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mercredi 5 mars 2025

La doctrine de l’abus de procédure en common law demeure actuelle et pertinente lorsque la Charte ne s’applique pas

Comeau c. R., 2023 QCCS 866 

Lien vers la décision

[168]     La doctrine de common law qui sanctionne l’abus de procédure n’a pas disparu du paysage juridique au Canada.

[169]     Traditionnellement, le juge peut donc arrêter les procédures lorsque le ministère public abuse de son pouvoir. Le critère reconnu associé à ce pouvoir est celui où « la suspension d’instance doit être accordée lorsque forcer le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice fondamentaux qui sous-tendent le sens du franc-jeu et de la décence qu’a la société ou lorsqu’il s’agit d’une procédure oppressive ou vexatoire »[64]. La suspension des procédures obéit elle aussi, tel que discuté plus haut, aux cas les plus manifestes.

[170]     Il faut ajouter qu’il ne s’agit pas de la seule réparation possible et que les réparations disponibles sont de nature discrétionnaire[65].

[171]     Comme le soulignent le juge Vauclair et Me Desjardins, « l’abus doit être évalué en fonction de toute la preuve et, même si la mauvaise foi n’est pas exigée, il doit y avoir une certaine conduite préjudiciable. Ces conduites se révèlent par « l’ensemble des circonstances diverses et parfois imprévisibles dans lesquelles la poursuite est menée d’une manière inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de nier ainsi l’intégrité du processus judiciaire » »[66].

[172]     La doctrine de l’abus de procédure en common law demeure actuelle et pertinente lorsque la Charte ne s’applique pas.

[173]     Il est établi que l’arrêt O’Connor a subsumé l’abus de procédure et la réparation qu’est l’arrêt des procédures. Cependant, il n’est pas tout à fait décidé si un tel arrimage est total ou partiel[67].

[174]     Il existe également une discussion autour du critère prospectif de la réparation constitutionnelle lorsque la catégorie résiduelle est en cause. Dans ce cas, la jurisprudence semble exiger que la conduite abusive se perpétue par la tenue du procès ou son résultat, bien que dans un cas tout à fait exceptionnel, une conduite uniquement passée puisse suffire à ordonner l’arrêt des procédures dans un cas le plus manifeste de la deuxième catégorie[68].

[175]     Dans un arrêt récent, la Cour d’appel du Manitoba a discuté de ces nuances[69].

[176]     Le premier critère que pose le juge Moldaver dans l’arrêt Babos (et qui vaut tant pour la catégorie principale que résiduelle) est le suivant : « Il doit y avoir une atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui sera révélé[e], perpétué[e] ou aggravé[e] par le déroulement du procès ou par son issue »[70]. Il s’agit de mesurer « si l’État a adopté une conduite choquant le sens du franc-jeu et de la décence de la société et si la tenue d’un procès malgré cette conduite serait préjudiciable à l’intégrité du système de justice »[71].

[177]     Dans le cadre d’un litige fondé sur la Charte (plutôt que sur la doctrine de l’abus de procédure), la Cour d’appel du Manitoba a souligné que malgré les apparences, le premier critère de l’arrêt Babos ne dispensait pas le juge d’instance de procéder à une analyse séparée de la violation d’abord, et du remède ensuite. Il importe donc de répondre d’abord à la question de savoir si l’article 7 de la Charte a été enfreint selon la norme de la prépondérance, pour ensuite se poser la première question du juge Moldaver dans Babos. En bref, cette dernière ne résume pas à elle seule les deux étapes de l’analyse.

[178]     De plus, la première question de l’arrêt Babos, sous la catégorie résiduelle, envisage une réparation sous un angle prospectif plutôt que visant à corriger une faute passée : la réparation doit empêcher que l’intégrité de la justice soit mise en cause par la révélation, la perpétuation ou l’aggravation à venir du procès ou de son issue. Il existe peut-être certaines affaires exceptionnelles (et très rares) où un abus limité dans le passé serait suffisant pour ordonner un arrêt des procédures[72].

[179]     Conséquemment, l’analyse du caractère prospectif du préjudice est également de mise.

[180]     Un exemple jurisprudentiel illustre clairement les différents éléments discutés plus haut.

[181]     Dans l’affaire R. c. J.[73], l’accusé était inculpé d’agression sexuelle dans un contexte conjugal. La plaignante avait quitté la maison suite à l’agression alléguée et l’accusé avait conservé la possession de la résidence dont il avait changé les serrures. La résidence faisait l’objet d’un litige civil parallèle à l’instance pénale.

[182]     En l’absence de l’accusé, la plaignante s’est introduite dans la résidence et a pris connaissance de documents dans une enveloppe. Ces documents comportaient de l’information privilégiée avocat-client tant en lien avec le litige familial que l’instance pénale. Plus particulièrement, se trouvait dans l’enveloppe un mémorandum de l’avocat de l’accusé détaillant la version de celui-ci en lien avec l’allégation d’agression sexuelle. Ces documents étaient absents lorsque l’accusé est revenu chez lui.

[183]     Le juge Veale a noté d’emblée que la Couronne n’a pas discuté de ces incidents avec la plaignante et qu’elle n’a pas vu les documents. Le juge Veale n’a pas non plus examiné le contenu de l’information privilégiée.

[184]     Lors de l’audience portant sur une requête en arrêt des procédures préalable au procès par jury, les parties n’ont pas rendu témoignage et la preuve a été administrée par affidavit.

[185]     Le juge Veale a conclu que le privilège avait été compromis, que la plaignante connaissait la version de l’accusé concernant l’agression sexuelle, et qu’il ne s’agissait de sa part d’un geste ni innocent ni posé par inadvertance.

[186]     Par ailleurs, il n’existait que deux témoins relativement à l’infraction alléguée d’agression sexuelle, soit l’accusé et la plaignante. De plus, cette dernière avait fourni deux déclarations antérieures et avait rendu témoignage lors de l’enquête préliminaire.

[187]     Le juge Veale a d’abord observé que la compromission du privilège était le fait de la plaignante sans que la Couronne n’y ait joué de rôle, et sans que la plaignante n’ait été un agent de l’État.

[188]     Il a ensuite déterminé que l’analyse devait donc s’effectuer en vertu du pouvoir de common law relatif à la doctrine de l’abus de procédure.

[189]     La Cour aborde le problème selon l’approche de la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Carosella, se posant les trois questions que l’on retrouve essentiellement dans l’arrêt Babos, tant sous l’angle d’un procès équitable qu’au sujet de l’intégrité de l’administration de la justice.

[190]     À la première, le juge Veale conclut qu’il s’agit d’une violation sérieuse du privilège, doublée d’une expectative de vie privée de l’accusé dans sa résidence. Il note également qu’il lui est difficile de mesurer l’ampleur de la compromission sur la conduite ou le résultat du procès.

[191]     À la deuxième, la Cour se demande s’il peut exister une réparation moins sévère que l’arrêt des procédures. La défense exigeait un arrêt des procédures ou encore une interdiction faite à la plaignante de rendre témoignage. La Cour note incidemment que dans un procès de versions contradictoires, l’interdiction de témoigner correspondrait à un arrêt des procédures. Le ministère public suggérait plutôt une interdiction faite à la Couronne d’être en contact avec la plaignante. De plus, le ministère public avançait que la plaignante avait déjà fourni des déclarations à la police en plus de témoigner à l’enquête préliminaire.

[192]     Le juge Veale tranche ainsi la question:

 

I have concluded there is no remedy that surgically removes the prejudice caused by the complainant. On the other hand, there is no absolute certainty that the trial will be unfair to the accused or affect his right to a full answer and defence. However, the potential for abuse of process looms particularly large where it is not an issue of controlling the Crown but rather the use that a crucial witness may make of information gained through an abuse of process[74].

 

[193]     La Cour se montre ensuite d’avis que le risque de préjudice est limité parce que la capacité de la plaignante d’influencer le résultat de l’affaire est limité par ses déclarations antérieures. Voici ce qu’elle note à ce sujet :

 

Secondly, the breach of solicitor-client privilege was an act of a witness who should have no control or influence on the Crown’s strategy. Her ability to influence the outcome of the case, based on her improperly obtained information, is quite limited because of her previous statements and her sworn testimony at the preliminary hearing[75].

 

[194]     Le juge Veale conclut donc que le préjudice causé à la fois aux droits de l’accusé mais également à l’intégrité du système judiciaire peut être mitigé par la réparation suivante:

 

         La Couronne et la police ne pourront avoir aucun contact avec la plaignante pour la préparation de l’affaire, ni pour discuter de la preuve. Un tiers devra fournir à la plaignante une copie de ses déclarations antérieures et de la transcription de l’enquête préliminaire;

         Il est interdit à la plaignante de témoigner au sujet des événements ayant mené à la compromission du privilège, mais la défense sera libre de la contre-interroger sur ces matières;

         La Couronne doit retenir les services d’un avocat indépendant pour expliquer à la plaignante la décision de la Cour et s’assurer qu’elle ne témoignera pas au sujet des faits liés au privilège devant les jurés. L’avocat indépendant ne devra pas préparer la plaignante à témoigner, ni ne devra communiquer avec la Couronne;

         La Couronne sera prohibée d’aborder les faits relatifs à la compromission du privilège avec ses témoins en chef. Si l’accusé témoigne, la Couronne ne pourra le contre-interroger à ce sujet que s’il lui ouvre la porte en interrogatoire.

 

[195]     Enfin, le juge Veale a considéré l’arrêt des procédures ou l’interdiction de rendre témoignage sous l’angle de la pondération entre les intérêts concurrents à la troisième question. Il a noté sa propre résistance à permettre à la plaignante de bénéficier d’une violation délibérée du privilège avocat-client mais que sa capacité d’en faire un usage oblique était limitée, si tant est qu’elle existât, par le fait qu’elle avait déjà fourni des déclarations antérieures et rendu témoignage à l’enquête préliminaire. Vu ces faits, la Cour a rejeté la requête en arrêt des procédures ou en interdiction faite à la plaignante de témoigner au procès.

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