R. c. Parent, 2012 QCCA 1653
[17] Dans certains milieux, on soutient que si une personne prend une chose « frauduleusement » et « sans apparence de droit », l'infraction ne sera commise que s'il est démontré que cette personne, au moment de poser son geste, était animée d'une intention malhonnête[4]. Les tenants de cette thèse sont d'avis que le mot « frauduleusement » contient un élément de turpitude morale devant nécessairement coexister avec l'absence d'apparence de droit pour que l'infraction de vol[5] (et en ce qui nous concerne, l'utilisation non autorisée d'ordinateur) soit consommée.
[18] Aux fins d'établir le crime d'utilisation non autorisée d'ordinateur, des jugements semblent avoir retenu ces avis en décidant que le mot « frauduleusement » implique que l'acte reproché doit être « moralement mauvais », ce qui nécessiterait une démonstration allant au-delà de la preuve de l'utilisation consciente et volontaire d'un ordinateur sachant que cette activité est prohibée.
[19] Dans R. c. Paré, décision avec laquelle le juge de première instance se dit en accord, on peut y lire que :
19 À la lecture de l'article 342.1, la poursuite doit démontrer que l'accusé a, non seulement sans apparence de droit mais également frauduleusement, obtenu des services d'ordinateur. Il est admis qu'il n'y avait aucune apparence de droit. L'obtention frauduleuse des services d'ordinateur doit donc être prouvée par la poursuite. La conduite de l'accusé n'est pas frauduleuse simplement parce qu'elle n'est pas autorisée. Elle doit aussi posséder des caractéristiques malhonnêtes et moralement mauvaises.[6]
[Je souligne.]
[20] Reprenant avec approbation cet énoncé, le juge dans l’affaire R. c. Coulombe se dit d'avis que :
[…] quelque chose de frauduleux, c’est quelque chose de malhonnête et moralement mauvais. Pour être frauduleuse, la conduite de l’accusé doit posséder des caractéristiques malhonnêtes et moralement mauvaises.[7]
[21] Puis, dans R. c. Hippolyte, on a décidé que la commission de l'infraction prévue à l'article 342.1 (1) C.cr. exigeait la preuve que l'accusé ait agi « de façon malhonnête et avec une certaine forme de turpitude morale »[8].
[22] Dans R. c. St-Martin, cette idée est reprise de la manière suivante :
[73] […] une personne obtient frauduleusement les services d'un ordinateur lorsqu'en pleine connaissance de cause, de façon intentionnelle, sans erreur, ni accident, elle en obtient les services, sachant qu'elle n'a pas le droit de le faire.
[74] Cette obtention de services est alors, de toute évidence, malhonnête et moralement turpide.[9]
[23] L'infraction d'utilisation non autorisée d'ordinateur est placée sous la rubrique du Code criminel intitulée « Infractions ressemblant au vol » qui elle-même est classée dans la Partie IX du Code qui porte sur les « Infractions contre les droits de propriété ».
[24] Or, les mots « frauduleusement et sans apparence de droit » contenus à l'article 342.1 (1) C.cr. sont les mêmes que ceux employés à l'article 322 (1) C.cr. qui créent l'infraction de vol (Partie IX C.cr.) : « […] prend frauduleusement et sans apparence de droit […] une chose […] avec l'intention : […] ». Compte tenu du contexte législatif dans lequel le mot « frauduleusement » est utilisé, il n'existe aucune raison d'accorder à ce terme une signification différente de celle proposée par la jurisprudence pour l'infraction de vol.
[25] Cela dit, il n'est pas nécessaire d'épiloguer longtemps sur le sens des mots « sans apparence de droit », cette expression, au cours des dernières années, ayant été amplement commentée par la jurisprudence et la doctrine[10].
[26] Qu'il me suffise de rappeler que l'apparence de droit repose sur la croyance honnête dans une situation qui, si elle avait existé vraiment, justifierait en droit l'acte reproché ou encore l'excuserait. J'ajoute que l'apparence de droit peut trouver sa source tout autant dans l'erreur honnête qu'entretient l'accusé du droit applicable à la situation litigieuse que dans son appréciation erronée de la situation véritable à laquelle il est confronté[11].
[27] Avec égards pour l'opinion contraire, j'estime que l'utilisation d'expressions telles « moralement turpide » ou encore « moralement mauvais » crée une incertitude au moment de distinguer l'actus reus de la mens rea d'une infraction à caractère frauduleux. Pour cette raison et aux fins de ce pourvoi, comme nous le demande l'appelante, il est nécessaire de préciser les éléments de l'infraction contenue à l'article 342.1 (1) a) C.cr.
i) L'actus reus de l'infraction d'utilisation non autorisée d'ordinateur
[28] Certaines des décisions auxquelles j'ai ci-dessus fait référence laissent entendre que l'intention malhonnête (moralement turpide) serait un élément essentiel de l'infraction contenue à l'article 342.1 (1) a) C.cr. C'est d'ailleurs l'idée à laquelle souscrit le juge de première instance. En matière de fraude, la jurisprudence a plutôt énoncé que le concept de la malhonnêteté se manifestait dans l'acte prohibé et non dans l'état d'esprit de son auteur[12].
[29] Je me permets ici de référer au crime de fraude (art. 380 C.cr.) puisque, à mon avis, il existe des ramifications suffisamment étroites entre cette infraction et celle de vol pour conclure qu'elles obéissent à des règles semblables ne serait-ce qu'en raison du fait que, dans les deux cas, l'acte reproché se distingue par son caractère malhonnête.
[30] C'est aussi l'avis des auteurs Manning, Mewett et Sankoff qui écrivent :
The decision [Théroux] approved of the obiter reasoning to the same effect in Lafrance, a theft case, and there is no logical reason to distinguish between instances of fraud and theft.[13]
[32] Or, la Cour suprême a décidé dans cet arrêt que l'actus reus du crime de fraude était établi par la preuve d'une supercherie, d'un mensonge ou d'un quelque autre acte frauduleux ayant entraîné une privation ou un risque de privation.
[33] Commentant les motifs de la juge McLachlin (qui n'était pas encore Juge en chef) dans Théroux, l'auteure Brenda L. Nightingale s'est dite d'avis que le caractère malhonnête inhérent au crime de fraude relevait au premier plan de l'actus reus de cette infraction et non de la mens rea[15] :
In the review of the development of the law relating to the actus reus of the offence, McLachlin J. raised the problem which existed in Canadian cases with respect to whether the actus reus of the offence was to be determined by use of an objective test and, in particular, whether the issue of "dishonesty" was to be determined objectively as part of the actus reus of the offence. She held:
Olan marked a broadening of the law of fraud in two respects. First it overrules previous authority which suggest that deceit was an essential element of the offence. Instead, it posited the general concept of dishonesty, which might manifest itself in deceit, falsehood or some other form of dishonesty. Just as what constitutes a lie or a deceitful act for the purpose of the actus reus is judged on the objective facts, so the "other fraudulent means" in the third category is determined objectively, by reference to what a reasonable person would consider to be a dishonest act.
It therefore appears clear from this statement that "dishonesty", as an ingredient of the offence, is to be analysed as an element of the actus reus of fraud and not as an element relating to the mens rea of fraud. "Dishonesty" in Canadian law can be said to be characterized as an act rather than a state of mind.
[Référence omise. Je souligne.]
[34] Cela dit, l'acte reproché, pour être rangé parmi les actes dits malhonnêtes, n'a à satisfaire qu'au test de la personne raisonnable. La juge McLachlin, parlant de la troisième catégorie des conduites malhonnêtes mentionnées à l'article 380 C.cr. (les autres moyens dolosifs), écrit au nom de la majorité dans Théroux que :
Le caractère « malhonnête » du moyen est pertinent pour déterminer si la conduite est du genre de celle visée par l'infraction de fraude; ce qu'une personne raisonnable considère malhonnête aide à déterminer si l'actus reus de l'infraction peut être établi en fonction de certains faits.[16]
[35] Rien en principe ne s'oppose à ce que ces enseignements se reflètent dans l'analyse des infractions à l'étude.
[36] Il ne fait aucun doute que l'utilisation non autorisée d'ordinateur s'apparente à un acte dolosif puisqu'un usage volontaire à des fins prohibées constitue à l'évidence un acte malhonnête.
[37] En l'espèce, aux fins de prouver l'actus reus de l'infraction mentionnée à l'article 342.1 (1) a) C.cr., l'appelante devait établir que l'intimé avait obtenu des services d'ordinateur, que cette utilisation était interdite et qu'une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances aurait convenu qu'il s'agissait là d'une activité malhonnête. Elle devait aussi établir que ce détournement était fait « sans apparence de droit ». Ces éléments composent l'actus reus des infractions reprochées à l'intimé.
ii) La mens rea de l'infraction d'utilisation non autorisée d'ordinateur
[38] J'en viens maintenant à la mens rea de l'infraction d'utilisation illégale d'un ordinateur. Aux fins de déterminer qu'elle est l'intention coupable rattachée à cette infraction, il est inutile de considérer l'opinion que l'accusé entretient quant au caractère moral de son acte.
[39] S'engager dans cette voie serait une invitation à juger de la mens rea de l'accusé selon son propre schème de valeurs et le cas échéant de l'acquitter au motif qu'il estime n'avoir rien fait de mal.
[40] Certains ont vu dans le mot « frauduleusement » contenu à l'article 342.1 (1) C.cr. quelque chose de plus que la simple conscience subjective chez l'accusé d'avoir sciemment et volontairement posé un acte malhonnête. La jurisprudence en matière de vol et de fraude répond à cette prétention.
[41] Une première définition du terme « frauduleusement » nous vient de l'arrêt anglais R. v. Williams. Dans cette affaire, le mot « frauduleusement » avait été ainsi défini :
[…] We think that the word "fraudulently" in section 1 [of Larceny Act, 1916] must mean that the taking is done intentionally, under no mistake and with knowledge that the thing taken is property of another person.[17]
[42] La décision Williams a été reprise par la Cour suprême dans l'arrêt Lafrance. La Cour y énonce notamment les éléments constitutifs de l'infraction de vol en ces termes :
[…] tous les éléments du vol, définis à l’art. 269 [devenu 322], ont été établis en l’espèce. L’intention était présente, il n’y a pas eu de méprise et l’on savait que le véhicule à moteur appartenait à un tiers. À mon avis, en prenant la voiture dans ces circonstances, on a agi frauduleusement. (Voir R. v. Williams, [1953] 1 Q.B. 660 (C.A.) à la p. 666). L’appelant a pris le véhicule sans apparence de droit et en a temporairement privé son propriétaire.[18]
[43] À la même époque, notre Cour, dans l'arrêt Boger, parvenait à une conclusion semblable :
Il semble donc que le terme frauduleusement se rattache à la prise délibérée de la chose par le prévenu, sachant qu'elle ne lui appartient pas, en toute connaissance d'un état de fait qui ne lui donne pas le droit de le prendre.[19]
[44] En 1993, la Cour suprême confirmait dans l'arrêt Théroux l’autorité de l’arrêt Lafrance. Elle écrivait :
La perception de la mens rea proposée plus haut est conforme aux arrêts antérieurs de notre Cour où on a rejeté l'idée selon laquelle la conscience subjective de l'accusé de sa malhonnêteté est pertinente en ce qui concerne la mens rea de la fraude. Dans l'arrêt Lafrance c. La Reine, 1973 CanLII 35 (CSC), [1975] 2 R.C.S. 201, l'accusé s'était emparé d'une automobile dans l'intention de la ramener plus tard. Notre Cour devait décider si cela constituait un vol. À la page 214, le juge Martland (s'exprimant au nom de la majorité) a conclu que oui et qu'on avait agi frauduleusement en prenant la voiture : « L'intention était présente, il n'y a pas eu de méprise et l'on savait que le véhicule à moteur appartenait à un tiers. À mon avis, en prenant la voiture dans ces circonstances, on a agi frauduleusement. »[20]
[45] Puis, dans l'arrêt Skalbania, la Cour suprême réaffirme son adhésion à la définition du mot « frauduleusement » telle qu'énoncée dans les arrêts Williams et Lafrance :
6 […] Nous sommes d’accord avec le juge Rowles de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique pour dire qu’un détournement intentionnel, et non par erreur, est suffisant pour établir la mens rea requise en vertu du par. 332(1) : voir Lafrance c. La Reine, 1973 CanLII 35 (CSC), [1975] 2 R.C.S. 201; R. c. Williams, [1953] 1 Q.B. 660 (C.A.). Le mot « frauduleusement » utilisé dans ce paragraphe ne connote rien de plus. La malhonnêteté inhérente à l’infraction réside dans l’affectation intentionnelle, et non par erreur, de fonds à une fin irrégulière.
[46] Notre Cour dans l'arrêt Investissements Contempra ltée a appliqué ces règles en affirmant que :
D'une part, l'actus reus du vol consiste dans la prise ou le détournement, acte qui doit être posé à la fois frauduleusement et sans apparence de droit. La mens rea du vol, d'autre part, se distingue par la volonté de poser l'acte constituant l'actus reus, mais en plus par l'intention spécifique ou additionnelle décrite à l'un des sous-paragraphes a), b), c) ou d) de cet article 322.[21]
[Je souligne.]
[47] Il y a aussi la Cour d'appel de l'Alberta dans R. v. Neve qui a retenu la même interprétation de l'arrêt Skalbania :
30 […] we have concluded that for property to be taken "fraudulently", it is enough that the taking be done intentionally, under no mistake, and with knowledge that the thing taken is the property of another person. This will suffice to characterize the taking as fraudulent.[22]
[48] Plusieurs auteurs se sont dits d'avis que l'arrêt Skalbania réglait définitivement la question de l’interprétation du mot « frauduleusement ». Par exemple, Annie-Claude Bergeron et Pierre Lapointe jugent que ce terme n’a pas pour effet de créer une intention supplémentaire. Ils indiquent que ce mot signifie seulement qu'il suffit pour le contrevenant de prendre quelque chose intentionnellement, sachant qu'il ne possède pas ce droit[23].
[49] Pour leur part, Manning, Mewett et Sankoff écrivent :
It follows that no special type of deceit or evil intent is required for a taking to be fraudulent; nor is secrecy or concealment necessary to prove the mens rea of this offence.[24]
[Références omises.]
[50] La poursuite devait, aux fins de prouver l'infraction prévue à l'article 342.1 (1) a) C.cr., démontrer une obtention par l'intimé de manière consciente et volontaire des services d'ordinateur. Cela nécessitait la preuve de son intention de poser l'acte prohibé, sachant que son geste était interdit au regard des fins projetées par cet usage. Il s'agit à mon avis de la mens rea requise pour la commission des infractions visées par ce pourvoi.
iii) Application du droit en l'espèce
[51] En ce qui a trait à l'actus reus des infractions reprochées à l'intimé, la preuve révèle qu'il était formellement interdit aux agents de la GRC d'utiliser le matériel informatique dans l'intérêt d'une autre personne et que chaque membre de ce corps de police devait respecter le manuel de référence du CIPC.
[52] Il est admis que l'intimé a utilisé un ordinateur dans le but de favoriser les intérêts d'un tiers, en l'occurrence l'enquêteur privé Charlebois. Une personne raisonnable, dûment informée des règles qui prévalaient quant à l'utilisation limitée du matériel informatique de la GRC aux moments où l'intimé a posé les actes prohibés, conviendrait aisément que de tels actes étaient contraires à ces règles et constituaient donc d'un point de vue objectif des actes malhonnêtes.
[53] La preuve a aussi révélé que la GRC avait pris les moyens pour informer et sensibiliser l'intimé au sujet des restrictions d'utilisation de son système informatique. C'est ainsi qu'elle a inséré un encart faisant état de cette restriction dans toutes les enveloppes contenant les talons de paye de ses employés. Son système informatique affichait un message automatique lors de l'ouverture de chaque session de travail qui mentionnait la même mise en garde. Finalement, un avis de sécurité intitulé « Votre carrière en vaut-elle le coup? », publié par elle le 25 mai 2004, a été remis à tous ses agents.
[54] Toutes ces informations visaient à rappeler « aux membres de la GRC qu'il est interdit de divulguer des renseignements qui proviennent des banques de données, telles que le CIPC, à des personnes non autorisées; que les utilisateurs non autorisés sont susceptibles de poursuites criminelles en vertu de l'article 342.1 du Code criminel et que les banques de données ne doivent être utilisées que pour affaires seulement et dans le respect des politiques et procédures de la GRC »[25].
[55] Comme aucun fait et aucune règle n'ont été mis en preuve conférant à un policier le droit d'utiliser un ordinateur aux fins de procurer un avantage à un tiers, l'intimé ne pouvait objectivement croire que, dans ces circonstances, il bénéficiait d'une quelconque apparence de droit. Il admet d'ailleurs sans réserve cette réalité.
[56] À mon avis, tous les éléments constitutifs de l'actus reus des infractions reprochées à l'intimé sont ici réunis.
[57] Qu'en est-il maintenant de la preuve de la mens rea?
[58] L'intimé soutient avoir agi en toute transparence, étant conscient que ses utilisations de l'ordinateur étaient facilement repérables. Il ajoute que, dans ces circonstances, il n'a pu avoir l'intention criminelle nécessaire à la commission des infractions reprochées ayant agi au vu et au su des autorités.
[59] Le fait que l'intimé n'a pas tenté de dissimuler ses activités ne tempère en rien le caractère malhonnête des actes qui lui sont reprochés. C'est ce qu'a décidé la Cour d'appel d'Alberta dans l'arrêt Neve avec lequel je suis d'accord :
29 We agree with this interpretation. The reality is that many thefts and robberies are committed openly, without deception or trickery. The fact that an offender openly and blatantly takes property from a victim makes little difference to the victim. Or to anyone else for that matter. The result is the same; the victim's property has been wrongly taken. And the person is a victim of theft whether that taking was accomplished through deceptive guile or physical force. Further s. 322(3) of the Code recognizes the common sense inherent in this approach, making it clear that the mere fact that something is done openly does not, by itself, make it any less fraudulent for purposes of proving theft:
A taking or conversion of anything may be fraudulent notwithstanding that it is effected without secrecy or attempt at concealment.[26]
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