R. c. Van Bui, 2025 QCCQ 2873
[197] Puisque l’art. 88 C.cr. ne définit pas le terme, on doit se rapporter à la définition générale de l’« arme », prévue à l’art. 2 du Code criminel. Là, le législateur réfère à « toute chose… utilisée ou qu’une personne entend utiliser pour… blesser quelqu’un ».
[198] Le Tribunal conclut aisément qu’une barre de fer et une bêche peuvent être considérées des armes au sens de l’art. 2 du Code criminel.
[199] C’est d’ailleurs la raison pour laquelle un verdict de culpabilité sera prononcé quant à l’infraction d’agression armée. Un objet qui a été conçu pour un usage quelconque peut être considéré comme une « arme » au sens de l’art. 267(a) C.cr. s’il est utilisé pour commettre des voies de fait ou dans l’intention de le faire. Le critère pour déterminer si un objet est utilisé comme une arme est subjectif[90]. Ainsi, la jurisprudence a déjà reconnu qu’un manche à balai[91], des crayons, une tablette iPad[92], un ouvre‑lettres[93], un stylo, une calculatrice[94], une règle, un livre[95], un chien[96], de la nourriture, du jus ou d’autres liquides[97] peuvent en principe constituer des armes, selon les circonstances de chaque affaire.
[200] Les mêmes principes s’appliquent à l’infraction de possession prévue à l’art. 88 C.cr., à laquelle renvoie explicitement l’art. 2 C.cr. Selon la jurisprudence, même un pied de chaise[98], un tuyau[99] ou un trousseau de clés[100] pourrait être une « arme » au sens de cette infraction. Ceci dit, lorsqu’il s’agit d’un objet qui n’est pas spécifiquement conçu pour blesser (et dont la possession pourrait être bénigne), il doit y avoir une preuve d’intention malveillante de la part de l’accusé, associée à la possession[101].
[201] Ces éléments sont établis en l’espèce. Van Bui a utilisé les objets pour asséner de violents coups à Ngo. Toutefois, cela ne règle pas la question.
[202] L’art. 88 C.cr. crée un crime d’intention spécifique[102]. Il vise la possession de l’arme ainsi que la raison de la possession. Contrairement à l’art. 267(a) C.cr., il n’est pas centré sur l’utilisation de l’arme[103].
[203] La Couronne doit établir (1) que l’accusé avait l’arme en sa possession et (2) que cette possession visait un dessein dangereux pour la paix publique. Ces deux éléments doivent, à un certain moment, coexister dans le temps[104].
[204] Par déduction logique, la mens rea doit avoir été formée avant la prise de possession de l’arme[105] et certainement avant son utilisation[106]. La question se pose alors : depuis combien de temps avant l’utilisation?
[205] La question du laps de temps a été abordée par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Cassidy. Dans cette affaire, des policiers se sont présentés au domicile de l’accusé pour enquêter sur une voiture disparue qui avait été retrouvée endommagée. L’accusé, ivre et belliqueux, les a sommés de quitter les lieux. Refusant de se calmer, il exigeait le départ des policiers, menaçant de les expulser lui‑même s’ils ne partaient pas volontairement. À ce moment, il a couru au salon (où étaient entreposées ses armes) et il a décroché un fusil de calibre 12 de son support. Les policiers ont donc fui à toute vitesse. Très peu de temps après, l’accusé est sorti de la maison sans l’arme.
[206] Au procès, le juge l’a acquitté au motif que le temps écoulé entre la formation du dessein illicite et la prise du fusil était trop rapide. Dans la même veine, il n’y avait aucun laps de temps appréciable entre le moment où il s’est armé et celui où il a confronté les policiers (commettant alors une infraction différente)[107]. En appel, la Cour suprême du Canada a infirmé cette conclusion, statuant plutôt que le court laps de temps était par ailleurs suffisant. Dans une analyse succincte, le juge Lamer précisait :
Habituellement, le dessein est formé avant la prise de possession et est toujours présent au moment de la prise de possession. C’est le cas qui se présente devant nous. Si l’on tient pour acquis que son état d’intoxication ne l’a pas empêché de former l’intention requise […], l’appelant avait l’intention d’utiliser le fusil pour expulser les policiers de la maison de sa mère. Cela ressort manifestement de son cri « Vous sortez ou je vous sors ». C’est alors qu’il a pris possession du fusil. À ce moment précis, l’infraction était complétée[108].
[207] Ceci dit, la Cour a reconnu qu’un certain écoulement de temps est bel et bien requis, si court qu’il puisse être. De surcroît, la question peut se compliquer si la possession initiale de l’objet était licite :
Le troisième problème de preuve se présente lorsque la possession est licite et précède la formation du dessein illicite, le problème devenant plus complexe lorsque la preuve du dessein illicite ne peut se faire que par l’utilisation de l’arme […]. Comme l’a affirmé le juge Dubin au nom de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. v. Proverbs (1983), 1983 CanLII 3547 (ON CA), 9 C.C.C. (3d) 249 à la p. 251, la seule preuve de l’utilisation dangereuse de l’arme ne suffit pas à établir l’infraction :
The use of the weapon in a manner dangerous to the public peace does not constitute the offence although the formation of the unlawful purpose may be inferred from the circumstances in which the weapon was used.
et il ajoute plus loin, à la p. 251 :
The formation of the unlawful purpose, which may be inferred from the circumstances in which the weapon is used, must precede its use. The interval of time between the formation of the purpose and the use of the weapon need not be long. It may in some cases be very short, but the gap must be significant [traduction par le recueil de la Cour suprême: Dans certains cas, il peut être très court, mais il doit être déterminant].
Il n’est pas nécessaire d’examiner ces cas et les décisions qui en traitent puisqu’en l’espèce, il y a eu possession après la formation du dessein et il n’est pas nécessaire de déduire le dessein de l’utilisation du fusil… À mon avis, le juge du procès a commis une erreur en appliquant les arrêts R. v. Proverbs et R. v. Flack aux faits de la présente affaire où l’utilisation de l’arme ne constitue pas la seule preuve du dessein[109].
[gras ajouté]
[208] Ces considérations sont entièrement applicables en l’espèce. La possession initiale par Van Bui de la barre de fer et de la bêche était légitime et peu controversée. Il s’agissait d’outils que les deux hommes utilisaient sur la scène dans le cadre de leurs travaux de paysagement. Les deux témoins mentionnent que ces outils étaient éparpillés un peu partout sur le chantier.
[209] Selon le Tribunal, la preuve du dessein illicite dans le présent dossier découle exclusivement de l’utilisation de l’arme en soi. Contrairement à Cassidy, Van Bui n’a pas explicitement annoncé, avant l’altercation, qu’il irait s’armer. Aucune autre preuve indépendante n’existe sur cet élément. Au contraire, la preuve de l’agression débute avec le coup sournois reçu par Ngo, par‑derrière, sans aucune parole ou aucun avertissement.
[210] Manifestement, la Cour suprême dans Cassidy n’a pas écarté l’arrêt R. v. Proverbs[110]; elle l’a plutôt cité avec approbation[111]. Elle n’a pas non plus désavoué l’arrêt R. v. Flack[112]. Selon le soussigné, les principes qui s’y trouvent s’appliquent donc toujours.
[211] Rappelons, comme l’a souligné la Cour suprême dans R. c. Kerr, que l’utilisation effective d’une arme d’une manière dangereuse n’établit pas – en soi – que la possession de l’arme visait à l’origine un dessein dangereux pour la paix publique[113].
[212] Notre Cour d’appel a adopté une approche semblable dans l’arrêt R. c. Maciura. Dans cette affaire, alors qu’il se baladait en état d’ébriété, l’accusé a croisé les deux plaignantes sur le trottoir. Les deux groupes se sont mis à s’insulter et à se menacer mutuellement. Pendant cet échange de paroles, l’accusé a sorti un couteau de sa taille et il l’a pointé vers les femmes de façon menaçante. L’altercation s’est vite terminée et les parties se sont séparées. Au procès, l’accusé a expliqué qu’il avait le couteau sur sa personne depuis le matin, puisqu’il l’avait utilisé pour couper des légumes dans son jardin.
[213] En appel, la Cour a statué que Maciura avait certes commis l’infraction de proférer des menaces de mort en utilisant l’arme (art. 264.1(1) C.cr.). Toutefois, ceci n’était pas suffisant pour le condamner de l’infraction de possession du couteau dans un dessein dangereux. Citant l’arrêt R. v. Flack, la Cour a énoncé que l’intention spécifique (relative au dessein dangereux) doit avoir été formée avant l’utilisation de l’arme. L’intervalle entre la formation de ladite intention et l’utilisation dangereuse n’avait pas besoin d’être de longue durée, mais il devait quand même être significatif. L’utilisation non préméditée de l’arme dans un excès de colère ne transformait pas la possession initialement licite en une possession illicite dans un dessein dangereux au sens de l’art. 88 C.cr.[114].
[214] Ces principes ont été appliqués dans l’arrêt R. v. Allan, produisant le résultat inverse. Dans cette affaire, malgré le court laps de temps, la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick a confirmé que l’infraction prévue à l’art. 88 C.cr. aurait pu être commise. Pendant qu’il résistait agressivement à son arrestation dans un bar, l’accusé a saisi une pinte de bière, il l’a brisée et il a coupé la main d’un policier. Ceci dit, au-delà de l’agression elle‑même, le dessein dangereux pouvait s’inférer des circonstances de l’utilisation de l’arme. Selon la preuve, dans les instants précédents, l’accusé était devenu très violent, il balançait ses bras, il défiait les autres clients au combat et il a enlevé son manteau, le lançant par terre, le tout avant de saisir la pinte[115]. Cette preuve était suffisante pour établir l’intention de dessein dangereux.
[215] En l’espèce, aucune preuve – outre l’utilisation violente elle‑même des objets – ne démontre une intention spécifique chez Van Bui de les posséder dans un dessein dangereux, précédant les coups infligés. Il appert plutôt que dès la prise des objets, dans un état de colère, l’attaque a été quasiment instantanée. Un laps de temps si court ne satisfait pas l’exigence d’une preuve d’intention spécifique préalable.
[216] Avec égards, l’interprétation préconisée par le ministère public en l’espèce est trop absolue. Une telle approche entraînerait automatiquement une condamnation selon l’art. 88 C.cr. dans tous les cas d’agression armée en vertu de l’art. 267(a) C.cr., sans exception. Selon ce raisonnement, à chaque fois qu’un assaillant utilise une arme pour asséner un coup à sa victime, nécessairement, il possède ladite arme dans un dessein dangereux.
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