[33] Il va de soi que les directives doivent être analysées selon une approche fonctionnelle qui tient compte tant de la preuve que des plaidoiries et de l’ensemble des directives pour vérifier si le jury a été correctement instruit en droit.
[34] Or, lorsque la crédibilité est au centre du litige, le jury doit comprendre qu’un doute raisonnable peut émaner d’un témoignage, même s’il ne le retient pas comme vrai. En d’autres termes, même s’il ne peut affirmer que le témoignage est vrai, celui-ci peut néanmoins susciter un doute raisonnable. Si cette règle s’applique à la version de l’accusé : R. c. W.(D.), 1991 CanLII 93 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 742; R. c. Avetysan, 2000 CSC 56, [2000] 2 R.C.S. 745; R. v. Reid, 2003 CanLII 14779 (Ont C.A.), rien ne permet de croire qu’elle ne s’applique pas à la version d’un témoin sur laquelle se fonde la défense et vitale à celle-ci. C’est d’ailleurs ce que proposent les auteurs Martin Vauclair et Tristan Desjardins, dans Béliveau-Vauclair : Traité général de preuve et de procédure pénales, 28e éd., Montréal, Yvon Blais, 2021, p. 1229, paragr. 34.41, note 159 :
L'approche de l'arrêt R. c. W. (D.), 1991 CanLII 93 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 742 s'applique non seulement lorsque l'accusé témoigne, mais aussi lorsque, comme dans l'arrêt R. v. D. (B.) (2011), 2011 ONCA 51 (CanLII), 266 C.C.C. (3d) 197 (C.A.O.), repris dans les arrêts R. c. Phillips (2017), 355 C.C.C. (3d) 141, 2017 ONCA 752 (par. 257), R. c. M.P. (2018), 363 C.C.C. (3d) 61, 2018 ONCA 608 (par. 60), et R. c. Brown (2018), 361 C.C.C. (3d) 510, 2018 ONCA 481 (par. 68), lorsqu'il y a conflit sur une question cruciale entre la thèse de la poursuite et les témoins produits par la défense ou ceux de la poursuite qui appuient la thèse de la défense (par. 114). […]
[35] Plus précisément, voici ce qu’écrit la juge Epstein dans R. v. Brown :
[68] The requirement of a W.(D.) instruction applies where, on a vital issue, there are credibility findings to be made between conflicting evidence and the trial judge must relate the concept of reasonable doubt to those credibility findings: R. v. B.D., 2011 ONCA 51, 273 O.A.C. 241, at para. 114. The trial judge must make clear that it is not necessary for the jurors to believe the defence evidence on the issue in order to acquit; it is sufficient if “viewed in the context of all of the evidence – the conflicting evidence leaves them in a state of reasonable doubt as to the accused’s guilt”: B.D., at para. 114.
[36] Dans Durette c. R., 2013 QCCA 1791, au paragr. 46, la Cour cite avec approbation ce passage de R. v. B.D., 2011 ONCA 51 :
[114] What I take from a review of all of these authorities is that the principles underlying W.(D.) are not confined merely to cases where an accused testifies and his or her evidence conflicts with that of Crown witnesses. They have a broader sweep. Where, on a vital issue, there are credibility findings to be made between conflicting evidence called by the defence or arising out of evidence favourable to the defence in the Crown's case, the trial judge must relate the concept of reasonable doubt to those credibility findings. The trial judge must do so in a way that makes it clear to the jurors that it is not necessary for them to believe the defence evidence on that vital issue; rather, it is sufficient if – viewed in the context of all of the evidence – the conflicting evidence leaves them in a state of reasonable doubt as to the accused's guilt: Challice. In that event, they must acquit.
[37] Or, même si la deuxième étape du modèle décrit par le juge Cory dans R. c. W.(D.), précité, (« deuxièmement, si vous ne croyez pas le témoignage de l'accusé, mais si vous avez un doute raisonnable, vous devez prononcer l'acquittement ») ne constitue pas un dictat immuable qui doit obligatoirement être répété sans nuance et sans en changer un iota, il reste que sa substance doit être transmise au jury. Il faut en livrer l’essentiel : R. c. J.H.S., 2008 CSC 30, paragr. 13, et il est donc nécessaire de rappeler au jury que l’acquittement n’est pas tributaire d’une conclusion de crédibilité de la version de l’accusé (ou, comme ici, du témoin de la défense). L’essentiel du message requérait en l’espèce une information que le jury n’a pas eue, comme je le démontrerai plus loin.
[38] Selon R. c. Lifchus, 1997 CanLII 319 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 320, à la page 337, le doute raisonnable « […] doit logiquement découler de la preuve ou de l’absence de preuve ». En ce sens, il n’est évidemment pas requis d’accepter comme vrai le témoignage de l’accusé pour entretenir un doute raisonnable. En d’autres mots, un juré peut très bien ne pas retenir la version de l’accusé, ne pas être en mesure d’affirmer qu’il dit la vérité, mais néanmoins entretenir un doute raisonnable en raison de cette version.
[39] Même s’il a adéquatement expliqué la règle du doute raisonnable ailleurs dans ses directives, le juge de première instance n’a pas indiqué au jury qu’il pouvait acquitter l’appelant même s’il ne croyait pas Mme Binette, à la condition évidemment que son témoignage engendre néanmoins un doute raisonnable. Face à l’importance de ce témoignage pour la défense, le jury devait comprendre que l’accusé avait droit à l’acquittement si ce témoignage soulevait un doute raisonnable et pas seulement s’il était cru.
[40] Le juge a bien décrit la norme au début des directives et il en répétera ensuite l’essence. Par contre, le problème survient lorsqu’il aborde précisément les moyens de défense. Est alors exclue de ses directives la possibilité d’un doute raisonnable même si la crédibilité du témoin n’est pas établie ou que son témoignage n’est pas cru. Voici ce que le juge dit au jury :
Les témoignages de Rachel Wickenheiser et de Mélanie Binette relativement à ce qui s’est passé dans le boisé doivent être au centre de votre analyse. Ces témoignages doivent être évalués à la lumière de l’ensemble de la preuve, y compris la preuve matérielle. Si vous retenez le témoignage de Mélanie Binette, cela pourrait vous amener à conclure à une défense de nécessité, dans la mesure où vous considérez que les conditions prévues par la loi sont satisfaites. Si vous rejetez le témoignage de Mélanie Binette, cela devrait vous amener à rejeter la défense de nécessité dans la mesure où les conditions prévues par la loi ne sont pas satisfaites. Aussi, il vous faudra analyser chacune des conditions d’application de cette défense en tenant compte de ce que je vous ai expliqué et de l’ensemble de mes directives.
[Je souligne]
[41] Il est vrai que le juge renvoie à l’ensemble de ses directives, mais il reste que le jury peut très bien avoir compris que s’il rejetait le témoignage de Mme Binette, il devait rejeter ce moyen de défense, et ce, même s’il entretenait un doute raisonnable en raison de ce témoignage. Vu sous un autre angle, il ne pouvait acquitter l’appelant que s’il retenait le témoignage de Mme Binette, ce qui est erroné en droit.
[42] La directive est identique en ce qui a trait à la légitime défense :
Encore une fois, les témoignages de Rachel Wickenheiser et de Mélanie Binette relativement à ce qui s’est passé dans le boisé doivent être au centre de votre analyse. Ces témoignages doivent être évalués à la lumière de l’ensemble de la preuve, y compris la preuve matérielle. Si vous retenez le témoignage de Mélanie Binette, cela pourrait vous amener à conclure à une défense de légitime défense dans la mesure où vous considérez que les conditions prévues par la loi sont satisfaites. Si vous rejetez le témoignage de Mélanie Binette, cela devrait vous amener à rejeter la défense de légitime défense dans la mesure où les conditions prévues par la loi ne sont pas satisfaites.
[Je souligne]
[43] En somme, ce n’est pas une fois, de manière isolée, mais bien deux fois que le jury entend le juge insister erronément sur la nécessité de retenir le témoignage de Mme Binette pour être en mesure d’acquitter l’appelant. En outre, à un autre moment, le juge dira au jury :
Si vous retenez l’un de ces moyens [nécessité et légitime défense], l’accusé doit être acquitté […]. Si vous ne retenez pas l’un des moyens, vous devez poursuivre votre analyse […].
[Je souligne]
[44] La directive décrite plus haut s’apparente à une erreur de type « Miller », selon l’arrêt R. v. Miller (1991), 1991 CanLII 2704 (ON CA), 68 C.C.C. (3d) 517 (Ont. C.A.), expression reprise par la Cour notamment dans R. c. Leblanc, 2001 CanLII 12528 et R. c. Ranwez, 2004 CanLII 20539, alors que le juge Proulx écrit :
[31] Puisqu'un jury doit apprécier toute la preuve et non seulement celle qu'il retient, notre Cour fut d'avis que cette manière d'apprécier la preuve était inappropriée, nous fondant sur l'arrêt Miller: «It [is] a misdirection to instruct the jury to examine the evidence in a first stage, to eliminate all evidence except that which the jurors accepted as true and reliable (a lower standard than proof beyond a reasonable doubt), and then to consider only the residual in arriving at their verdict».
[…]
[35] L'appréciation de la preuve et l'application de la norme de preuve requièrent que le jury ait d'abord compris ce que constitue la preuve ou son contenu : une erreur de type Miller tend donc à vicier l'ensemble du processus.
[36] Il est donc erroné d'inviter le jury à scinder sa démarche et à ne retenir que la preuve qu'il considère crédible et fiable. Le doute raisonnable peut résulter autant d'une preuve que le jury rejette ou ne croit pas, que de celle qu'il retient […].
[45] Dans Miller, la Cour d’appel de l’Ontario ajoute, à la page 543 :
[…] evidence which is neither rejected nor accepted should survive to the final stage of the jury’s determination on the crucial application of reasonable doubt.
[46] La directive dans le présent dossier n’est bien sûr pas identique à celle analysée dans Miller, mais elle transmet le même message : il faut retenir le témoignage pour qu’il puisse fonder un doute raisonnable : voir par exemple R. c. Subramaniam, 2022 BCCA 141, paragr. 63 à 65.
[47] Cette erreur n’est pas anodine ou sans conséquence.
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