équité du procès et contre celles, dites « résiduelles », qui minent autrement l’intégrité du système de justice (Nixon, par. 36). En ce sens, l’art. 7 joue un rôle complémentaire à celui des art. 8 à 14 en offrant, contre les abus de procédures, une protection résiduelle qui va au-delà des protections offertes par les garanties spécifiques prévues aux art. 8 à 14. Ce rôle a également été reconnu à maintes reprises par la Cour à l’extérieur du cadre de l’abus de procédure (R. c. J.J., 2022 CSC 28, par. 113; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443, par. 24; R. c. White, 1999 CanLII 689 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 417, par. 44; R. c. Mills, 1999 CanLII 637 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 668, par. 72 et 76; R. c. Pearson, 1992 CanLII 52 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 665, p. 688; R. c. Seaboyer, 1991 CanLII 76 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 577, p. 603; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), 1990 CanLII 135 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 425, p. 537-538).
[69] Il n’est donc pas inusité que l’art. 7 de la Charte soit invoqué en même temps qu’une ou plusieurs autres garanties procédurales. Ce sera le cas lorsque, par exemple, une conduite étatique abusive alléguée ne se limite pas simplement à la violation d’une garantie procédurale prévue aux art. 8 à 14. En effet, des conduites étatiques abusives peuvent prendre toutes sortes de formes. Notre Cour a d’ailleurs reconnu expressément qu’il peut y avoir des cas où « la nature et le nombre des incidents considérés globalement nécessiteraient l’arrêt des procédures même si, pris isolément, ils ne le justifieraient pas » (Babos, par. 73). Cette affirmation s’applique tout autant au stade de la détermination de l’existence d’un abus de procédure. Ainsi, l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle peut résulter d’un cumul d’incidents ou d’inconduites étatiques. De plus, rien ne s’oppose à ce que ces incidents ou ces inconduites prennent la forme de violations d’une garantie procédurale de la Charte et que, par conséquent, l’abus de procédure allégué résulte d’un cumul de violations d’une ou de plusieurs garanties.
[70] Dans ces circonstances, comment concilier les cadres d’analyse en jeu? Notre Cour a tenté par le passé d’établir l’ordre de priorité qu’elle doit suivre lorsqu’une violation de l’art. 7 de la Charte est invoqué conjointement avec une violation d’une ou plusieurs garanties procédurales (R. c. Harrer, 1995 CanLII 70 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 562, par. 13; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392, par. 76; J.J., par. 213 et 327), mais étant donné les liens « inextricable[s] » entre ces dispositions (Seaboyer, p. 603; Mills, par. 69; J.J., par. 114) et le caractère complémentaires de celles-ci, elle a préféré conclure ainsi :
La méthode qu’il convient d’employer pour évaluer de multiples violations de la Charte alléguées par l’accusé peut dépendre des faits de l’espèce, de la nature des droits protégés par la Charte en jeu et de la manière dont ils se recoupent. La Cour a affirmé à maintes reprises que la méthode pour ce faire est fortement tributaire du contexte et des faits . . .
(J.J., par. 115)
[71] Dans le contexte de l’abus de procédure, il convient de rappeler que tant l’art. 7 que les art. 8 à 14 de la Charte visent à protéger l’individu contre les conduites qui sont inéquitables ou vexatoires au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du système de justice (O’Connor, par. 64 et 73). Il s’ensuit que les cadres d’analyse de ces dispositions peuvent coexister. En effet, il est tout à fait approprié d’avoir recours au cadre d’analyse de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle développé pour l’application de l’art. 7 afin d’analyser tout cumul de violations d’une ou de plusieurs garanties procédurales dans le but de déterminer si l’ensemble de ces violations atteint le seuil requis pour établir l’existence de l’abus de procédure, soit une atteinte à l’intégrité du système de justice.
[72] Bien entendu, le cadre d’analyse applicable à chacune de ces garanties procédurales demeurera pertinent pour déterminer si les violations qui composent le cumul ont bel et bien eu lieu. En fait, la détermination de l’existence des violations composant le cumul devra, en toute logique, précéder la détermination de l’existence de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle. Ce faisant, les cadres d’analyse coexistent ensemble, ceux des garanties procédurales étant imbriqués dans celui de l’art. 7.
[73] Avant de me tourner vers le cadre d’analyse applicable en l’espèce, je tiens à réitérer que la preuve d’une ou de plusieurs violations n’est pas nécessaire aux fins d’établir l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, car en ce qui concerne ce type d’abus, l’accent est mis sur les conduites qui minent l’intégrité du système de justice, et ce, indépendamment de leur caractère attentatoire à d’autres droits de la Charte.
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