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jeudi 20 mars 2025

L’accusé ne renonce pas à son droit de garder le silence en se rendant de son plein gré au poste de police et en répondant à certaines questions

R. c. Turcotte, 2005 CSC 50

Lien vers la décision


40                              Il s’agit donc d’abord de déterminer si le juge du procès a eu tort de qualifier le refus de M. Turcotte de répondre à certaines questions de la police de « comportement postérieur à l’infraction » duquel la culpabilité pouvait s’inférer.  Il faut ensuite déterminer si M. Turcotte avait le droit de refuser de répondre aux questions de la police.  Selon le double argument du ministère public, le droit de garder le silence n’était pas en cause en l’espèce, et même si c’était le cas, le fait que M. Turcotte se soit rendu au poste de police et ait répondu à certaines questions de la police démontrait qu’il avait renoncé à ce droit.

41                              Selon les règles traditionnelles de common law, en l’absence d’une contrainte légale, chacun a le droit de garder le silence face à l’interrogatoire de la police.  Ce droit de refuser de fournir des renseignements ou de répondre à des demandes de renseignements est exprimé de façon solide et déterminante par le juge Lamer dans Rothman c. La Reine, 1981 CanLII 23 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 640 :

 

Au Canada, le droit d’un suspect de ne rien dire à la police [. . .] n’est que l’exercice, de sa part, du droit général dont jouit toute personne de ce pays de faire ce qui lui plaît, de dire ce qui lui plaît ou de choisir de ne pas dire certaines choses à moins que la loi ne l’y oblige.  C’est parce qu’aucune loi ne dit qu’un suspect, sauf dans certaines circonstances, doit dire quelque chose à la police que nous disons qu’il a le droit de garder le silence; c’est une façon positive d’expliquer que la loi ne l’oblige pas à agir autrement.  [Notes omises; p. 683.]

 

42                              Le droit de garder le silence, dont les limites temporelles n’ont toutefois pas encore été entièrement fixées, a également reçu la bénédiction de la Charte canadienne des droits et libertés.  Dans R. c. Hebert, 1990 CanLII 118 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 151, la première décision de la Cour où ce droit a été reconnu comme un droit protégé par l’art. 7, l’accusé, qui avait été arrêté et informé de ses droits, avait refusé, après avoir consulté un avocat, de faire une déclaration à la police.  Il avait ensuite été placé dans une cellule avec un agent de police banalisé qui prétendait être un suspect arrêté par la police.  Au cours de leur conversation, l’accusé s’était incriminé.  La question dont la Cour était saisie était de savoir si la déclaration faite à l’agent de police banalisé était admissible.  Au nom de la majorité, la juge McLachlin a statué que cette déclaration n’était pas admissible parce qu’elle violait le droit de garder le silence reconnu à l’accusé par l’art. 7 de la Charte.

43                              En plus de souligner l’importance de la protection contre le pouvoir de l’État, la juge McLachlin a fondé le droit de garder le silence prévu par l’art. 7 sur deux doctrines de common law : la règle des confessions et le privilège de ne pas s’incriminer, expliquant qu’elles découlent toutes deux du thème unificateur suivant :

 

[L]’idée qu’une personne assujettie au pouvoir de l’État en matière criminelle a le droit de décider de parler aux policiers ou de garder le silence. [p. 164]

 

44                              Ce serait un droit illusoire si la décision de ne pas parler à la police pouvait être utilisée par le ministère public comme preuve de culpabilité.  Comme le juge Cory l’a expliqué dans l’arrêt Chambers, lorsque le juge du procès n’a pas informé le jury que le silence de l’accusé ne pouvait être utilisé comme preuve de culpabilité :

 

Il a été reconnu en outre que, comme il y a un droit de garder le silence, ce serait tendre un piège que de prévenir l’accusé qu’il n’est pas tenu de répondre aux questions du policier, pour ensuite soumettre en preuve que l’accusé s’est manifestement prévalu de son droit en gardant le silence face à une question tendant à établir sa culpabilité. [p. 1316]

 

45                              Même si l’arrêt Chambers traitait spécifiquement du silence observé par l’accusé après sa mise en garde, ce serait également « tendre un piège » que de permettre qu’un exercice valide du droit soit utilisé comme preuve de culpabilité.

46                              En outre, comme les juges Doherty et Rosenberg l’ont expliqué dans R. c. B. (S.C.) (1997), 1997 CanLII 6319 (ON CA), 36 O.R. (3d) 516 (C.A.), puisque, dans la plupart des cas, les personnes ne sont pas tenues d’aider la police, leur silence ne peut, en soi, être probant quant à la culpabilité :

 

[traduction] . . . le refus d’aider n’est rien d’autre que l’exercice d’une liberté reconnue et n’apporte aucun éclairage, en soi, sur la culpabilité de cette personne. [p. 529]


47                              La preuve relative au silence est cependant admissible dans des cas limités.  Comme le juge Cory l’a statué dans Chambers, p. 1318, si « le ministère public [peut] établir une pertinence réelle et une justification légitime », la preuve relative au silence peut être admise à condition d’être accompagnée d’une mise en garde appropriée au jury.

48                              Il arrive que le droit de garder le silence doive céder le pas.  Dans R. c. Crawford, 1995 CanLII 138 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 858, par exemple, la Cour se trouvait en présence d’un conflit entre le droit de garder le silence et le droit à une défense pleine et entière.  Deux hommes avaient été accusés de meurtre au deuxième degré après qu’un homme eut été battu à mort.  À leur procès conjoint, chacun blâmait l’autre.  M. Crawford, l’un des accusés, n’avait fait aucune déclaration à la police, mais avait choisi de témoigner au procès pour sa propre défense.  L’avocat de son coaccusé l’avait contre‑interrogé sur son omission de faire une déclaration à la police.  Cette omission avait été négativement mise en contraste avec le fait que son coaccusé avait fait une déclaration complète à la police à la première occasion.  Au nom de la majorité, le juge Sopinka a statué qu’il était possible d’établir un équilibre entre les deux droits opposés en admettant la preuve relative au silence, mais en ne l’utilisant que pour apprécier la crédibilité, et non pour conclure à la culpabilité.  Étant donné que le jury avait été invité à inférer la culpabilité du silence de M. Crawford, la Cour a ordonné la tenue d’un nouveau procès.

 49                              La preuve relative au silence peut également être admissible lorsque la défense soulève une question qui démontre la pertinence du silence de l’accusé.  Citons, par exemple, le cas où la défense cherche à attirer l’attention sur la collaboration de l’accusé avec les autorités (R. c. Lavallee, [1980] O.J. No. 540 (QL) (C.A.)); le cas où l’accusé témoigne avoir nié les accusations portées contre lui au moment de son arrestation (R. c. Ouellette (1997), 1997 ABCA 268 (CanLII), 200 A.R. 363 (C.A.)); le cas où le silence est utile à la thèse de la défense fondée sur une erreur sur la personne et une enquête policière bâclée (R. c. M.C.W. (2002), 169 B.C.A.C. 128, 2002 BCCA 341).

 50                              De même, les affaires dans lesquelles l’accusé a omis de divulguer son alibi en temps utile ou de manière appropriée constituent des exceptions bien établies à l’interdiction de se servir du silence avant le procès contre un accusé : R. c. Cleghorn, 1995 CanLII 63 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 175.  Le silence pourrait également être admissible s’il est inextricablement lié à l’exposé des faits ou à tout autre élément de preuve et ne peut être facilement extrait.

 51                              Le ministère public a prétendu que le droit de garder le silence ne s’applique que lorsque l’accusé est assujetti au [traduction] « pouvoir de l’État » et que le droit n’a aucune pertinence lorsque l’État n’a aucunement fait usage de ce pouvoir contre la personne.  Malheureusement, cette prétention confine le droit dans des limites trop étroites.  En général, en l’absence d’une exigence légale contraire, les personnes ont le droit de choisir de parler à la police ou non, même si elles ne sont pas détenues ou en état d’arrestation.  Le droit de garder le silence reconnu en common law existe en tout temps contre l’État, peu importe que la personne qui le revendique soit ou non assujettie au pouvoir ou contrôle de ce dernier.  Comme c’est le cas pour la règle des confessions, le droit de l’accusé de garder le silence s’applique chaque fois qu’il interagit avec une personne en situation d’autorité, qu’il soit détenu ou non.  Il s’agit d’un droit fondé sur la liberté d’une personne de choisir dans quelle mesure elle collabore avec la police, et animé par la reconnaissance de l’impact potentiellement coercitif de l’autorité de l’État et le désir que les personnes ne soient pas tenues de s’incriminer.  Ces considérations de principe existent tant avant qu’après l’arrestation ou la détention.  Il n’y a, par conséquent, aucune raison fondée sur des principes de ne pas étendre l’application du droit de garder le silence reconnu en common law aux deux périodes.

 52                              Je ne partage pas non plus l’opinion du ministère public que M. Turcotte, en se rendant au détachement et en répondant à certaines questions de la police, a renoncé à tout droit qu’il aurait autrement pu avoir.  La volonté de communiquer certains renseignements à la police ne fait pas complètement disparaître le droit d’une personne de ne pas répondre aux questions de la police.  Elle n’a pas à rester muette pour manifester son intention de l’invoquer.  Une personne peut fournir certains, aucun ou la totalité des renseignements qu’elle possède.  L’interaction volontaire avec la police, même si elle est engagée par l’intéressé, ne constitue pas une renonciation au droit de garder le silence.  Le droit de choisir de parler ou de garder le silence demeure entier tout au long de l’interaction.

 53                              À plusieurs reprises au cours du procès, le ministère public et le juge du procès, à la demande du ministère public, ont qualifié le silence de M. Turcotte de deux façons : preuve relative au comportement postérieur à l’infraction (appelée preuve de la « conscience de la culpabilité » par le ministère public) et preuve relative à l’état d’esprit réfutant son affirmation qu’il a été dans un état de choc et de panique.  Le plus inquiétant, ce sont les directives finales du juge du procès sur le comportement postérieur à l’infraction.  Dans ces directives, le juge du procès a indiqué au jury que le silence de M. Turcotte constituait un comportement postérieur à l’infraction et a qualifié ce silence de seul comportement postérieur à l’infraction.  Il a dit : [traduction] « Vous pouvez décider que la seule preuve substantielle de la culpabilité de M. Turcotte découle de son comportement postérieur à l’infraction. »

 54                              Même avant sa mise en détention, à 10 h 06, M. Turcotte n’était pas tenu de parler à la police ou de collaborer avec elle.  En refusant de répondre à certaines questions de la police, d’expliquer pourquoi il fallait envoyer une voiture au ranch Erhorn et de dire ce que la police allait y trouver, il exerçait ce droit.  Même s’il avait répondu à certaines questions de la police, en refusant de répondre à d’autres questions, il se trouvait néanmoins à exercer son droit de garder le silence.

 55                              Il s’agit d’un point important lorsque vient le temps de décider si la preuve relative à son silence était admissible en tant que preuve relative au comportement postérieur à l’infraction, c’est‑à‑dire comme preuve probante quant à la culpabilité.  Le comportement postérieur à un crime n’est admissible comme preuve relative au « comportement postérieur à l’infraction » que s’il fournit une preuve circonstancielle de la culpabilité.  La pertinence nécessaire n’existe plus s’il n’y a aucun lien entre le comportement et la culpabilité.  La loi n’impose aucune obligation de parler à la police ou de collaborer avec elle.  Ce fait, à lui seul, rompt tout lien pouvant exister entre le silence et la culpabilité.  Le silence face à l’interrogatoire de la police est donc rarement admissible comme preuve relative au comportement postérieur à l’infraction parce qu’il est rarement probant quant à la culpabilité.  Refuser de faire ce qu’on a le droit de refuser de faire ne révèle rien.  On ne peut ni logiquement ni moralement inférer la culpabilité de l’exercice d’un droit protégé.  Se servir du silence comme preuve de culpabilité donne artificiellement naissance à une obligation de répondre à toutes les questions de la police malgré l’existence d’un droit contraire.

 56                              Étant donné que M. Turcotte n’avait aucune obligation de parler à la police, son omission de le faire n’avait aucune pertinence; cette omission n’ayant aucune pertinence, aucune conclusion rationnelle de culpabilité ou d’innocence ne pouvait en être tirée; et cette omission n’étant pas probante quant à la culpabilité, elle ne pouvait être qualifiée, à l’intention du jury, de « comportement postérieur à l’infraction ».

57                              Je ne vois pas non plus comment le silence de M. Turcotte pouvait servir de preuve relative à « l’état d’esprit » de laquelle la culpabilité pouvait s’inférer.  Le ministère public a prétendu que le silence de M. Turcotte réfutait son affirmation qu’il se trouvait alors dans un état de choc et sous l’emprise de la panique.  Il ressort clairement de l’exposé final du ministère public qu’il y avait peu de différence entre demander au jury de tenir compte du silence de M. Turcotte comme preuve de son état d’esprit et lui demander d’en tenir compte comme preuve de sa conscience de culpabilité.  Ainsi, dans son exposé final, le ministère public a, par exemple, soutenu : 

 

[traduction] Cela peut vous donner une idée de l’état d’esprit coupable de M. Turcotte à ce moment‑là.  Encore une fois, cela n’indique pas qu’il était dans un état de choc ou de panique, mais plutôt qu’il réfléchissait à ce qu’il disait et choisissait ce qu’il voulait et ne voulait pas dire.

 

Pour établir cette prétention, le ministère public devait laisser entendre que son silence était motivé par un autre état d’esprit, soit sa conscience de culpabilité.  Qualifier le silence de preuve relative à l’état d’esprit était simplement une autre façon de prétendre que le silence constituait un comportement postérieur à l’infraction qui est probant quant à la culpabilité de M. Turcotte.

 

58                              Bien qu’il ne soit pas admissible comme preuve relative au comportement postérieur à l’infraction ou à l’état d’esprit, on aurait pu soutenir que le comportement de M. Turcotte au détachement de la GRC, y compris son refus de répondre à certaines questions de la police, était admissible en tant que partie inextricable de l’exposé des faits.  Comme je l’ai déjà mentionné, la question de son admissibilité n’a été soulevée ni au procès ni en appel.  Mais après avoir admis le silence en preuve, le juge du procès devait dire au jury dans les termes les plus clairs que cette preuve ne pouvait servir à étayer une inférence de culpabilité, et ce, afin de faire contrepoids à l’impulsion intuitive de conclure que silence ne peut rimer avec innocence.  Lorsque la preuve relative au silence est admise, les jurés doivent être instruits du véritable objet de l’admission de la preuve, des inférences inacceptables à ne pas tirer de la preuve relative au silence, de la valeur probante limitée du silence et des dangers de se fonder sur une telle preuve.

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