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samedi 23 août 2025

Les éléments essentiels de l’infraction de harcèlement criminel et comment apprécier si l'envoi d'une lettre constitue une telle infraction

R. c. Latendresse, 2023 QCCQ 2357

Lien vers la décision


[33]        Tel que libellé, le chef d’accusation reproche à Latendresse d’avoir commis l’infraction de harcèlement « en posant un acte interdit par l’alinéa 264(2) du Code », mais sans préciser lequel. En conséquence, compte tenu de l’absence de requête en précisions (art. 587 C.cr.), la poursuite a le loisir de prouver l’infraction selon l’un ou l’autre des modes prévus.

[34]        Dans une série de décisions récentes[6], la Cour d’appel du Québec a résumé les éléments essentiels de l’infraction de harcèlement criminel.

[35]         Le sens du terme « harceler » que l’on retrouve à l’art. 264 C.cr. requiert que la poursuite établisse que le plaignant a été tourmenté, troublé, continuellement ou sans cesse inquiet, tracassé, confus ou importuné[7]. Notons que cette liste n’est pas cumulative, de sorte que chacun des concepts pourra être synonyme de « harcelé »[8].

[36]         Le fait de déranger ou ennuyer la plaignante ne constitue pas une infraction. Au même chapitre, une simple inquiétude ou un sentiment d’inconfort ne suffiront pas pour déclarer un individu coupable de harcèlement criminel[9]. Ceci dit, l’élément de la crainte subjective n’exige pas pour autant que la victime soit terrifiée ou que sa vie soit totalement bouleversée avant qu’elle ne puisse bénéficier de la protection de l’art. 264[10].

[37]        Au final, la poursuite doit établir hors de tout doute raisonnable les éléments suivants :

(1)  L’accusé a commis l’un des actes prévus à l’art. 264(2)(a), (b), (c) ou (d) du Code criminel;

(2)  La plaignante a été harcelée en raison de cet(s) acte(s);

(3)  L’accusé savait que la plaignante se sentait harcelée ou ne s’en souciait pas, ou l’ignorait volontairement;

(4)  Le comportement de l’accusé a fait craindre à la plaignante pour sa sécurité, ce qui s’étend non seulement à la sécurité physique, mais également à la sécurité psychologique ou émotionnelle[11]; et

(5)  La crainte du plaignant était raisonnable dans les circonstances, qui doivent être évaluées dans leur contexte[12].

[38]        Enfin, à plusieurs reprises, les tribunaux d’appel ont reconnu que l’infraction de harcèlement, lorsque fondée sur un « comportement menaçant » au sens de l’alinéa 264(2)(d) C.cr., peut être commise lors d’un seul incident, du moment que la personne ainsi visée a le sentiment d’être harcelée. La répétition du comportement ou sa continuité ne sont donc pas des éléments obligatoires de l’infraction[13].

b)   L’accusé a-t-il communiqué avec la plaignante de façon répétée?

[53]        Le ministère public soumet que toute communication ayant lieu plus d’une fois peut être considérée comme « répétée » aux fins de l’alinéa 264(2)(b) C.cr. Le Parlement n’ayant prévu aucun nombre minimal de communications, le sens ordinaire du mot doit être suivi, pourvu qu’il s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la disposition et l’intention du législateur.

[54]        La Couronne prétend qu’en l’espèce, il y a eu deux tentatives distinctes de communication de la part de Latendresse et celles-ci étaient effectivement « répétées » : le dépôt de la lettre et l’appel à la clinique.

[55]        La jurisprudence prône une interprétation fondée sur le contexte et le bon sens.

[56]        Dans l’arrêt R. v. Ohenhen, la Cour d’appel de l’Ontario a effectivement statué que la conduite qui a lieu plus d’une fois peut, selon les circonstances, constituer une conduite répétée[24]. Plus particulièrement, il n’est pas nécessaire qu’il y ait au moins trois événements ou communications pour entraîner l’application de l’alinéa 264(2)(b) C.cr.[25]. Une communication « répétée » a lieu plus qu’une fois, mais pas nécessairement plus que deux fois[26].

[57]        Cette affaire présente certaines similitudes aux faits de l’espèce. Dans les années 90, l’accusé avait intensément harcelé la victime. Il avait d’ailleurs été accusé et déclaré coupable, se voyant infliger une peine de 30 jours d’emprisonnement et une longue ordonnance de probation. Après neuf ans sans contact, l’accusé a envoyé une lettre manuscrite à la victime lui demandant « get back to me »[27]. Suivant les conseils des policiers, la victime a renvoyé la lettre à l’expéditeur sans réponse. Presque 18 mois plus tard, l’accusé lui a envoyé une deuxième lettre par la poste. La note était quelque peu incohérente, mais la victime l’a interprétée comme si l’accusé la blâmait pour son incarcération antérieure en 1992. Dans les circonstances, le Tribunal a conclu que le caractère répétitif des communications était suffisant pour entraîner l’application de l’art. 264(1).

[58]        Dans tous les cas, l’évaluation de la preuve et l’interprétation de l’exigence de répétition dépendront du contexte des communications en litige, du laps de temps entre elles et de la nature de la relation antérieure entre l’accusé et la plaignante.

[59]        Évidemment, l’interprétation contextuelle ne se fait pas à sens unique. Autrement dit, bien que trois communications ne soient pas obligatoirement requises, à l’inverse, le fait qu’un y ait deux communications n’entraîne pas automatiquement une conclusion de « répétition » non plus. Il ne s’agit pas d’un exercice purement mathématique. Par exemple, si deux correspondances se font au même moment ou dans un même échange continu, elles pourront être considérées comme formant une seule et même communication[28].

[60]        C’était le cas dans l’affaire R. v. Roylance, où l’accusé avait laissé sept messages vocaux en rafale au plaignant[29]Dans l’affaire R. v. Cowsill, l’accusé avait envoyé deux messages textes distincts à la plaignante, mais dans la même minute[30]. Dans les deux cas, les tribunaux ont conclu que les messages avaient été faits au cours d’une même communication continue.

[61]        La Couronne cite l’arrêt R. v. Ryback au soutien de sa position et souligne que dans cette affaire, il n’y avait que trois communications et elles ont été jugées suffisantes pour constituer une « communication répétée »[31]. La poursuite plaide que le présent dossier, avec ses « deux communications », est donc comparable. Avec égards, les faits dans Ryback se distinguent nettement des nôtres. Techniquement, il est vrai qu’il n’y avait que trois communications proprement dites pendant la période délictuelle couverte par le chef d’accusation :

1)   Une semaine avant Noël, Ryback a envoyé un colis à la plaignante rempli de cadeaux, une bague et une fleur, accompagnés d’une note d’amour;

2)   Une semaine avant la Saint-Valentin, Ryback lui a laissé un bouquet de fleurs à son domicile avec une lettre l’invitant à souper;

3)   Le jour de la Saint-Valentin, Ryback l’a appelée au téléphone et il s’est présenté à sa porte, l’invitant à nouveau à aller souper.

[62]        Toutefois, ces communications ont eu lieu après des années d’avances romantiques importunes, de surveillance constante et d’innombrables visites au lieu de travail de la victime. De plus, même entre ces trois instances concrètes de communication, dans la même période délictuelle visée par le chef d’accusation, il y avait de nombreux incidents de surveillance, de confrontation et de poursuite. C’est justement en raison de ce contexte que la Cour d’appel a conclu que les trois communications « should be construed as amounting to repeated communication »[32].

[63]        La Couronne cite ensuite l’affaire R. c. Dessureault, dans laquelle deux visites en personne, lors d’une même journée à quelques heures d’intervalle, ont été jugées suffisantes pour constituer des « communications répétées »[33]. Encore une fois, le contexte était très différent de celui en l’espèce. Lors de la première visite de Dessureault au lieu de travail de la victime, cette dernière lui a clairement dit de quitter, ajoutant qu’elle ne voulait pas lui parler. L’accusé persistait et ce, même après l’arrivée des policiers qui lui ont ordonné de quitter les lieux. Quelques heures plus tard, Dessureault est revenu sur la scène et il continuait à tenter de parler à la victime à travers la fenêtre.

[64]        Dans le présent dossier, il y a certes eu deux formes de communication : une lettre et un appel.

c)   L’accusé a-t-il cerné ou surveillé le lieu de travail de la plaignante?

[69]        Surveiller un lieu, c’est l’observer de façon continuelle[34]. Cerner un lieu, c’est y être présent ou se trouver à proximité d’une manière inquiétante.

d)   L’accusé s’est-il comporté d’une manière menaçante à l’égard de la plaignante?

[72]        Rappelons que lorsque la Couronne fonde sa thèse sur ce mode de commission de l’infraction, aucune notion de répétition n’est requise. L’accusé peut commettre le crime lors d’un seul incident.

[73]        L’expression « se comporter d’une manière menaçante » au sens de l’art. 264(2)(d) C.cr. réfère à un comportement objectivement intimidant qui a pour effet de susciter la peur chez la victime ou toute autre personne placée dans sa situation[35].

[74]        Le Tribunal a déjà conclu que la plaignante en l’espèce a bel et bien eu peur en raison de la lettre. Le litige repose plutôt sur le caractère objectivement intimidant de la lettre. Il est question du cinquième élément essentiel de l’infraction : la crainte de la plaignante – provoquée par la lettre – était-elle raisonnable dans les circonstances?

[75]        L’historique des interactions entre la plaignante et l’accusé est hautement pertinent à ce volet de l’analyse. C’est dans ce contexte que le harcèlement antérieur entre 2003 et 2006 prend toute son importance.

[76]        Certaines observations préliminaires s’imposent. Dans son témoignage, la plaignante déplore que l’accusé l’ait contactée sans sa permission. Elle n’a jamais consenti à ce qu’il la rejoigne ou à ce qu’il s’impose dans sa vie, comme il le faisait une décennie auparavant.

[77]        La procureure de la défense réplique qu’il n’est pas illégal d’envoyer une lettre à quelqu’un. Au même chapitre, un citoyen n’est pas tenu d’obtenir une permission préalable avant d’entamer un contact avec une autre personne. Malgré tout, la défense ajoute qu’ironiquement, c’est justement ce que l’accusé a fait avec l’envoi de la lettre : il a demandé à Lambert de le contacter si elle acceptait de lui parler. Dans les circonstances, que pouvait-il faire de plus?

[78]        Les deux parties ont raison.

[79]        D’abord, en droit, la défense a raison de souligner qu’il n’existe pas d’interdiction générale d’envoyer une lettre à quiconque. Dans le cours normal des choses, une première étape d’obtention préalable de permission n’existe tout simplement pas.

[80]        D’autre part, on peut certes comprendre le désir ferme de Lambert de ne plus jamais être contactée par l’accusé. On ne peut banaliser l’historique très troublant de comportement harcelant de la part de Latendresse à son égard. Cet historique, bien qu’il n’enclenche pas une interdiction juridique absolue ou perpétuelle de communiquer avec la plaignante, est singulièrement pertinent en analysant le caractère raisonnable de la crainte de Lambert ainsi que l’intention de l’accusé en envoyant la lettre.

[81]        De toute évidence, le désir de ne pas être contactée n’entraîne pas – à lui seul – la responsabilité criminelle de l’accusé en l’espèce. Or, il y a bien plus qu’un simple désir capricieux ou arbitraire de la part de la plaignante en l’espèce.

[82]        En ce qui concerne le message dans la lettre, celle-ci ne contient aucune menace ou aucun propos agressif. Le ton semble poli. Le rédacteur s’identifie et il invite la plaignante à l’appeler, donnant une certaine mesure de contrôle à madame Lambert qui pourra décider si elle désire le contacter ou non.

[83]        Le Tribunal prend acte du fait que la lettre ne contient aucun dessin, aucun point d’exclamation et aucun caractère gras ou accentué. La poursuite n’allègue pas qu’un message subliminal y est dissimulé. L’utilisation aléatoire de lettres majuscules semble résulter du style d’écriture de l’accusé et non pas de fins malveillantes. La lettre est polie. L’accusé utilise un ton apologétique. Il s’excuse de la déranger et il lui demande de l’appeler pour discuter, tout au plus pour deux ou trois minutes.

[84]        Par ailleurs, le ton n’est aucunement déterminant. Un harceleur peut très bien commettre l’infraction et terroriser sa victime, tout en écrivant des notes avec des phrases polies et douces. Ce sera souvent le cas d’un harceleur obsessif qui est en amour avec sa cible. Des menaces explicites ne sont pas une condition préalable à la commission de l’infraction de harcèlement criminel.

[85]        En outre, la syntaxe superficiellement polie et le ton non insistant dans la lettre ne peuvent neutraliser le caractère certainement insistant et élaboré des recherches et des démarches qui ont mené à la découverte de la [mauvaise] maison.

[86]        Le passage du temps depuis leurs derniers contacts ne constitue pas un obstacle à une inférence éventuelle d’un jury que l’envoi de la lettre de 2021 était menaçant. Il est vrai que la période d’accalmie de 14 ans est longue. Toutefois, rappelons que dans l’arrêt R. v. Ohenhen, dans des circonstances très semblables aux nôtres, la Cour d’appel de l’Ontario a statué qu’une lettre (dont ne contenu n’était pas explicitement menaçant) envoyée neuf ans après le dernier contact pouvait avoir un effet suffisamment menaçant pour constituer du harcèlement criminel. Dans ce dossier, comme en l’espèce, l’historique considérable de harcèlement antérieur avait un impact indéniable dans l’analyse.

[88]        En particulier, le fait que Latendresse se soit rendu à un domicile non connu et non confirmé, sans invitation, afin d’y laisser une lettre pour une femme qu’il avait harcelée par le passé démontre une audace et une bravade extrême. Ajouté à l’historique d’obsession qui est en preuve, un jury pourrait inférer que l’envoi de la lettre constituait un comportement menaçant au sens de l’art. 264(2)(d) C.cr. qui « carried a real future prospect of continuing tormenting of the complainant »[36]. Une personne raisonnable placée dans la position de madame Lambert pourrait percevoir l’envoi de la lettre comme étant hostile ou menaçant, lui faisant craindre pour sa sécurité.

[89]        Existe-t-il une preuve prima facie qu’en envoyant la lettre, l’accusé savait que la plaignante se sentirait harcelée ou qu’il ne s’en souciait pas?

[90]        Les mots utilisés par Latendresse dans la lettre sont révélateurs à ce sujet. Sans être impolis ou agressifs, ils laissent tout de même croire que l’accusé anticipait déjà que la plaignante ne voulait pas lui parler. Les éléments suivants permettraient à un jury d’inférer que l’accusé savait que la plaignante serait réfractaire à une telle lettre :

(1)      Il souligne « s’il vous plaît » deux fois plutôt qu’une.

(2)      Il prend soin de noter qu’il parlera tout au plus deux ou trois minutes, « max ».

(3)      Il s’excuse d’avance et il mentionne ne pas vouloir la déranger.

[91]        Or, s’il n’anticipait pas déjà qu’elle serait importunée par l’envoi, pourquoi s’excuserait-il de façon préventive, pourquoi la supplierait-il de lui parler et pourquoi s’assurerait-il de préciser que la discussion serait rapide?

[92]        Cet élément doit être analysé à la lumière du fait que la plaignante lui avait dit à répétition de la laisser tranquille entre 2003 et 2006. Il ne faut surtout pas banaliser l’impact de ce fait.

[93]        Dans les circonstances, un jury pourrait inférer que l’intention de l’accusé était d’intimider, d’effrayer ou de harceler la plaignante, comme il l’avait déjà fait lors de leurs derniers contacts. Bien que d’autres inférences soient possibles, il appartiendra au juge des faits de les analyser au fond.

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