Toussaint c. R., 2025 QCCA 1155
[14] Le fardeau repose sur le poursuivant de prouver hors de tout doute raisonnable que la défense ne s’applique pas. Ainsi, un doute raisonnable sur chacune des trois exigences de base mènera à un acquittement.
[15] Ces exigences sont les suivantes :
1) le catalyseur (34(1)a) C.cr.) – la personne accusée doit croire, pour des motifs raisonnables, qu’on emploie la force ou qu’on menace de l’employer contre elle ou quelqu’un d’autre;
2) le mobile (34(1)b) C.cr.) – le but subjectif de la réaction à l’emploi de la force (ou à la menace d’emploi de la force) doit être de se protéger soi-même ou de protéger autrui;
3) la réaction (34c) C.cr.) – la personne accusée doit agir de façon raisonnable dans les circonstances.[5]
[16] En l’espèce, le poursuivant concède le catalyseur, soit que l’appelant croyait raisonnablement que la force était employée contre Roussin-Bizier, et le mobile, soit que le coup porté à la victime avait pour but de défendre ou de protéger Roussin-Bizier. La juge note correctement que seule la troisième exigence, soit la raisonnabilité de la réaction de l’appelant, est en litige[6].
[36] La juge conclut que « [les facteurs] favorables à l’accusé, principalement celui en lien avec son rôle de pacificateur et le peu de temps dont il disposait pour réagir, ne font pas le poids devant la force excessive et disproportionnée qu’il a utilisée »[18]. La nature de la menace ne justifiait aucunement d’utiliser, avec force, une canne comme arme pour frapper la tête de la victime, d’autant plus que l’appelant connaissait les conséquences possibles d’une commotion cérébrale : il s’agit d’un comportement « hautement dangereux et complètement disproportionné en réaction à la menace d’un coup au visage »[19].
[37] En résumé, malgré la violence du premier coup porté par la victime et la menace sérieuse et imminente que la violence se poursuive, deux éléments retenus dans le jugement font échec au troisième critère du moyen de défense[20] : premièrement, l’existence d’autres moyens pour parer l’emploi éventuel de la force (par. 34(2)b) C.cr.), et deuxièmement, la nature et la proportionnalité de la réaction de la personne à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force (par. 34(2)g) C.cr.). La défense de légitime défense est repoussée, selon la juge, précisément parce que l’appelant a choisi i) de frapper la victime à la tête plutôt que de la frapper ailleurs ou d’user d’un autre moyen pour protéger son cousin, comme une diversion, et ii) d’utiliser une arme, ce qui rend la force utilisée par l’appelant excessive et disproportionnée.
[38] Une revue des motifs de la juge quant à ces deux éléments met en évidence des erreurs qui résultent de l’application d’une norme juridique aux faits. Il s’agit donc d’une question de droit susceptible de contrôle par la Cour au regard de la norme de la décision correcte[21].
[39] Premièrement, la conclusion de la juge selon laquelle l’appelant a fait le « choix de frapper [la victime] à la tête »[22] est une inférence dégagée de la preuve vidéo, que la juge a visionné au ralenti et qu’elle décortique seconde par seconde dans le jugement[23]. Or, l’analyse doit porter sur les circonstances telles qu’elles se présentaient à l’appelant. De plus, bien que la vidéo démontre clairement que la victime a été atteinte à la tête par le coup porté par l’appelant, la juge omet de considérer le « choix » de ce dernier, en l’occurrence comment et où frapper, dans le contexte précis d’un geste défensif et immédiat, destiné à faire cesser l’agression contre son cousin.
[40] Rappelons que deux secondes s’écoulent entre le moment où la victime frappe violemment le cousin de l’appelant et le coup de canne qu’elle reçoit à la tête[24]. L’appelant disposait donc d’une fraction de seconde pour réagir à la « menace sérieuse »[25] qui pesait sur son cousin. Néanmoins, la juge conclut qu’un autre choix s’offrait à lui pour repousser l’attaque. Elle écrit :
[304] Toutefois, le peu de temps qu’il avait pour réfléchir ne justifie pas que T ait choisi de frapper F... B. à la tête. Son choix de le frapper à la tête plutôt que sur une autre partie de son corps n’a rien à voir avec le temps dont il disposait pour choisir la façon de faire cesser l’attaque. Il n’avait qu’à créer une diversion pour détourner l’attention de F... B..., ce qui aurait permis à R-B de se sauver ou de se défendre. D’ailleurs, au moment où T donne le coup de canne, R-B est déjà en train de se sauver.
[Soulignements ajoutés]
[41] Ce raisonnement fait abstraction d’un principe cardinal du cadre analytique en matière de légitime défense qui ne permet pas d’imposer rétroactivement à l’accusé le devoir de mener une réflexion approfondie avant d’agir.
[42] Ce principe, énoncé il y a plus de 50 ans dans l’arrêt Baxter[26], demeure fondamental dans l’évaluation de la raisonnabilité d’un geste posé en légitime défense. La Cour suprême le souligne de nouveau dans Khill[27] :
[205] Premièrement, la réalité pratique est que [traduction] « les personnes en situation de danger, ou même de danger perçu, n’ont pas le temps de réfléchir de façon approfondie, et que des erreurs d’interprétation et de jugement seront commises » (Paciocco, p. 36). Vu cette réalité, l’analyse relative à la légitime défense a toujours reconnu qu’on [traduction] « ne peut s’attendre à ce qu’une personne qui se défend contre une attaque, raisonnablement appréhendée, évalue avec précision la mesure exacte de l’action défensive nécessaire » (R. c. Baxter (1975), 1975 CanLII 1510 (ON CA), 27 C.C.C. (2d) 96 (C.A. Ont.), p. 111; R. c. Hebert, 1996 CanLII 202 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 272, par. 18). […]
[43] Le juge qui examine la proportionnalité de la réponse défensive d’un accusé ne doit pas remettre en question une réaction qui ne pouvait être mesurée avec précision dans le feu de l’action. Dans Deslauriers c. R., le juge Chamberland note ceci[28] :
[27] Dans son évaluation du caractère raisonnable, ou non, des gestes posés par la personne qui se défend en réaction à la force qu’on emploie, ou menace d’employer, contre elle, le juge doit se rappeler que les personnes confrontées à des situations stressantes et dangereuses n’ont pas le luxe d’une réflexion approfondie et elles commettront inévitablement des erreurs de jugement et de fait, par exemple dans l’évaluation de la force requise pour contrer la menace. Leurs actes ne devraient pas être jugés au regard d’une norme de perfection.
[Renvois omis]
[44] Dans Robitaille Drouin c. R., le juge Ruel, s’exprimant pour la Cour, explique fort bien le principe[29] :
[35] Le droit de repousser une attaque comprend celui de répliquer physiquement. En ce qui concerne l’ampleur de la réplique, la personne qui agit en légitime défense ne peut être tenue de mesurer, et peut de toute manière ne pas être capable de calibrer avec précision dans le feu de l’action le degré de force requis pour repousser une agression imminente. Il faut éviter d’évaluer la proportionnalité de la réponse en rétrospective et de manière non contextualisée, en se fondant uniquement ou exagérément sur la gravité des blessures qui ont été occasionnées au plaignant.
[Renvois omis]
[45] En reprochant à l’appelant de ne pas avoir choisi de frapper ailleurs afin de minimiser les dommages (puisqu’il « connaissait les conséquences possibles d’une commotion cérébrale »[30]) et de ne pas avoir plutôt créé une diversion, la juge procède à une évaluation en rétrospective, possiblement exacerbée par le visionnement de la vidéo au ralenti[31]. Cette revue de la preuve néglige de prendre en compte la réalité d’une réaction instinctive et immédiate au danger, bien qu’elle reconnaisse que l’appelant n’avait « pas eu beaucoup de temps pour réfléchir à d’autres moyens pour faire cesser l’attaque »[32]. La juge commet ainsi une erreur en exigeant une réaction mesurée et réfléchie dans les fractions de seconde suivant l’agression par la victime envers son cousin.
[46] Quant au « choix » de l’appelant « d’utiliser une arme », la juge omet de le considérer dans le contexte qu’elle avait pourtant résumé, soit que l’appelant avait déjà sa canne en main lorsqu’il a réagi à l’attaque contre son cousin[33].
[47] À ne point en douter, les conséquences de ce coup sont dévastatrices. Toutefois, la raisonnabilité de la réaction de l’appelant ne peut s’analyser en fonction de la gravité des blessures occasionnées à la victime. Au contraire, un juge doit bien se garder de ne pas être influencé par les conséquences tragiques – malheureusement souvent présentes dans des dossiers mettant en cause une légitime défense.
Conclusion
[48] Malgré une revue soignée des principes de droit applicables, la juge a commis une erreur de droit dans l’application du cadre d’analyse du caractère raisonnable de la force utilisée. Sa conclusion, à savoir que la force utilisée était « excessive et disproportionnée »[34], résulte d’une analyse en rétrospective du seul coup porté par l’appelant.
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