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jeudi 31 juillet 2025

La notion d’inculpé et l'inculpation est le moment qui marque le début du calcul aux fins de l’alinéa 11 b) de la Charte

Poitras c. R., 2022 QCCA 1561

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[45]      Ce retour aux sources, indispensable, permettra d’établir que l’appelant propose l’adoption d’une interprétation expansive de la notion d’inculpé qui a été clairement rejetée par la Cour suprême à deux reprises, interprétation réitérée récemment dans l’arrêt J.F.[20].

[46]      Dans l’arrêt Mills[21], le juge Lamer, dissident, avait suggéré qu’une personne pouvait, dans certaines circonstances, devenir inculpée avant le moment de son inculpation formelle[22]; la majorité ne se prononçait pas sur ce point.

[47]      Dans l’arrêt Carter[23], rendu le même jour, le juge Lamer, s’exprimant alors pour la majorité, réfère à son opinion minoritaire énoncée dans Mills. Il renouvelle sa position selon laquelle la date d’inculpation pourrait exceptionnellement débuter avant le dépôt d’une accusation[24]. Il écrit ce qui suit :

Comme je l'ai souligné dans l'arrêt Mills c. La Reine1986 CanLII 17 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 863, rendu en même temps que le présent arrêt, en déterminant si un procès a eu lieu dans un délai généralement raisonnable, on ne doit tenir compte que du temps qui s'écoule à partir de l'inculpation. En passant, je puis ajouter que je dis "généralement" parce qu'il pourrait y avoir des circonstances exceptionnelles dans lesquelles le délai pourrait courir avant le dépôt de l'accusation dont l'accusé aura à répondre. Par exemple, si la poursuite retire l'accusation pour la remplacer par une autre mais pour la même affaire, le calcul du délai pourrait bien commencer à partir de la première accusation. Ce n'est pas la question en l'espèce et je n'utilise cette situation que pour illustrer mon recours au mot "généralement". Il s'ensuit que la période du 3 avril 1980 au 28 janvier 1983 n'aurait pas dû être prise en considération pour déterminer le caractère raisonnable du délai au sens de l'al. 11b)[25].

 

[48]      La Cour suprême se penche à nouveau sur le sens du terme « inculpé » dans l’arrêt Kalanj[26]. Dans cette affaire, les appelants soutenaient que la Cour suprême, dans l’arrêt Carter, avait adopté la définition élargie du mot « inculpé » proposée par le juge Lamer dans Mills.

[49]      Le contexte du débat dans l’arrêt Kalanj s’avère crucial, car il comporte un parallélisme important avec le cheminement procédural du dossier de l’appelant. De plus, l’opinion du juge McIntyre circonscrit soigneusement la notion d’inculpé dont il ne convient pas de s’écarter.

[50]      Dans l’affaire Kalanj, les accusés avaient été arrêtés et mis en liberté après la prise de leurs empreintes digitales; on leur avait dit de ne pas quitter la ville. Ils avaient aussi été informés que des accusations seraient portées contre eux. Toutefois, la dénonciation les accusant formellement avait été déposée plus de huit mois après leur arrestation et leur mise en liberté par la police.

[51]      Dans ces circonstances, la Cour suprême devait décider si le calcul du délai débutait au moment de leurs arrestations ou celui du dépôt de la dénonciation contre eux.

[52]      Le juge McIntyre exprime l’opinion de la majorité. Selon lui, « l’arrêt Carter appuie le point de vue selon lequel le délai antérieur à l'inculpation ne compte pas pour les fins de l'al. 11b) »[27].

[53]      Il rejette l’idée selon laquelle « le mot "inculpé" a un sens souple qui varie selon les circonstances de l'espèce »[28] et il conclut « qu'une personne est "inculpée" au sens de l'art. 11 de la Charte quand une dénonciation relative à l'infraction qu'on lui reproche est déposée ou quand un acte d'accusation est présenté directement sans dénonciation »[29]

[54]      Le juge McIntyre précise aussi que, même si l’objet de l’art. 11 vise la protection des droits à la liberté et à la sécurité de la personne accusée d’un crime, il « le fait à l’intérieur de son propre champ d’application »[30], soit après une inculpation formelle.

[55]      Après avoir procédé à une analyse du texte de la Charte, le juge McIntyre affirme que le texte de l’art. 11 est clair et qu’il ne doit pas être déformé pour y inclure le délai qui précède une inculpation :

L'article 11 accorde sa protection après qu'une personne a été inculpée.  Il ne faut ni faire fi des termes exprès de l'art. 11 ni déformer le sens du terme "inculpé" de manière à étendre l'application de cet article au délai antérieur à l'inculpation.  L'objet de l'al. 11b) est clair.  Il vise le délai écoulé entre le dépôt de l'accusation et la fin du procès et il prévoit qu'une personne inculpée sera promptement jugée[31].

[56]      Il relève aussi les écueils qui pavent l’évaluation du délai antérieur à l’inculpation en raison de l’imprévisibilité entourant la durée d’une enquête policière et il réitère que la protection de l’alinéa 11 b) se limite aux délais postérieurs au dépôt d’une accusation :

La durée du délai antérieur à la dénonciation ou de l'enquête est totalement imprévisible.  Il n'est pas facile de faire une évaluation raisonnable de ce qu'est un délai raisonnable.  Les circonstances diffèrent d'un cas à l'autre et beaucoup de renseignements recueillis au cours d'une enquête doivent, en raison de leur nature même, demeurer confidentiels.  Le tribunal sera rarement, sinon jamais, en mesure de prescrire de manière réaliste un délai pour enquêter sur une infraction donnée.  Il est remarquable que, sous réserve de quelques exceptions restreintes prévues dans les lois, le droit n'a jamais reconnu de délai de prescription pour l'initiation de procédures criminelles.  Cependant, quand l'enquête révèle des éléments de preuve qui justifieraient le dépôt d'une dénonciation, il devient alors possible pour la première fois d'évaluer quel serait le délai raisonnable dans lequel la question devrait être tranchée à l'issue d'un procès.  C'est pour ce motif que l'application de l'art. 11 se limite à la période postérieure au dépôt de la dénonciation.  Avant le dépôt de l'accusation, les droits de l'accusé sont protégés par le droit en général et garantis par les art. 7, 8, 9 et 10 de la Charte[32].

[57]      Concernant la possibilité évoquée par le juge Lamer dans l’arrêt Carter de tenir compte des délais antérieurs à l’inculpation aux fins de l’alinéa 11 b) de la Charte, le juge McIntyre écarte l’idée que ces délais puissent faire l’objet d’une analyse selon l’alinéa 11 b) de la Charte, il suggère plutôt de s’en remettre aux autres dispositions de la Charte :

On a estimé qu'il pourrait y avoir des circonstances spéciales où l'intérêt de la justice exigerait qu'on tienne compte jusqu'à un certain point du délai antérieur à l'accusation en raison du préjudice qui pourrait en résulter. J'estime cependant que les cas exceptionnels devraient être réglés en recourant aux règles de droit générales et, si nécessaire, aux autres dispositions de la Charte[33]

[Soulignement ajouté]

[58]      Je relève le fait, crucial à mon avis, que la connaissance par les accusés dans cette affaire de l’éventualité du dépôt d’accusations n’a pas amené le juge McIntyre à conclure que ceux-ci étaient inculpés au sens de l’alinéa 11 b) de la Charte avant le dépôt d'une accusation formelle.

[59]      Dans l’arrêt Potvin, le juge Sopinka confirme l’exigence d’une accusation formelle. Il rappelle ainsi les conclusions de l’arrêt Kalanj :

[…] Notre Cour a néanmoins statué que les accusés n'étaient pas inculpés tant qu'une accusation officielle n'avait pas été déposée, et que l'al. 11b) ne s'appliquait pas.  Cet arrêt a été appliqué pour écarter l'examen du délai antérieur au dépôt d'une accusation à moins que l'accusé ne puisse établir qu'il y a eu violation de l'art. 7. Voir l'arrêt R. c. L. (W.K.)1991 CanLII 54 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 1091.[34]

Il s’ensuit de l’arrêt Kalanj que l'al. 11b) ne s'applique pas à moins que la restriction des droits que cet alinéa protège découle d'une accusation réelle [« an actual charge »]. Les circonstances qui engendrent les mêmes conséquences ne peuvent faire l'objet de la protection de cette disposition à moins que ces conséquences ne découlent du dépôt d'une accusation officielle [« a formal charge »][35].

[60]      En 2014, la Cour d’appel de l’Ontario énonce une réserve dans l’arrêt Milani :

[48] There is a caveat, however. There are circumstances in which unilateral state action may control whether or not charges are withdrawn or re-laid. In such circumstances, where the formal charge has been withdrawn with the intention of laying a new charge, or an information has been quashed with a new information laid, it makes sense to consider the entire period from when the first charges were laid as part of the s. 11(b) analysis. In such circumstances, the person, although not formally charged during the "gap" period, remains subject to the judicial process, and his s. 11(b) interests will continue to be affected by the knowledge or expectation that further charges are imminent. It is reasonable to conclude that he remains subject to the process of the court. That is precisely what occurred in R. v. Antoine.

[49] For all of these reasons, I would interpret s. 11(b) as being engaged during any period that an accused person is in fact subject to charges, or when a person no longer actively charged remains subject to the very real prospect of new charges[36].

[61]      Dans l’arrêt Ketchate, après avoir cité ces passages, la Cour écrit « [d]ans les cas où la deuxième dénonciation pourrait être assimilée à la première, cependant, il faut que même si l’accusé ait été libéré, il sache qu’il est toujours sous enquête et sujet à ce qu’une nouvelle dénonciation soit déposée »[37].

[62]      Cela dit, je remarque que l’appelant ne s’appuie pas sur l’exception formulée dans l’arrêt Milani; il soutient plutôt l’idée que les chefs ajoutés lors de l’enquête préliminaire poursuivent le même processus judiciaire qui se continue d’une manière ininterrompue depuis le dépôt de la dénonciation initiale contre lui. 

[63]      À son avis, l’objet de l’alinéa 11 b) commande que le délai soit le même pour l’ensemble des chefs et il suggère que cette position a été adoptée par mon collègue le juge Bouchard dans les passages qui suivent de l’arrêt Guimont :

[31]        Il faut ensuite passer à la première étape qui commence par le calcul du délai total entre la dénonciation ou l’acte d’accusation s’il n’y a pas de dénonciation et la conclusion réelle ou anticipée du procès. Appliqué à notre situation, cet enseignement de la Cour suprême nous amène à conclure que le délai total qui doit être pris en compte est celui qui s’est écoulé entre le 15 septembre 2011, date de la première dénonciation, et le 10 juillet 2015, date où le jury rend son verdict. Ceci donne un délai total de 1393 jours ou un peu plus de 46 mois.

[32]        L’intimée propose une autre façon de calculer le délai total. Comme le juge de première instance, elle arrête son calcul au 1er juin 2015 qui correspond à la date où débute le procès. C’est une erreur. La Cour suprême, dans Jordan, et récemment dans R. c. Cody, est très claire. Le délai prend fin non pas au début du procès, mais à la fin de celui-ci.

[33]        L’intimée plaide ensuite que puisque les appelants ont été acquittés de l’infraction pour laquelle une dénonciation a été faite le 15 septembre 2011, il faudrait considérer que la date de départ du délai est le 25 janvier 2012 qui correspond à la seconde sommation déposée contre les appelants. Un délai de 132 jours séparant le 15 septembre 2011 du 25 janvier 2012 devrait donc être retranché du délai total.

[34]        On peut en effet se questionner, a priori, sur l’opportunité de prendre pour point de départ une accusation pour laquelle les appelants ont été acquittés. C’est là toutefois faire abstraction de la situation réelle des appelants qui, de façon concrète, ont fait face à trois séries d’accusations intimement reliées entre elles et découlant d’une même enquête policière. Si on met de plus dans la balance les droits individuels que l’alinéa 11b) de la Charte vise à protéger, dont le droit à la sécurité de la personne qui couvre l’anxiété et la stigmatisation qu’entraînent des poursuites criminelles, je ne vois aucune raison de ne pas prendre le 15 septembre 2011 comme point de départ du délai.

[Les soulignements sont ajoutés]

[64]      J’aborde un peu plus loin la portée de l’arrêt Guimont, mais je signale immédiatement que j’ai une interprétation différente de celle proposée par l’appelant. Je termine d’abord le panorama jurisprudentiel nécessaire à la résolution du pourvoi.

[65]      En 2017, la Cour suprême a confirmé dans l’arrêt Hunt[38] l’approche selon laquelle les délais antérieurs à l’accusation doivent être évalués sous l’article 7 de la Charte, et non l’alinéa 11 b)[39].

[66]      Finalement, dans le très récent arrêt J.F.[40], l’exigence d’une accusation formelle se voit confirmée. Le juge en chef Wagner formule les observations qui suivent :

[23]      L’alinéa 11b) ne protège l’accusé que lorsqu’il a le statut d’inculpé (R. c. Potvin1993 CanLII 113 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 880, p. 908). Le terme « inculpé » a été interprété largement par notre Cour et s’entend d’une personne qui est l’objet de procédures criminelles (R. c. MacDougall1998 CanLII 763 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 45, par. 11-13). Une personne est inculpée à partir du dépôt de l’acte d’accusation (R. c. Kalanj1989 CanLII 63 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1594, p. 1602; Potvin, p. 910), et ce, jusqu’à ce que l’affaire ait été tranchée définitivement et que la peine ait été déterminée (MacDougall, par. 10 et 17-18R. c. K.G.K.2020 CSC 7, par. 26-27). En appel, l’accusé n’est plus inculpé (Potvin, p. 911-912; MacDougall, par. 17). Il le redevient seulement si la décision de première instance est annulée et qu’un nouveau procès est ordonné (Potvin, p. 912).

[24]      Si l’al. 11b) protège l’accusé tout au long de la période où il détient le statut d’inculpé, le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Jordan a toutefois une portée temporelle limitée. En effet, les plafonds présumés ne visent que les délais liés à la tenue du procès.

[Les soulignements sont ajoutés]

[67]      Bref, depuis l’arrêt Kalanj, il n’y a aucune ambiguïté quant au moment qui marque le début du calcul aux fins de l’alinéa 11 b) de la Charte : une accusation réelle et non une accusation éventuelle, et ce, même si cette éventualité est connue de l’accusé.

[68]      Toutes les parties reconnaissent qu’il n’existe aucune décision qui tranche spécifiquement la question soulevée par l’appelant. 

[69]      J’en viens à l’arrêt Guimont sur lequel repose l’argumentaire de l’appelant. L’appelant se méprend sur la portée de celui-ci.

[70]      Rendu avant l’arrêt J.F., l’arrêt Guimont n’aborde pas l’interprétation de la notion d’inculpé et il ne traite pas de l’inculpation qui dépend de l’ajout de chefs d’accusation lors du renvoi à procès à la fin d’une enquête préliminaire. 

[71]      L’arrêt Guimont considère la situation des accusés qui avaient fait l’objet de « trois séries d’accusations intimement reliées entre elles et découlant d’une même enquête policière ». Dans ces circonstances particulières, la Cour a conclu que le calcul du délai commence avec le dépôt de la première sommation et non la deuxième sommation.

[72]      Avec respect pour l’opinion contraire, l’arrêt Guimont est inapplicable, car la situation juridique en cause est complètement différente.

[73]      D’une part, les nouveaux chefs d’accusation constituent une nouvelle inculpation au sens de l’alinéa 11 b) de la Charte[41]. En effet, le juge qui renvoie l’accusé pour qu’il subisse son procès à l’égard de tout autre acte criminel qui découle de la même affaire doit, comme cela a été fait dans la présente affaire[42], mentionner dans la dénonciation les nouvelles accusations à l’égard desquelles l’accusé doit subir son procès[43].

[74]      D’autre part, une nuance importante s’invite dans le débat. Bien que l’appelant ait été formellement renvoyé à son procès selon l’alinéa 548(1)a) du Code criminel, les chefs ajoutés ne concernaient pas des infractions découlant de la même affaire au sens retenu par la jurisprudence[44], ce qui constitue une distinction supplémentaire entre la présente affaire et les circonstances examinées dans l’arrêt Guimont. De toute façon, si la poursuite avait plutôt choisi de déposer une nouvelle dénonciation pour les infractions qui n’étaient pas reliées aux premières, le calcul du délai aurait commencé à partir du dépôt de celle-ci.

[75]      À mon avis, le renvoi à procès vise de nouvelles accusations qui ne découlent pas de la même affaire au sens de l’article 548 du Code criminel

[76]      Bien que le renvoi à procès ait été fondé, à tort et en l’absence d’un débat sur la question, sur l’alinéa 548(1)a), cela ne change pas la qualification juridique de la « situation réelle et concrète » de l’appelant, pour reprendre l’expression de l’arrêt Guimont, aux fins de l’alinéa 11 b) de la Charte; il s’agissait de nouvelles accusations.

[77]      La juge de gestion n’a donc commis aucune erreur de droit en retenant la date du renvoi à procès pour fixer le moment de l’inculpation au sens de l’alinéa 11 b) de la Charte. Il s’agissait d’une nouvelle inculpation. De plus, les nouveaux chefs d’accusation ne découlaient pas de la même affaire, mais visaient des infractions distinctes et autonomes sans lien avec les accusations originalement portées, si ce n’est que leur nature.

[78]      Ainsi, elle n’a pas eu tort de rejeter la demande d’arrêt des procédures présentée par l’appelant, puisque le délai net était de 11 mois.

Rappel des éléments pertinents du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Jordan relativement au droit d’un inculpé « d’être jugé dans un délai raisonnable »

M.G. c. R., 2019 QCCA 1170

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[72]        Il convient de rappeler brièvement les éléments pertinents du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Jordan relativement au droit d’un inculpé « d’être jugé dans un délai raisonnable, to be tried within a reasonable time » garanti par l’al. 11b) de la Charte.

[73]        Pour une affaire instruite devant une cour provinciale à l’issue d’une enquête préliminaire, un plafond de 30 mois entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle et anticipée du procès, moins les délais imputables à la défense, est établi, au-delà duquel le délai est présumé déraisonnable. À moins que la poursuite ne démontre la présence de circonstances exceptionnelles, un arrêt des procédures doit être ordonné[32].

[74]        Si le délai est en-deçà du plafond de 30 mois, la défense a le fardeau de démontrer le caractère déraisonnable du délai[33].

[75]        Dans le calcul du délai net, la Cour suprême précise que le délai imputable à la défense comprend (1) le délai que la défense renonce à invoquer et (2) le délai qui résulte uniquement de la conduite de la défense[34]. « La renonciation peut être implicite ou explicite, mais elle doit être claire et sans équivoque »[35]. Le second volet concerne le délai causé par des demandes dilatoires ou lorsque la défense cause directement le délai alors que le tribunal et le ministère public sont prêts à procéder[36]. Toutefois, « le temps nécessaire pour traiter les mesures prises légitimement par la défense afin de répondre aux accusations portées contre elle est exclu du délai qui lui est imputable »[37], ce qui inclut le temps raisonnable de préparation au début des procédures et les demandes non frivoles. Les délais qui en résultent sont déjà compris dans le plafond[38].

[76]        Si le délai net dépasse le plafond, le ministère public peut faire valoir que des événements distincts et exceptionnels qui surviennent au procès et qui sont hors de son contrôle justifient le dépassement du plafond[39]. À titre d’exemple, la Cour explique :

[…] En outre, si le procès a été plus long que ce à quoi on pouvait raison­nablement s’attendre — même lorsque les parties ont fait des efforts de bonne foi pour établir des es­timations de temps réalistes —, le délai était vrai­semblablement inévitable et est donc susceptible de constituer une circonstance exceptionnelle.[40]

(…) In addition, if the trial goes longer than reasonably expected – even where the parties have made a good faith effort to establish realistic time estimates – then it is likely the delay was unavoidable and may therefore amount to an exceptional circumstance.

[77]        Ce nouveau cadre d’analyse s’applique aux affaires déjà en cours lors du prononcé de l’arrêt Jordan[41].

[78]        Pour les affaires ayant débuté avant le prononcé de l’arrêt Jordan, la Cour suprême prévoit toutefois l’application d’une mesure exceptionnelle transitoire. Cette mesure requiert d’appliquer « un examen contextuel, eu égard à la manière dont l’ancien cadre d’analyse a été appliqué »[42]. La Cour justifie cette mesure par la nécessité d’appliquer le nouveau cadre d’analyse « selon le contexte et avec souplesse aux affaires déjà en cours » puisqu’il serait « [injuste] de juger rigoureusement les participants au système de justice criminelle au regard de normes dont ils n’avaient pas connaissance »[43]. Une telle approche contextuelle vise notamment à éviter une vague d’arrêts de procédures et d’acquittements comme ce fut le cas après le prononcé de l’arrêt Askov[44].

[79]        Si le délai net est inférieur au plafond, il est difficile pour la défense de renverser la présomption que le délai est néanmoins acceptable malgré l’application de la mesure transitoire en raison des délais institutionnels prévalant avant Jordan[45].

[80]        Lorsque le délai net excède le plafond, la mesure transitoire exceptionnelle peut s’appliquer dans deux situations: (1) si les parties se sont raisonnablement conformées au droit tel qu’il existait au préalable; ou (2) si la cause est moyennement complexe dans une région confrontée à des problèmes de délais institutionnels importants[46].

[81]        En l’espèce, l’affaire est relativement simple, ce qui milite contre l’application de la seconde exception concernant les affaires moyennement complexes. Mais qu’en est-il de l’application de la mesure transitoire lorsque le ministère public démontre que le délai « est justifié du fait que les parties se sont raisonnablement conformées au droit tel qu’il existait au préalable? »[47].

[82]        À cette étape, les facteurs d’analyse sous l’arrêt Morin demeurent pertinents. Dans l’arrêt Cody, la Cour suprême reformule ainsi cette étape de l’analyse de la mesure transitoire :

Autrement dit, il est permis au ministère public de démontrer qu’on ne peut lui reprocher de ne pas avoir pris de mesures additionnelles, étant donné que le délai lui apparaissant raisonnable eu égard à sa compréhension du droit avant Jordan et à la manière dont ce délai et d’autres facteurs tels la gravité de l’infraction et le préjudice étaient évalués suivant l’arrêt Morin.[48].

Put another way, the Crown may show that it cannot be faulted for failing to take further steps, because it would have understood the delay to be reasonable given its expectations prior to Jordan and the way delay and the other factors such as the seriousness of the offence and prejudice would have been assessed under Morin.

[83]        Le préjudice réel subi par l’accusé et la gravité de l’infraction conservent ainsi une certaine pertinence. Puisqu’ils « ont souvent joué un rôle décisif » dans l’ancien cadre d’analyse, ils « peuvent donc aider à déterminer si les parties se sont raisonnablement fondées sur l’état antérieur du droit »[49]. Ces facteurs ne permettent pas en soi de décider d’appliquer ou non la mesure transitoire, mais bien uniquement de déterminer si les parties s’étaient fondées sur l’état antérieur du droit.

[84]        Dans l’arrêt Williamson, la Cour suprême met en garde contre une prise en compte trop importante de la gravité de l’infraction, puisque « le droit garanti à une personne d’être jugée dans un délai raisonnable ne peut être restreint uniquement sur le fondement de la nature des accusations portées contre elle »[50]. Toutefois, dans l’arrêt Cody, elle nuance ces propos :

La décision de notre Cour dans R. c. Williamson ne doit pas être considérée comme ayant pour effet d’écarter le rôle important que jouent la gravité de l’infraction et le préjudice subi dans l’application de la mesure transitoire exceptionnelle. Les faits en cause dans Williamson étaient inusités, en ce qu’il s’agissait d’une affaire simple, où les efforts répétés de l’accusé pour accélérer l’instance contrastaient avec l’indifférence manifestée par le ministère public (par. 2629). En conséquence, malgré la gravité de l’infraction et l’absence de préjudice, le délai supérieur au plafond ne pouvait être justifié en appliquant la mesure transitoire exceptionnelle.[51]

 

[Renvois omis]

 

This Court’s decision in R. v. Williamson2016 SCC 28, [2016] 1 S.C.R. 741, should not be read as discounting the important role that the seriousness of the offence and prejudice play under the transitional exceptional circumstance. The facts of Williamson were unusual, in that it involved a straightforward case and an accused person who made repeated efforts to expedite the proceedings, which efforts stood in contrast with the Crown’s indifference (paras. 26-29). Therefore, despite the seriousness of the offence and the absence of prejudice, the delay exceeding the ceiling could not be justified under the transitional exceptional circumstance.

[85]        Dans le cadre d’analyse de l’arrêt Morin, il est possible de déduire qu’un délai prolongé cause préjudice à l’accusé[52]. Toutefois, le tribunal doit tenir compte du comportement de l’accusé qui ne correspond pas à un désir d’être jugé rapidement pour évaluer son préjudice[53]. Ainsi, une conduite de l’accusé qui n’équivaut pas à une renonciation peut néanmoins être symptomatique d’une absence de préjudice réel[54]. L’absence d’empressement est par conséquent un facteur pertinent pour évaluer si la mesure transitoire trouve application parce que les parties se sont raisonnablement conformées au droit antérieur[55].

[86]        La conduite des parties pour tenter de surmonter les délais institutionnels systémiques préexistants peut également être pertinente[56]. Ainsi, il faut tenir compte des limites que ces délais institutionnels préexistants posent dans les marges de manœuvre de la poursuite[57].

[87]        Dans l’arrêt Rice, cette Cour fait les commentaires suivants au sujet d’un dossier qui s’est entièrement déroulé avant l’arrêt Jordan :

[106]   Lorsque le dossier s'est entièrement déroulé avant l'arrêt Jordan, un délai raisonnable sous Morin pourrait bien le demeurer en raison de la mesure transitoire : R. v. Gordon2017 ONCA 436 (CanLII), par. 23. Cependant, ‘’le délai pourrait être jugé déraisonnable même si les parties agissaient en fonction de l’ancien cadre d’analyse. L’examen doit toujours être contextuel. […] [L]a Cour donne à titre d’exemple le cas où le délai excède considérablement le plafond, dans une cause simple, en raison d’erreurs et d’impairs répétés du ministère public : R. c. Jordan2016 CSC 27 (CanLII), [2016] 1 R.C.S. 631, par. 98.[58]

[Soulignements ajoutés]

Un inculpé peut présenter une requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables avant le prononcé de la peine et malgré une déclaration de culpabilité

M.G. c. R., 2019 QCCA 1170

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[42]        Le défaut « fatal » n’est donc pas de présenter la requête pour la première fois après la déclaration de culpabilité, mais bien de la présenter en appel sans avoir donné l’opportunité au juge d’instance de se prononcer sur son bien-fondé. Ce n’est pas notre cas.

[46]        De plus, le juge prend tout de même soin d’analyser la requête dans l’hypothèse où il aurait erré dans sa conclusion que l’accusé a renoncé à l’ensemble des délais. Dans son analyse des critères de l’arrêt Morin, il conclut expressément qu’un inculpé peut soulever une requête en délais déraisonnables après la déclaration de culpabilité, mais avant le prononcé de la peine. Dans une telle situation toutefois, la présentation tardive de la requête est un facteur pertinent dans l’évaluation du préjudice relié aux délais[26]. Le juge accorde d’ailleurs un poids significatif à ce facteur dans l’exercice de la balance des facteurs pertinents avant de rejeter la requête[27] tel que le commande l’arrêt Morin.

[47]        Par ailleurs, la majorité de la Cour suprême dans Williamson confirme le principe selon lequel la déclaration de culpabilité n’est pas en soi un facteur pertinent à la question de savoir si l’inculpé a été jugé dans un délai raisonnable :

Au début de ses motifs, le juge Cromwell fait référence à la culpabilité de M. Williamson (par. 43-44). Cela est troublant, puisque la question ultime de sa culpabilité ou de son innocence n’a aucun rapport avec le fait de savoir si le temps qu’il a fallu pour tenir son procès était ou non raisonnable.[28]

 

[Soulignements ajoutés]

 

At the beginning of his reasons, Cromwell J. references Mr. Williamson’s guilt (paras. 43-44). This is troubling, as the ultimate question of guilt or innocence has nothing to say about whether the time taken to try him was reasonable

[48]        Bien que la majorité fasse référence au fait que Williamson était toujours présumé innocent au moment de la présentation de sa requête, il faut considérer cet extrait à la lumière de sa fonction : une réponse aux motifs dissidents du juge Cromwell. En effet, la majorité met l’accent dans ce passage sur le fait que la déclaration de culpabilité et la gravité de l’infraction ne devraient pas être des facteurs pertinents à l’analyse d’une requête en délais déraisonnables[29].

[49]        Le ministère public a tort lorsqu’il prétend que la présentation tardive de la requête après la déclaration de culpabilité permet à elle seule d’inférer que l’accusé a renoncé à son droit constitutionnel. Comme l’édicte la Cour suprême dans Morin :

Notre Cour a clairement dit que pour qu'un accusé renonce aux droits que lui confère l'al. 11b), la renonciation doit être claire et sans équivoque et faite en pleine connaissance des droits que la procédure était destinée à protéger et de l'effet de la renonciation sur ces droits […]. La renonciation peut être explicite ou implicite.  Si la renonciation est censée être implicite, la conduite de l'accusé doit être conforme aux critères stricts de la renonciation énoncée précédemment […]

 

Pour qu'il y ait renonciation, il doit y avoir un acte précis et non seulement un manque d'attention.  Si l'accusé ou son avocat ne pense pas expressément à la renonciation et qu'il n'est pas au courant de ce que signifie sa conduite, alors cette conduite ne constitue pas une renonciation. On peut tenir compte d'une telle conduite sous le facteur "actes de l'accusé", mais il ne s'agit pas d'une renonciation[30]. […]

 

[Soulignements ajoutés]

 

This court has clearly stated that in order for an accused to waive his or her rights under s. 11(b), such waiver must be clear and unequivocal, with full knowledge of the rights the procedure was enacted to protect and of the effect that waiver will have on those rights [...]. Waiver can be explicit or implicit. If the waiver is said to be implicit, the conduct of the accused must comply with the stringent test for waiver set out above. (…)

 

 

Waiver requires advertence to the act of release rather than mere inadvertence. If the mind of the accused or his counsel is not turned to the issue of waiver and is not aware of what his or her conduct signifies, then this conduct does not constitute waiver. Such conduct may be taken into account under the factor “actions of the accused” but it is not waiver. (…)

 

[50]        Par conséquent, un inculpé peut présenter une requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables avant le prononcé de la peine et malgré une déclaration de culpabilité. Néanmoins, à la lumière de l’analyse qui précède, la présentation tardive de la requête est néanmoins un facteur pertinent pour évaluer le préjudice réel subi par l’accusé en raison des délais. Ce facteur peut donc être considéré dans l’ensemble des circonstances pour déterminer si les actions de l’accusé démontrent un désir d’être jugé de manière expéditive. Il s’agit d’un élément pertinent dans l’application de la mesure transitoire exceptionnelle prévue dans l’arrêt Jordan.

Le dédommagement à la victime doit toujours être envisagé lors de la détermination de la peine

Les déclarations d'un accusé à son complice ne sont pas du ouï-dire

R v Ballantyne, 2015 SKCA 107 Lien vers la décision [ 58 ]             At trial, Crown counsel attempted to tender evidence of a statement m...