Comeau c. R., 2023 QCCS 866
[133] Le ministère public allègue que Mme Q... n’était pas un agent gouvernemental et, conséquemment, que M. Comeau n’a pas droit à une réparation constitutionnelle.
[134] Il importe donc de débuter le résumé des principes applicables sous cette rubrique par cette dernière question.
[135] La notion de mandataire de l’État peut être simplement décrite et se retrouve dans des arrêts bien établis, soit notamment Broyles[39], Buhay[40], et M.(M.R.)[41].
[136] Un acteur non-étatique qui recueille de la preuve et la remet ensuite à la police sans que celle-ci ne l’ait sollicitée ne sera généralement pas un mandataire de l’État. Cependant, la règle est à l’effet que ce ne sont pas les catégories d’acteurs non-étatiques qui sont déterminantes, mais plutôt l’analyse au cas par cas selon les faits de l’affaire.
[137] Voici comment les auteurs résument le critère applicable :
However, it is possible for a private actor’s conduct to be attributed to the government when a court can find that they were acting as an agent of the state. State agency arises when a private person acts at the request or direction of a state authority. The question a court will ask is this: Would the private person have acted as they did but for the intervention of the state authority?
Proof of “but for” causation is required to establish that a private person acted as an agent of the state. It may not be sufficient to simply show a temporal connection between a request by a state authority and a private person’s conduct to prove that the request caused the action. Even conscious cooperation between a private actor and a state authority does not necessarily make the private actor into a state agent.
Whether state agency is proved on a given set of facts is a case-specific assessment; the court’s conclusion will depend on the evidence in the particular case, not on whether a certain label or category can be applied to the situation[42].
[138] Ainsi, tel que discuté dans l’arrêt M.(M.R.), le critère est celui du « n’eût été ».
[139] La protection constitutionnelle garantie par l’article 7 de la Charte est enfreinte lorsque, en matière criminelle, l’accusé est privé de sa liberté d’une manière qui n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale.
[140] En l’espèce, c’est la compromission du privilège avocat-client qui entraînerait la violation du droit de M. Comeau à la protection de l’article 7. En effet, le privilège avocat-client est un principe de justice fondamentale, et M. Comeau est détenu et fait face à des accusations criminelles.
[141] La violation d’un droit constitutionnel doit être prouvée par celui qui l’allègue par prépondérance.
[142] La compromission du privilège est-elle attribuable à l’action de l’État soit par le lien entre la plaignante et l’enquêteuse, soit par le traitement subséquent des renseignements privilégiés? Il s’agit d’une question mixte qui sera discutée plus loin dans ces motifs.
[143] La même logique s’applique, en principe, à la violation de l’article 8 de la Charte : une certaine action de l’État est nécessaire pour que la protection constitutionnelle se déclenche même si, par ailleurs, la personne détient une expectative raisonnable de vie privée sur l’objet du litige.
[144] La question est pertinente puisque M. Comeau revendique la protection de l’article 8, ce qui est nié par le ministère public.
[145] Il existe dans la jurisprudence un débat relativement élaboré quant au degré d’implication de l’État pour que l’article 8 entre en jeu. En liaison avec la problématique de l’espèce, la question peut être résumée sommairement : il ne suffit pas, en principe, qu’un tiers remette simplement à la police quelque chose à l’égard de laquelle il existe une expectative raisonnable de vie privée pour que la protection constitutionnelle se déclenche.
[146] Comme le souligne le ministère public, une décision importante en la matière est l’arrêt Orlandis-Habsburgo[43]. Dans cette affaire, une compagnie d’électricité avait remis des relevés de consommation à la police, ce qui avait permis à celle-ci d’obtenir un mandat, de perquisitionner une résidence et de saisir des stupéfiants. La Cour d’appel de l’Ontario a discuté de la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada sur le sujet, et a noté que l’arrêt Dyment commençait à dater quelque peu quant à la remise d’une chose (dans ce cas un échantillon sanguin) sans demande de la part de la police en ce sens[44].
[147] Le juge Doherty a ensuite émis l’opinion selon laquelle l’article 8 ne serait pas déclenché si un tiers remettait, de sa propre initiative, une chose bénéficiant d’une expectative raisonnable de vie privée[45]. Dans cette affaire cependant, il n’avait pas à trancher cette question puisque la compagnie d’électricité et la police travaillaient de concert: l’article 8 était donc déjà en jeu.
[148] Poursuivant son raisonnement, le juge Doherty s’est demandé si la remise de l’information à la police constituait une saisie. Rappelant la règle à l’effet que l’action de l’État doit être mesurée à l’aune de l’expectative de vie privée dans un cas donné, il a conclu que celle-ci existait bel et bien puisqu’elle révélait ce qui se produisait dans une résidence privée, et que cette expectative était raisonnable, revisitant ainsi des arrêts antérieurs de la Cour suprême du Canada sur la question.
[149] Des commentaires semblables ont été faits par la Cour d’appel de l’Alberta dans l’arrêt King[46], une affaire de pornographie juvénile lors de laquelle l’épouse de l’accusé avait photographié des images sur des appareils électroniques appartenant à son mari. Elle avait ensuite remis les photographies à la police. Celle-ci en a pris connaissance, puis a obtenu deux mandats de perquisition visant la résidence et les biens de l’accusé.
[150] La Cour d’appel a noté que l’épouse n’était pas un agent de l’État bien que l’accusé ait une expectative raisonnable de vie privée à l’égard de ce qu’elle avait photographié. La Cour d’appel a ensuite noté que l’arrêt Orlandis avait été repris par la Cour suprême dans les arrêts Marakah[47] et Reeves[48], mais que dans ces deux dernières affaires, c’était la police qui avait fouillé elle-même le matériel électronique[49]. Dans l’arrêt Reeves, la Cour suprême avait précisément indiqué que la question de savoir si l’article 8 s’appliquait à la remise d’une chose à la police par un tiers non-étatique serait examinée à l’occasion d’un pourvoi futur[50]. Dans l’affaire King, l’épouse avait remis les photographies à la police, et la police n’avait fait que recevoir ce matériel. Le fait de le regarder était sans doute une action étatique, mais elle n’engageait pas le droit constitutionnel de l’accusé[51].
[151] Une application intéressante de ces principes est illustrée dans une affaire El- Azrak, dans laquelle un tiers a fourni, à la demande de la police, des informations pharmaceutiques concernant les accusés, informations qui ont permis par la suite d’obtenir des mandats de perquisition[52]. L’information avait été demandée par la police, mais c’était une disposition statutaire qui permettait au tiers (un enquêteur du Collège des pharmaciens de l’Ontario) de fournir de tels renseignements. La Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu qu’il n’y avait pas de violation à l’article 8 dans ces circonstances.
[152] Une autre décision d’intérêt pour la requête de M. Comeau est la situation décrite dans Suleiman[53]. Ce dernier avait été poignardé et avait été transféré à l’hôpital où s’étaient rendus deux policiers. Le résident a voulu faire un examen rectal de routine avant l’opération. L’accusé a porté sa main vers cette région de son corps. Les policiers étaient présents lors de l’examen. L’examen n’a pas fonctionné. C’est lors de l’opération, sous anesthésie, et en présence des policiers, que le résident a extrait un sachet d’héroïne qu’il a immédiatement placé dans la main gantée d’un des deux policiers présents.
[153] Bien que le résident ne fût pas un agent de l’État, et que les examens n’étaient qu’à des fins médicales légitimes, c’est la présence des policiers lors de l’examen initial puis de l’opération qui déclenchaient, dans ce cas, la protection de l’article 8[54]. L’accusé avait, bien entendu, une expectative raisonnable de vie privée relativement à l’intégrité et à la dignité de son propre corps.
[154] Contrairement à l’affaire Orlandis, le juge s’est appuyé sur l’arrêt Dyment pour affirmer que l’article 8 était en cause même si le résident ne se serait pas fait demander par la police de lui remettre l’objet[55]. Cela dit, la violation de l’article 8 provenait également de la seule présence des policiers lors de l’examen puis de l’opération, et non seulement en raison de la remise du sachet. En sus, le juge a factuellement conclu que la police avait demandé au résident de lui remettre l’objet, faisant ainsi intervenir l’État dans ce qui était donc une saisie.
[155] Les auteurs ont également discuté de ces questions, et ont noté la particularité de l’affaire Suleiman. Ils résument ainsi la règle applicable, laquelle est profondément factuelle et contextuelle :
The general rule appears to be that the Charter will not apply to a non-government actor unless (1) the actor invokes a governmental legislative power such as arrest, or (2) there is a clearly established relationship of agency as between the government (i.e., the police) and the private actor[56].
[156] Pour conclure, cet extrait résume la notion de mandataire de l’État. Ce qui ne doit pas être perdu de vue à la lumière de la jurisprudence applicable, c’est qu’un geste posé par l’État (par exemple, une demande, un accès, ou une fouille), dans un contexte où le tiers non-étatique recueille une preuve ou une information qu’il transmet ensuite à la police, peut fort bien déclencher l’application de l’article 8. Il s’agit, là encore, essentiellement d’une question mixte de droit et de fait.
[157] Si le droit de M. Comeau à la protection des articles 7 et 8 a été enfreint, il a droit à une réparation constitutionnelle en vertu du paragraphe 24(1). En l’espèce celui-ci réclame l’arrêt des procédures.
[158] Ici encore, il existe un volume considérable de décisions de principe relativement à l’arrêt des procédures dont une des principales est certainement l’arrêt Babos[57].
[159] Les règles entourant la réparation qu’est l’arrêt des procédures sont bien établies et peuvent être résumées sommairement.
[160] L’arrêt des procédures constitue la réparation extrême et ultime visant à sanctionner deux types d’abus. Le premier découle d’une atteinte intolérable au droit de l’accusé à un procès équitable; le second en est indépendant mais mine l’intégrité du processus judiciaire. La norme pour octroyer l’arrêt des procédures est celle des cas les plus manifestes.
[161] La première catégorie (l’équité du procès) est la plus fréquente, mais les deux types d’abus obéissent aux mêmes règles. La seconde, aussi appelée catégorie résiduelle, implique un fardeau beaucoup plus lourd pour l’accusé.
[162] L’arrêt des procédures se justifie lorsque trois critères sont remplis. D’abord, le préjudice causé à l’accusé ou à l’intégrité du système judiciaire par l’abus sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou son issue[58]; ensuite, aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître le préjudice; enfin, s’il existe une incertitude relativement à la réparation du préjudice, il faut pondérer la dénonciation du comportement et/ou la protection du système judiciaire et l’intérêt sociétal d’obtenir un jugement sur le fond de l’affaire[59].
[163] Bien entendu, des réparations moindres que l’arrêt des procédures sont envisageables sous l’autorité du par. 24(1) de la Charte. J’y reviendrai.
[164] Incidemment, l’exclusion de la preuve dans un contexte où celle-ci n’a pas été obtenue par une violation d’un droit constitutionnel est également une réparation en vertu du par. 24(1) par opposition au par. 24(2)[60].
[165] La mécanique des réparations possibles sous l’égide du par. 24(1) est entièrement applicable à la compromission du privilège avocat-client, comme le soulignent les auteurs:
A range of remedies is available for a breach of solicitor-client privilege, up to and including a stay of proceedings for abuse of process. Prejudice to the party whose privilege was violated will be presumed, but this presumption may be rebutted by the opposing party. The usual test for a stay of proceedings is applied. Deciding whether a stay will result requires consideration of all the circumstances, including how the breach happened, what was done after its discovery, and its impact on the litigation. Lesser remedies than a stay of proceedings have included orders for return of the privileged material, injunctions against use of the privileged information, and orders removing an officer from the investigation. Absence of prejudice to the accused, or absence of bad faith conduct by the police, tends to reduce the severity of the remedy that will be appropriate[61].
[166] Plus généralement, il faut rappeler que le par. 24(1) appelle « une interprétation large et libérale, de manière à permettre l’octroi de réparations complètes, efficaces et utiles en cas d’atteinte à un droit »[62]. Il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire qui peut prendre de multiples formes.
[167] Dans l’arrêt Doucet-Boudreau, la Cour suprême a défini les quatre paramètres propres à une réparation « convenable et juste »[63]. Une telle réparation doit défendre utilement les droits et libertés en cause, elle doit faire appel à des moyens légitimes, elle demeure à l’intérieur du rôle et pouvoirs des tribunaux, et elle doit être équitable pour la partie adverse.
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