A. Dans quels cas peut‑on recourir au certiorari?
[10] Les appels permis en matière criminelle sont prévus par la loi; sauf exceptions limitées, il n’y a pas d’appel interlocutoire (Code criminel, art. 674; Mills c. La Reine, 1986 CanLII 17 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 863, p. 959; R. c. Meltzer, 1989 CanLII 68 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1764, p. 1774; Dagenais c. Société Radio‑Canada, 1994 CanLII 39 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 835, p. 857). La loi prévoit peu d’exceptions et les recours extraordinaires, notamment le certiorari, permettent d’obtenir réparation en certaines circonstances particulières. D’après la règle générale, « les instances pénales ne doivent pas être fragmentées par des procédures interlocutoires qui deviennent des instances distinctes » (R. c. DeSousa, 1992 CanLII 80 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 944, p. 954). La fragmentation des instances criminelles résultant des appels interlocutoires risque de mener au règlement de questions en l’absence d’un dossier de preuve complet, ce qui constitue une source importante de retards et une utilisation inefficace des ressources des tribunaux (R. c. Johnson (1991), 1991 CanLII 7174 (ON CA), 3 O.R. (3d) 49 (C.A.), p. 54).
[11] L’accès aux recours extraordinaires est balisé par des considérations du même ordre (Procureur général du Québec c. Cohen, 1979 CanLII 223 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 305, p. 310). Le Code criminel et la common law limitent donc strictement l’utilisation du certiorari pour empêcher qu’il serve à contourner la règle interdisant les appels interlocutoires (R. c. Robertson (1988), 1988 ABCA 87 (CanLII), 41 C.C.C. (3d) 478 (C.A. Alb.), p. 480). Par exemple, lors d’une enquête préliminaire, il faut démontrer l’existence d’une erreur de compétence pour avoir droit au certiorari. Cela se produit entre autres lorsque le juge présidant l’enquête préliminaire renvoie l’accusé à procès en l’absence de toute preuve concernant un élément essentiel de l’infraction (Skogman c. La Reine, 1984 CanLII 22 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 93, p. 104) ou enfreint les règles de justice naturelle (Patterson c. La Reine, 1970 CanLII 180 (CSC), [1970] R.C.S. 409, p. 414, le juge Hall; Forsythe c. La Reine, 1980 CanLII 15 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 268, p. 272; Dubois c. La Reine, 1986 CanLII 60 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 366, p. 377; R. c. Deschamplain, 2004 CSC 76, [2004] 3 R.C.S. 601, par. 17).
[12] Les tiers peuvent se prévaloir du certiorari dans un éventail plus large de circonstances que les parties, vu qu’ils n’ont aucun droit d’appel. En plus de pouvoir recourir au certiorari pour faire contrôler des erreurs de compétence, un tiers peut le demander pour contester une erreur de droit manifeste à la lecture du dossier, telle une interdiction de publication qui limite de manière injustifiée les droits protégés par la Charte canadienne des droits et libertés (voir Dagenais) ou une décision rejetant la demande pour cesser d’occuper présentée par un avocat (R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331). L’ordonnance doit avoir un caractère définitif et contraignant vis‑à‑vis le tiers (R. c. Primeau, 1995 CanLII 143 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 60, par. 12).
[13] En l’espèce, il s’agit notamment de savoir si une partie alléguant une erreur de droit manifeste à la lecture du dossier peut se voir accorder le certiorari, tout particulièrement dans une décision en matière de preuve. Des opinions divergentes ont été exprimées à ce sujet. Dans son traité sur l’utilisation des brefs de prérogative en matière criminelle, le professeur Gilles Létourneau (plus tard juge de la Cour d’appel fédérale) a exprimé l’avis que [traduction] « les jugements ou ordonnances rendus par un tribunal au cours d’un procès criminel ne peuvent être annulés en raison d’une erreur de droit manifeste à la lecture du dossier » et que l’omission du Parlement de prévoir des appels interlocutoires dénote « l’intention qu’il n’y ait aucun contrôle, sauf peut‑être dans les cas extrêmes comme ceux d’erreurs de compétence » (The Prerogative Writs in Canadian Criminal Law and Procedure (1976), p. 152‑153).
[14] La Cour d’appel de l’Alberta a jugé que les parties peuvent se prévaloir du certiorari tant pour des erreurs de compétence que pour des erreurs de droit manifestes à la lecture du dossier [traduction] « [s]i l’ordonnance est telle qu’elle dispose d’un droit sur‑le‑champ et de manière définitive » (R. c. Black, 2011 ABCA 349, 286 C.C.C. (3d) 432, par. 25). Selon la Cour d’appel de l’Alberta, pareille erreur de droit manifeste à la lecture du dossier fournit à la cour supérieure un motif valable de casser la décision. La Cour d’appel du Québec semble partager cet avis lorsqu’elle affirme qu’« [u]n accusé peut faire réviser une décision interlocutoire lorsque le juge a agi sans compétence ou si ce dernier a commis une erreur de droit manifeste à la face du dossier » (par. 29). La cour a cependant estimé par la suite que :
La décision interlocutoire du juge du procès d’ordonner ou non au ministère public de communiquer des renseignements ne soulève généralement pas une question d’absence ou d’excès de compétence, mais elle constitue une décision prononcée dans l’exercice de sa compétence, auquel cas le recours au certiorari n’est pas ouvert. Pour respecter l’objectif primordial de limiter l’intervention des tribunaux supérieurs pendant un procès et les délais susceptibles d’en résulter, il faut éviter de voir dans toute ordonnance de divulgation de renseignements une violation irréparable d’un droit fondamental. Le juge Dionne a appliqué un test erroné. Il devait se demander si l’ordonnance de divulgation violait un droit fondamental de [Mme Awashish], et ce, de façon irréparable et non pas se demander si l’ordonnance interlocutoire avait sur ce dernier un caractère contraignant et définitif. [Je souligne; par. 39.]
[15] Dans son argumentation devant notre Cour, la procureure générale de l’Ontario propose une troisième opinion, soit que l’on devrait pouvoir recourir au certiorari pour contrôler une erreur de droit manifeste à la lecture du dossier lorsque : premièrement, l’erreur fait intervenir une question d’importance primordiale pour l’administration de la justice; et, deuxièmement, l’erreur en est une qui ne se concrétise habituellement pas en appel. Il s’agirait de « causes types » servant à régler des questions épineuses qui reviennent sans cesse mais qui n’ont pas tendance à être abordées en appel.
[16] Certaines affirmations faites par notre Cour aux p. 864 et 865 de l’arrêt Dagenais et au par. 57 de l’arrêt Cunningham ont été interprétées par des juridictions inférieures comme signifiant que les erreurs de droit manifestes au vu du dossier permettent d’accorder le certiorari tant aux parties qu’aux tiers. C’est l’interprétation qu’a retenue la Cour d’appel de l’Alberta dans Black, par. 27. Compte tenu de la jurisprudence des cours d’appel (voir ci‑dessus aux par. 10‑12) et des considérations de politique générale qui la sous‑tendent, je ne partage pas le point de vue exprimé par la Cour d’appel de l’Alberta. L’approche qu’elle adopte dans Black va à l’encontre de la règle générale interdisant les appels interlocutoires et de l’objectif législatif de l’art. 674 du Code criminel qui abolit les appels sauf dans les cas prévus au Code.
[17] Si l’on permet aux parties d’obtenir, par voie de certiorari, le contrôle d’une erreur de droit — même une erreur qui « dispose d’un droit sur‑le‑champ et de manière définitive » — cela risque de fragmenter des procès criminels et d’entraîner par le fait même une inefficacité, des retards et le règlement de questions sur la base d’un dossier incomplet. Une telle règle serait en opposition directe avec la méthode énoncée dans R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, pour rendre justice promptement en matière criminelle. Pour ces motifs, je ne ferais pas mienne l’interprétation plus large retenue par la Cour d’appel du Québec au par. 29, où elle a laissé entendre que les parties pourraient recourir au certiorari pour faire corriger des erreurs de droit manifestes à la lecture du dossier (voir ci‑dessus au par. 14).
[18] Enfin, bien qu’elle n’ouvre pas la porte aussi grande, l’approche proposée par la procureure générale de l’Ontario irait aussi néanmoins à l’encontre de l’interdiction des appels interlocutoires dans les instances criminelles. Même si elle est davantage circonscrite que le droit général au certiorari décrit dans Black, cette approche donnerait probablement lieu à de nombreux débats pendant que les cours supérieures définissent les pourtours de cette approche. Pour les avocats, les questions qui mettent en cause les intérêts de leurs clients revêtent souvent une importance primordiale pour l’administration de la justice. Je refuse donc d’adopter l’une ou l’autre de ces trois approches.
[19] Le fait d’autoriser le recours au certiorari pour prévoir des appels interlocutoires de facto en matière criminelle établirait une distinction injustifiée entre les procès en cour provinciale et ceux en cour supérieure. Comme il n’est pas possible de recourir au certiorari à l’encontre d’une cour supérieure (Dagenais, p. 865), les décisions interlocutoires des cours provinciales seraient susceptibles de contrôle, mais non celles des cours supérieures.
[20] Donc, pour résumer, les parties à une instance criminelle ne peuvent recourir au certiorari que s’il y a erreur de compétence d’un juge de la cour provinciale (voir ci‑dessus au par. 11). Quant aux tiers, ils peuvent s’en prévaloir pour faire contrôler des erreurs de compétence ainsi que des erreurs manifestes à la lecture du dossier concernant une décision qui a un caractère définitif et contraignant à leur égard (voir ci‑dessus au par. 12).
[21] En obiter, la juge Thibault a mentionné que l’on pourrait recourir au certiorari lorsqu’une décision porte atteinte de façon irrémédiable aux droits fondamentaux de l’accusé et lorsque l’appel n’offre aucune réparation adéquate. Elle a donné l’exemple du tribunal qui ordonne à l’accusée d’enlever son niqab lors de son témoignage. Je remets à une autre occasion l’examen de la question de savoir si une demande de certiorari peut être accueillie en pareilles circonstances.
B. Peut-on recourir au certiorari en l’espèce?
[22] Le ministère public prétend que la juge Paradis a également commis deux erreurs de compétence dans son analyse de la requête de type McNeil. Tout d’abord, elle a fait abstraction à tort de la décision de la juge Lavoie d’accueillir la première requête en certiorari du ministère public. Ensuite, la teneur de l’ordonnance de la juge Paradis excédait sa compétence parce qu’un tribunal ne peut ordonner au ministère public de s’enquérir de l’existence de documents avant que l’accusé n’ait démontré qu’ils existent, qu’ils sont pertinents et qu’il est possible pour le ministère public de les obtenir.
[23] Or, ni l’une ni l’autre de ces erreurs n’en est une de compétence. En matière criminelle, il y a erreur de compétence lorsque le tribunal ne se conforme pas à une disposition impérative d’une loi ou transgresse les principes de justice naturelle : voir Skogman. L’omission de donner effet à l’autorité de la chose jugée n’est pas une question de compétence : c’est une erreur de droit. Cela dit, je doute qu’il y ait eu pareille erreur. L’ordonnance de la juge Lavoie n’empêchait aucunement la juge Paradis d’ordonner au ministère public de s’enquérir de l’existence des documents. En fait, la juge Lavoie n’a pas conclu que les documents étaient dénués de pertinence; elle a simplement estimé que Mme Awashish n’avait pas démontré leur pertinence. De plus, une erreur sur le point de savoir si l’accusé s’est acquitté de son fardeau de preuve à l’égard d’une demande de communication est non pas une erreur de compétence, mais uniquement une erreur de droit.
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