R. c. Lévesque, 2023 QCCS 3752
[61] Parmi les différents champs du droit criminel, le processus et les principes directeurs gouvernant l’imposition de la peine demeurent, sans l’ombre d’un doute, les plus méconnus et sujets à la critique.
[62] Pour un juge d’instance, il n’existe vraisemblablement pas de fonction plus difficile et moralement exigeante que celle de déterminer une sentence ou, en d’autres termes, le degré d’affliction qu’il infligera à un accusé.
[63] Traitant de cette tâche complexe, mais nécessaire, les auteurs Roberts et Cole écrivent :
“ [ … ] the sentencing decision is one of the most difficult facing a judge, for two principal reasons. First, the consequences are high : the sentence may result in the deprivation of a person’s liberty for a substantial period of time. And second, there are many conflicting pressures upon the sentencing judge. ”[2]
[64] La détermination de la peine constitue un processus individualisé, dans le cadre duquel le juge du procès dispose d’un pouvoir discrétionnaire considérable pour décider de la sentence appropriée[3]. L’adaptation aux circonstances particulières de l’espèce représente donc l’idée maîtresse de cette démarche[4].
[65] Le tribunal d’instance doit, dans un premier temps, cibler l’objectif prééminent de la peine. Cette dernière vise-t-elle, d’abord et avant tout, l’attribution d’un juste dû? Cherche-t-elle à dissuader d’autres individus de se livrer à la commission de crimes semblables? A-t-elle plutôt comme fin prédominante de protéger la communauté en isolant le délinquant? Doit-elle, au contraire, prioritairement favoriser sa réinsertion sociale? Convient-il de poursuivre à la fois deux ou plusieurs des buts précités[5]?
[66] Cette tâche devient d’autant plus ardue que la considération première variera en fonction de l’infraction commise et de la personnalité de l’accusé.
[67] Comme le rappelle le professeur Benjamin Berger, le juge d’instance devra notamment prendre en considération les épreuves déjà traversées par le délinquant au moment de prononcer la sentence. Ces dernières découleront non seulement du quantum de la peine, mais également des caractéristiques propres à l’individu[6].
[68] En outre, le Tribunal devra constamment garder à l’esprit les valeurs incontournables de la Charte canadienne des droits et libertés. À cet égard, la Cour suprême rappelle, sous la plume de l’honorable juge LeBel :
« [ … ] le régime de détermination de la peine applicable en droit canadien doit être mis en œuvre dans le respect du cadre établi par la Charte, et non indépendamment de celui-ci. Les peines prononcées par les tribunaux sont toujours susceptibles de contrôle au regard de la Constitution. Une peine ne saurait être « juste » si elle ne respecte pas les valeurs fondamentales consacrées par la Charte. [ … ]
[ … ]
Une telle approche est compatible avec le rôle communicationnel du prononcé des peines. Une peine proportionnée exprime, dans une certaine mesure, les valeurs et les préoccupations légitimes que partagent les Canadiens. Comme l’a dit le juge en chef Lamer dans M.(C.A.) :
Notre droit criminel est également un système de valeurs. La peine qui exprime la réprobation de la société est uniquement le moyen par lequel ces valeurs sont communiquées. En résumé, en plus d'attacher des conséquences négatives aux comportements indésirables, les peines infligées par les tribunaux devraient également être infligées d’une manière propre à enseigner de manière positive la gamme fondamentale des valeurs communes que partagent l’ensemble des Canadiens et des Canadiennes et qui sont exprimées par le Code criminel. »[7]
[Nos soulignements]
[69] En 1995, le Parlement fédéral codifia les différentes règles de common law propres à notre régime sentenciel. Il amalgama divers éléments des théories rétributiviste et utilitariste, créant ainsi un régime mixte par l’adoption des articles 718 à 718.2 du Code criminel[8].
[70] Il importe d’abord de prendre en considération l’objectif et les principes stipulés par le législateur à l’article 718 C.cr. :
« Objectif – Le prononcé des peines a pour objectif essentiel de contribuer, parallèlement à d’autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’infliction de sanctions justes visant un ou plusieurs des objectifs suivants :
a) dénoncer le comportement illégal;
b) dissuader les délinquants, et quiconque, de commettre des infractions;
c) isoler, au besoin, les délinquants du reste de la société;
d) favoriser la réinsertion sociale des délinquants;
e) assurer la réparation des torts causés aux victimes ou à la collectivité;
f) susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes et à la collectivité. »
[71] On ne peut traiter du but fondamental de la fonction punitive sans référer au concept de « châtiment », un principe reconnu et primordial en matière de fixation de la peine. La notion de châtiment repose sur le « juste dû ». En tant qu’objectif de la détermination de la peine, il signifie que « les sanctions pénales, en plus d’appuyer des considérations utilitaristes liées à la dissuasion et à la réadaptation, doivent également être infligées afin de sanctionner la culpabilité morale du contrevenant »[9].
[72] L’idée de « châtiment » ne doit pas être assimilée à celle de « vengeance » qui, comme le rappelait l’honorable juge en chef Lamer, n’a pas sa place dans un système juridique civilisé :
« […] La vengeance, si je comprends bien, est un acte préjudiciable et non mesuré qu’un individu inflige à une autre personne, fréquemment sous le coup de l’émotion et de la colère, à titre de représailles pour un préjudice qu’il a lui-même subi aux mains de cette personne. En contexte criminel, par contraste, le châtiment se traduit par la détermination objective, raisonnée et mesurée d’une peine appropriée, reflétant adéquatement la culpabilité morale du délinquant, compte tenu des risques pris intentionnellement par le contrevenant, du préjudice qu’il a causé en conséquence et du caractère normatif de sa conduite. De plus, contrairement à la vengeance, le châtiment intègre un principe de modération; en effet, le châtiment exige l’application d’une peine juste et appropriée, rien de plus. […] »[10]
[73] Tout comme le châtiment, la dénonciation du comportement illégal endosse un aspect rétributif[11]. Toutefois, contrairement au premier, elle se rapporte au crime lui-même et non à son auteur[12]. La dénonciation, qu’on désigne pareillement sous le vocable de « réprobation », exprime l’aversion qu’éprouve la société à l’égard de l’infraction[13].
[74] La réprobation comporte une valeur symbolique. Elle signale une conduite ayant « porté atteinte au code des valeurs fondamentales de notre société »[14].
[75] La dénonciation prendra encore plus d’importance en présence d’un degré élevé de planification et de préméditation et lorsque l’infraction et ses conséquences font l’objet d’une forte publicité[15]. Cette règle sera particulièrement vraie dans les cas où la victime est une personne vulnérable en raison de son âge, d’un handicap ou d’autres facteurs de même nature.
[76] Cela dit, ni le châtiment ni la dénonciation ne justifient à eux seuls l’application de sanctions pénales en droit canadien. Des visées utilitaristes opèrent conjointement pour conférer à ces dernières une justification cohérente[16].
[77] Tel qu’en témoigne le paragraphe 718 (b) C.cr., la dissuasion constitue un objectif sentenciel légitime. Pour Bentham, il s’agit en fait de la principale finalité de la sanction pénale[17]. Les auteurs Parent et Desrosiers écrivent que cette « fonction punitive [a pour] but [ … ] d’éviter la récidive et de décourager les individus qui seraient tenté d’imiter le délinquant »[18]. Cet objectif cherche à prévenir le crime et comporte donc une connotation utilitariste[19].
[78] Il convient de distinguer deux formes de dissuasion : l’exemplarité (la dissuasion générale) et la dissuasion spécifique (individuelle). Dans l’arrêt B.W.P., la Cour suprême distingue ainsi ces deux concepts, sous la plume de l’honorable juge Charron :
« En tant que principe de détermination de la peine, la dissuasion consiste à imposer une sanction dans le but de décourager le délinquant, et quiconque, de se livrer à des activités criminelles. Lorsque la dissuasion vise le délinquant traduit devant le tribunal, on parle de « dissuasion spécifique »; lorsqu’elle vise d’autres personnes, on parle de « dissuasion générale ». Les présents pourvois portent sur la dissuasion générale, qui est censée opérer ainsi : des criminels potentiels éviteront de se livrer à des activités criminelles en raison de l’exemple donné par la punition infligée au délinquant. Quand la dissuasion générale est prise en compte dans la détermination de la peine, le délinquant est puni plus sévèrement, non seulement parce qu’il le mérite, mais également parce que le tribunal décide de transmettre un message à quiconque pourrait être tenté de se livrer à des activités criminelles similaires. »[20]
[79] L’exemplarité sera particulièrement de mise lorsque l’infraction criminelle traduit un élément de planification et de préméditation[21]. Il en ira de même lorsque les conséquences du crime sont sévères[22].
[80] Une peine se voulant exemplaire devrait être conçue de manière à dissuader quiconque d’adopter le comportement criminel du contrevenant, sans plus. Les tribunaux doivent se mettre en garde contre le danger d’imposer à un accusé une sentence disproportionnée à des fins exemplaires. Le piège est particulièrement présent dans les dossiers comportant une importante charge émotive et où la pression médiatique réflète une préoccupation particulière des membres de la collectivité en lien avec un type particulier de crimes[23].
[81] L’objectif de neutralisation repose sur la prémisse que les contrevenants condamnés à l’emprisonnement ne peuvent récidiver pendant leur période d’incarcération[24]. Par essence, ce principe exerce un effet limité à la période de détention[25]. L’article 718.2 (e) C.cr., qui prévoit l’obligation pour le juge de prendre en considération toutes les sanctions substitutives à l’emprisonnement et raisonnables dans les circonstances, limite le recours à la détention aux cas d’exception.
[82] Le principe de la réinsertion sociale est prévu au paragraphe 718 (d) du Code criminel. Bien qu’aujourd’hui moins populaire, la réhabilitation demeure un objectif valide de détermination de la peine[26].
[83] Dans l’arrêt Lacasse, l’honorable juge en chef Wagner, alors juge puiné, formulait les observations suivantes à l’égard de cet autre objectif d’inspiration utilitariste :
« Parmi les principaux objectifs du droit criminel canadien, on trouve l’objectif de réinsertion sociale du délinquant. Cet objectif fait partie des valeurs morales fondamentales qui distinguent la société canadienne de nombreuses autres nations du monde et il guide les tribunaux dans la recherche d’une peine juste et appropriée. »[27]
[Notre soulignement]
[84] Le juge chargé de la détermination de la peine ne doit pas laisser la gravité d’une infraction particulière éclipser les perspectives de réadaptation du délinquant et ne doit donc pas imposer une peine qui éliminerait tout espoir quant à sa réhabilitation.
[85] Lorsque l’accusé démontre de bonnes perspectives de réadaptation, même après avoir commis une infraction parmi les plus sérieuses, des sanctions moins sévères peuvent être justifiées, surtout lorsque l’état d’esprit blâmable est de gravité moindre[28].
[86] L’analyse du juge porte ici sur les besoins de l’accusé et non sur la gravité de l’infraction commise[29]. Le but consiste ici à « assurer la transformation positive du comportement criminel »[30]. L’objectif de réinsertion sociale présuppose que le contrevenant peut être traité et « guéri » de sa propension à la criminalité[31]. Il va sans dire que la mise en œuvre de ce principe requiert, dans un premier temps, la preuve d’un potentiel de réhabilitation chez le délinquant.
[87] L’objectif de réhabilitation n’aura qu’une incidence très limitée lorsque l’accusé pose de sérieux risques pour la société. On doit cependant comprendre des propos de l’honorable juge La Forest dans l’arrêt Lyons[32] qu’il soit contre-indiqué d’écarter complètement quelque objectif pénologique que ce soit, incluant la réinsertion sociale, dans un cas donné. Amoindrir l’importance d’un ou plusieurs principes énoncés à l’article 718 C.cr. n’équivaut pas à les éradiquer :
« […] Dans un système rationnel de détermination des peines, l'importance respective de la prévention, de la dissuasion, du châtiment et de la réinsertion sociale variera selon la nature du crime et la situation du délinquant. Personne n'a prétendu que l'une quelconque de ces considérations pratiques ne devrait pas entrer en ligne de compte dans les décisions législatives ou judiciaires concernant les peines à imposer. »[33]
[88] La détermination d’une peine juste et appropriée demeure, dans chaque cas, un processus individualisé[34]. Aucun objectif de détermination de la peine ne prime les autres. Dans R. c. Lacasse, la Cour suprême énonce :
« […] La détermination d’une peine juste et appropriée est une opération éminemment individualisée qui ne se limite pas à un calcul purement mathématique. Elle fait appel à une panoplie de facteurs dont les contours sont difficiles à cerner avec précision. C’est la raison pour laquelle il peut arriver qu’une peine qui déroge à première vue à une fourchette donnée, et qui pourrait même n’avoir jamais été infligée par le passé pour un crime semblable, ne soit pas pour autant manifestement non indiquée. Encore une fois, tout dépend de la gravité de l’infraction, du degré de responsabilité du délinquant et des circonstances particulières de chaque cas. […] »[35]
[89] Le législateur a donc conféré aux juges un pouvoir discrétionnaire considérable leur permettant de prononcer des peines justes et appropriées favorisant la réalisation de divers objectifs sentenciels[36].
[90] Le pouvoir discrétionnaire de la Cour n’en demeure pas moins partiellement circonscrit par les précédents ayant, dans certains cas, établi des fourchettes générales de peines applicables à certaines infractions, en vue d’assurer une certaine cohérence dans les sanctions imposées aux délinquants, conformément au principe de parité[37].
[91] Ces fourchettes ne représentent cependant que des lignes directrices devant guider le Tribunal dans son processus décisionnel, et non des règles absolues. Comme le souligne l’honorable juge LeBel dans l’arrêt Nasogaluak :
« […] Un juge peut donc prononcer une sanction qui déroge à la fourchette établie, pour autant qu’elle respecte les principes et objectifs de détermination de la peine. Une telle sanction n’est donc pas nécessairement inappropriée, mais elle doit tenir compte de toutes les circonstances liées à la perpétration de l’infraction et à la situation du délinquant, ainsi que des besoins de la collectivité au sein de laquelle l’infraction a été commise. »[38]
[92] Toute peine doit par ailleurs être prononcée en conformité avec le principe fondamental de la proportionnalité énoncé à l’article 718.1 C.cr. Celui-ci requiert que la sanction n’excède pas ce qui est juste et approprié compte tenu de la gravité de l’infraction et du degré de responsabilité morale de l’accusé.
[93] Une sentence trop sévère ou trop clémente est de nature à soulever un doute quant à la crédibilité du système judiciaire[39]. Une peine juste et équitable doit nécessairement être proportionnelle à la gravité du crime et à l’état d’esprit blâmable de son auteur. Dans l’arrêt Ipeelee, le juge LeBel explique :
« La proportionnalité représente la condition sine qua non d’une sanction juste. Premièrement, la reconnaissance de ce principe garantit que la peine reflète la gravité de l’infraction et crée ainsi un lien étroit avec l’objectif de dénonciation. La proportionnalité favorise ainsi la justice envers les victimes et assure la confiance du public dans le système de justice. [ … ]
Deuxièmement, le principe de proportionnalité garantit que la peine n’excède pas ce qui est approprié compte tenu de la culpabilité morale du délinquant. En ce sens, il joue un rôle restrictif et assure la justice de la peine envers le délinquant. En droit pénal canadien, une sanction juste prend en compte les deux optiques de la proportionnalité et n’en privilégie aucune par rapport à l’autre. »[40]
[94] Conformément aux termes de l’article 718.2 C.cr., la peine doit également être adaptée aux circonstances aggravantes ou atténuantes liées à la perpétration de l’infraction ou à la situation de l’accusé.
[95] Le Tribunal doit par ailleurs observer le principe de l’harmonisation des peines (718.2(b) C.cr.) voulant que des peines semblables soient infligées à des accusés pour des infractions semblables commises dans des circonstances analogues. La similarité demeure toutefois une question de degré. Il apparaît en effet utopique d’imaginer que des délinquants partageant une expérience de vie identique auraient commis le même crime dans des circonstances équivalentes. Le principe de la « parité » exige simplement que toute divergence entre les sanctions imposées à différents délinquants soit justifiée[41].
[96] La détermination de la peine n’est donc ni « une science exacte » ni « une procédure inflexiblement prédéterminée »[42].
[97] En somme, le juge doit pondérer les objectifs visés à l’article 718 C.cr., le principe fondamental de proportionnalité de la peine, ceux de modulation de la peine en fonction des circonstances aggravantes et atténuantes, de même que ceux d’harmonisation de la peine et d’identification de sanctions moins contraignantes et substitutives (718.2 C.cr.).
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