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vendredi 19 septembre 2025

Quel est l'élément intentionnel de l'infraction de décharger intentionnellement une arme à feu sans se soucier de la vie ou de la sécurité d’autrui?

R. c. Boivin, 2024 QCCQ 5477

Lien vers la décision


[49]      Tel que mentionné plus haut, ce crime étant reproché aux termes de l’article 244.2(1)b) du Code criminel, le paragraphe 84(3)d) C.cr. n’a aucune incidence sur l’analyse à faire. De plus, seule la conduite de l’accusé dans la rue, qui implique la décharge de l’arme, est examinée dans le cadre de cette question.

[50]      L’article 244.2(1)b) C.cr. interdit à quiconque de décharger intentionnellement une arme à feu sans se soucier de la vie ou de la sécurité d’autrui. Ce crime n’implique pas qu’un lieu ou qu’une personne soit visés.

[51]      L’article 244.2(1)b) C.cr. crée une infraction d’intention générale : il ne requiert ni la preuve d’une intention spécifique de causer des lésions corporelles à autrui[30], ni celle d’une intention subjective de mettre en péril la sécurité ou la vie d’autrui[31]. Cet article intègre plutôt un élément d’insouciance. La preuve que l’accusé a intentionnellement déchargé son arme, de manière insouciante, suffit à établir sa culpabilité[32].

[52]      Ainsi, l’article 244.2(1)b) C.cr. comporte une « double mens rea »[33] : dans un premier temps, la décharge intentionnelle de l’arme et, dans un deuxième temps, l’insouciance relativement à la vie ou la sécurité d’autrui.

[53]      L’analyse du caractère intentionnel de la décharge ne commande pas de précisions supplémentaires.

[54]      Pour ce qui est de la mens rea d’insouciance, l’arrêt Sansregret[34] de la Cour suprême définit la notion de la façon suivante :

[…] Conformément aux principes bien établis en matière de détermination de la responsabilité criminelle, l'insouciance doit comporter un élément subjectif pour entrer dans la composition de la mens rea criminelle. Cet élément se trouve dans l'attitude de celui qui, conscient que sa conduite risque d'engendrer le résultat prohibé par le droit criminel, persiste néanmoins malgré ce risque. En d'autres termes, il s'agit de la conduite de celui qui voit le risque et prend une chance. […].

[Soulignements ajoutés]

[55]      Comme le souligne la Cour d’appel dans l’arrêt Côté[35], « [l]’élément subjectif doit donc être recherché et c’est ce qui s’est passé dans l’esprit de l’accusé qui importe. La perception du danger ou du risque est donc un élément essentiel tout comme le fait de prendre la chance, malgré le risque. ».

[56]      Dans l’arrêt Barca[36], la Cour d’appel du Manitoba, faisant une analyse historique de la mens rea d’insouciance, explique que plus la nature du préjudice associé à la conduite est grave, moins le risque a à être substantiel pour que l’élément mental d’insouciance soit établi. Pour que la conduite soit jugée insouciante, l’accusé doit être conscient que son comportement crée un risque substantiel et injustifié de causer le résultat prohibé[37]. La Cour souligne que le caractère substantiel et injustifié du risque se détermine sur une base objective, bien que l’accusé doive connaitre les circonstances qui le rendent ainsi[38]. Selon elle, le risque substantiel n’est pas « distant, trivial ou de minimis ». La détermination du caractère injustifié du risque nécessite en outre une considération du niveau de risque, de la nature du préjudice potentiel, de la valeur sociale de l’activité, et de la facilité avec laquelle le risque peut être évité[39].

[57]      Dans le même arrêt, la Cour estime qu’en conformité avec la jurisprudence qui souligne le sérieux du danger causé par les armes et considérant les motifs de l’introduction de la législation en la matière, soit réduire la violence par arme, le degré de risque requis pour constituer de l’insouciance est au bas de l’échelle de risque[40]. Or, la Cour semble déterminer que le bas de l’échelle de risque correspond à la « possibilité » et au fait de « pouvoir causer » la conséquence prohibée[41].

[58]      En résumé, selon l’arrêt Barca, pour établir la mens rea de l’article 244.2(1)b) C.cr., la poursuite doit démontrer que l’accusé savait qu’il y avait un risque que son comportement - décharger intentionnellement une arme à feu dans les circonstances qui lui étaient connues - pouvait emporter la conséquence prohibée - mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui - et a persisté malgré ce risque[42]. Que le risque fût substantiel et injustifié se détermine objectivement, alors que l’accusé doit être conscient des circonstances qui le rendent ainsi[43].

[59]      Enfin, comme le souligne la Cour, pour démontrer la culpabilité de l’accusé, la poursuite n’a pas à prouver qu’il savait qu’il y avait un risque qu’il tire en direction d’autrui ou près d’autrui[44]. Cela fait toutefois partie de l’ensemble des circonstances à considérer afin de déterminer si l’accusé était insouciant[45].

[60]      Une brève revue de la jurisprudence permet de mieux camper ces principes dans des situations concrètes. Voici quelques cas d’application :

         Dans l’arrêt Griffith[46], l’accusé tire des coups de feu en direction d’un stationnement extérieur adjacent à plusieurs immeubles résidentiels et commerciaux dans lequel se trouvent plusieurs personnes. La Cour d’appel affirme que l’infraction prévue par l’article 244.2(1)b) C.cr. est commise puisque le délinquant « choisit volontairement de ne pas voir » avant de décharger une arme à feu en direction de personnes dont il ne peut ignorer la présence et, d’autre part, qu’il le fait alors qu’il se trouve dans un milieu urbain qui est, par définition, un regroupement dense d’êtres humains. Dans un tel contexte, la conclusion que l’accusé connait le risque devient, selon le juge Vauclair, « inéluctable »;

         Dans l’arrêt Barca[47], l’accusé fait feu à deux reprises pendant que des policiers sont sur sa propriété : la première fois, alors qu’il sait où sont les agents et la deuxième, alors qu’il ne sait pas où ils se trouvent. La Cour d’appel du Manitoba conclut que, lors du deuxième tir, comme l’accusé savait que des policiers étaient sur sa propriété, mais qu’il ne savait pas où exactement ils étaient, il a été insouciant relativement à leur vie ou leur sécurité en déchargeant son arme dans la noirceur; tandis que lors du premier tir, puisqu’il savait où étaient les policiers, il pouvait viser pour les éviter, de sorte que la Cour semble juger que l’insouciance n’est pas établie;

         Dans l’arrêt Neth[48], l’accusé tire en direction d’un boisé où des personnes se sont réfugiées. La Cour d’appel maintient le jugement de première instance, lequel affirme que « la preuve ne révèle pas hors de tout doute raisonnable que l’accusé, lorsqu’il tire le premier coup de feu, savait qu’une personne se trouvait dans le boisé et qu’il a déchargé son arme sans se soucier de la vie de la personne », et lui accorde donc le bénéfice du doute raisonnable;

         Dans l’affaire Navarro[49], l’accusé tire neuf balles avec une arme de poing; trois d’entre elles frappent un véhicule garé à l’avant de la maison où se tenait un enterrement de vie de garçon, une autre frappe la maison de l’hôte et une autre traverse la fenêtre du voisin. Puisque l’accusé savait qu’il y avait des personnes aux alentours, qu’il y avait un risque important que des personnes soient blessées et qu’il a, malgré tout, fait feu à neuf reprises, il est reconnu coupable de l’infraction prévue à l’article 244.2(1)b) C.cr;

         Dans l’affaire Pierre[50], lors d’une chicane, cherchant à effrayer sa victime pour qu’elle se plie à sa volonté, l’accusé lui pointe en sa direction son arme à feu chargée et il tire un coup à proximité d’elle. Le juge estime que le court délai entre le moment de pointer l’arme et la décharge, de même que le fait que la victime et l’accusé se trouvaient dans un immeuble à logement, permettent de conclure que l’accusé savait qu’il compromettait la vie ou la sécurité d’autrui;

         Dans Mohamed[51], l’accusé est déclaré coupable de l’infraction prévue à l’article 244.2(1)b) C.cr. pour avoir tiré quatre coups de feu dans les airs dans un quartier résidentiel de la ville d’Ottawa, alors qu’il y avait des personnes dans la rue au moment où il a fait feu et que ces personnes étaient à proximité immédiate de l’accusé. Le Tribunal résume dans les termes suivants le risque entourant le geste de l’accusé : « [a]nyone on the street or in the building would have been at risk of being hit by a stray bullet from Mr. Mohamed’s shooting spree. ».

[63]      Rappelons que le simple fait de décharger une arme à feu intentionnellement ne suffit pas en soi pour soutenir une condamnation[52] sous l’article 244.2(1)b) C.cr. Le coup de feu intentionnel doit être juxtaposé à une insouciance quant à la vie ou la sécurité d’autrui, obligeant d’établir que l’accusé était conscient que son comportement crée un risque substantiel et injustifié[53].

[64]      Ici, bien que rien n’indique que le risque soit passé près de se matérialiser, il apparaît qu’on ne peut considérer qu’il est distant, trivial ou de minimis. La balle tirée du trottoir en pointant l’arme en direction de la chaussée aurait pu emprunter une autre trajectoire ou atteindre un résident. L’accusé, qui tire en continuant de marcher, aurait pu faire une fausse manœuvre et atteindre un passant, qui aurait pu surgir à tout moment. Des lumières sont allumées dans les maisons environnantes, habitées, et l’accusé ne contrôlait pas son environnement. De plus, il se trouve à proximité immédiate d’une personne, Samuel Tanguay, qui le filme manifestement d’assez près. Comme l’écrit le juge Martin Vauclair, « un milieu urbain [es]t, par définition, un regroupement dense d’êtres humains »[54]. Il existe ainsi un danger inhérent à la décharge d’une arme à feu dans un quartier résidentiel et le risque est donc substantiel dans les circonstances.

[65]      Le risque est en outre injustifié. En l’occurrence, la nature du préjudice potentiel semble, entre autres, de blesser par balle un résident du quartier environnant. Il s’agit d’un risque sérieux. À l’instar de la Cour d’appel du Manitoba dans Barca[55], puisque la décharge d’une arme à feu n’a ici aucune valeur sociale, ce risque est facilement évitable.

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