[84] Dans l’arrêt Briscoe, la juge Charron explique que la doctrine de l’ignorance volontaire « peut remplacer la connaissance réelle chaque fois que la connaissance est un élément de la mens rea »[49].
[85] On peut résumer ce concept juridique de la manière suivante : il s’agit d’une inférence en droit d’une connaissance coupable imputée à un prévenu à partir de ses doutes sur l’existence d’un fait significatif survenu à l’occasion d’une activité quelconque. En dépit de cet état d’esprit, le prévenu choisit délibérément de s’abstenir de se renseigner pour, le cas échéant, être en mesure d’invoquer l’ignorance de ce fait[50].
[86] Dans l’arrêt Sansregret, la Cour suprême décrit ainsi la doctrine de l’ignorance volontaire :
[…] l’ignorance volontaire se produit lorsqu’une personne qui a ressenti le besoin de se renseigner refuse de le faire parce qu’elle ne veut pas connaître la vérité. Elle préfère rester dans l’ignorance.[51]
[87] Le juge Sopinka dans l’arrêt Jorgensen propose ce simple test pour conclure à l’application de cette doctrine :
L’accusé a-t-il fermé les yeux parce qu’il savait ou soupçonnait fortement que s’il regardait, il saurait?[52]
[88] Les auteurs y vont aussi de leur contribution en ce domaine :
168. […], l’ignorance volontaire est l’ignorance de celui qui pressent un danger, qui a des doutes, mais qui omet délibérément de se renseigner afin d’avoir une excuse. […] Au Canada, l’ignorance volontaire est une forme de connaissance expressément reconnue par les tribunaux. […]. Or la connaissance est une forme de mens rea suffisante en matière de responsabilité pénale.[53]
[89] Le professeur Stuart avance l’idée que les éléments constitutifs de l’aveuglement volontaire doivent être appréciés subjectivement, c’est-à-dire selon le comportement du prévenu[54]. Les auteurs Côté-Harper, Rainville et Turgeon partagent cet avis :
En effet, pour que l’aveuglement volontaire puisse vraiment remplir sa fonction d’élargissement de la connaissance réelle de l’acte, on ne peut lui appliquer un critère objectif.[55]
[90] La jurisprudence va dans le même sens[56]. De ce qui précède, on peut donc retenir que l’étude de la faute du prévenu doit se faire de façon subjective, c’est-à-dire au regard de son comportement apprécié sous l’éclairage de l‘ensemble de la preuve circonstancielle :
Une autre personne dite raisonnable aurait peut-être agi autrement, mais on ne peut faire abstraction de l’état d’esprit de l’inculpé en situation : l’on doit se demander s’il a préféré se fermer les yeux et ne pas s’informer alors qu’il savait qu’il y avait des motifs de le faire.[57]
[91] J’ajoute cependant que si le test applicable se veut centrer sur le fonctionnement de l’esprit du prévenu, ce dernier ne peut toutefois imposer son propre schème de valeur pour conclure que ce qui est alarmant aux yeux de tous ne le serait pas pour lui. Je distingue donc le raisonnement du prévenu apprécié subjectivement d’avec les circonstances proprement dites auxquelles ce dernier est confronté. Voir les choses autrement aurait pour effet d’assujettir la rationalité de la justice à celle du prévenu.
[92] Cela m’amène à discuter du niveau de suspicion requis chez le prévenu qui se ferme les yeux sur une situation douteuse. Dans les arrêts Sansregret[58], Jorgensen[59] et Briscoe[60], la Cour suprême accepte la proposition du professeur Glanville Williams, selon laquelle l’ignorance volontaire repose sur une probabilité :
[TRADUCTION] Avant d'appliquer la théorie de l'ignorance volontaire, il faut prendre conscience que le fait en question est probable ou est, du moins, « d'une possibilité supérieure à la moyenne ».
. . . Un tribunal ne peut à bon droit conclure qu'il y a ignorance volontaire que si l'on peut presque dire que le défendeur était réellement au courant. Il soupçonnait l'existence du fait; il était conscient qu'il pouvait se produire; mais il s'est abstenu d'obtenir la confirmation finale parce qu'il voulait, le cas échéant, pouvoir dire qu'il n'était pas au courant. Seule cette situation constitue de l'ignorance volontaire.[61]
[93] Selon le professeur Sherrin, la position majoritaire au Canada suggère qu’un niveau élevé de suspicion n’est pas requis pour faire la preuve de l’ignorance délibérée[62]. La jurisprudence relative aux infractions reliées aux stupéfiants exemplifie à mon avis ce niveau de suspicion[63].
[94] Dans R. c. Lagace, la Cour d’appel de l’Ontario a refusé de quantifier le niveau de suspicion requis pour l’application de la doctrine de l’ignorance volontaire en mentionnant simplement qu’il devait s’agir d’une « vraie suspicion ». La Cour écrit :
[26] […] I see no need to quantify the level of suspicion beyond the recognition that it must be a real suspicion in the mind of the accused that causes the accused to see the need for inquiry: R. v. Sansregret (1985), 18 C.C.C. (3d) at 235 (S.C.C.); R. v. Jorgensen (1995), 1995 CanLII 85 (CSC), 102 C.C.C. (3d) 97 at 135 (S.C.C.); R. v. Duong (1998), 1998 CanLII 7124 (ON CA), 124 C.C.C. (3d) 392 at 401-402 (Ont. C.A.). The appellant on his own evidence was sufficiently suspicious that the vehicles were stolen that he immediately made an inquiry of the owner of the vehicles. In my view, the potential application of the wilful blindness doctrine did not require that the trial judge describe the level of suspicion beyond the finding that it was sufficient in the appellant’s mind to call for an inquiry.[64]
[Soulignement ajouté]
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