Landry c. R., 2022 QCCA 1186
[14] Le pourvoi ne traite pas du droit de l'appelant à une indemnité permanente d’invalidité, mais d’une accusation criminelle de fraude. Il exige d’appliquer la notion de risque de privation ou de préjudice tel que définie par la Cour suprême dans l’arrêt Olan[3], critère qui prévoit que l’infraction de fraude ne requiert pas la preuve d’une perte financière réelle, mais que la création d’un risque de privation éventuel suffit, c’est-à-dire une simple menace de préjudice financier.
[15] En l’espèce, l’infraction de fraude était cristallisée lorsque l’actus reus et la mens rea ont coïncidé, c’est-à-dire au moment de la dissimulation de faits importants au médecin-arbitre comportant ainsi la création d’un risque de préjudice pour la Sûreté du Québec, car cela risquait d’influencer l’évaluation du médecin-arbitre.
[16] Le critère formulé par l’arrêt Olan s’applique uniquement à l’analyse de la conduite de l’appelant au moment où il dissimule des informations et non à celle de la Sûreté du Québec (« SQ ») qui ne contrôlait pas ou ne pouvait anticiper le contenu des déclarations que l’appelant allait faire au médecin-arbitre.
A - Les éléments essentiels de la fraude
[106] En 1978, le droit canadien de la fraude évolue de manière décisive à la suite de la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Olan[34] qui s’appuie sur plusieurs décisions anglaises[35].
[107] Dans cette décision, la Cour suprême épouse « une interprétation libérale de [cette] infraction »[36]. Le juge en chef Dickson adopte le critère du « risque de préjudice » formulé dans la décision anglaise R. v. Allsop[37] :
On établit la privation si l’on prouve que les intérêts pécuniaires de la victime ont subi un dommage ou un préjudice ou qu’il y a risque de préjudice à leur égard. Il n’est pas essentiel que la fraude mène à une perte pécuniaire réelle. L’extrait suivant, tiré de l’arrêt de la Cour d’appel d’Angleterre, R. v. Allsop, décrit bien, à mon avis, l’état du droit sur le rôle de la perte pécuniaire dans la fraude (aux pp. 31 et 32):
[TRADUCTION] En général, un fraudeur veut avant tout se procurer un avantage. Le tort causé à sa victime est secondaire et incident. Il n’est «intentionnel» que parce qu’il fait partie du résultat prévu de la fraude. Si la supercherie met en péril les intérêts pécuniaires de la personne induite en erreur, cela suffit pour constituer une fraude, même s’il n’en résulte aucune perte réelle et même si le fraudeur n’a pas eu l’intention de causer une perte réelle.
À notre avis, rien dans les motifs de lord Diplock [dans Scott] ne suggère une opinion différente. La «perte pécuniaire» peut être éphémère et temporaire ou éventuelle sans être réelle, mais même une simple menace de préjudice financier, pendant qu’elle existe, peut être évaluée monétairement…
Des intérêts mis en péril ont moins de valeur en termes monétaires que des intérêts protégés et en sécurité. Quiconque a l’intention d’inciter par une supercherie une autre personne à agir de manière à compromettre ses intérêts pécuniaires se rend coupable de fraude même s’il ne prévoit, ni ne veut que l’autre subisse finalement une perte réelle.
Voir aussi R. v. Smith; Welham v. Director of Public Prosecutions et R. v. Knelson and Baran[38].
[Les soulignements sont ajoutés et les appels de note sont supprimés]
[108] En 1990, dans l’arrêt Pereira, le juge Proulx de notre Cour observe que, selon « cette conception moderne, la fraude englobe nécessairement d'autres formes d'appropriation de biens qui, autrefois, étaient très compartimentées et faisaient l'objet de débats bien savants. Depuis l'arrêt Olan, précité, ces débats sont devenus très rares »[39].
[109] La fraude comporte deux éléments principaux, l’acte prohibé (l’actus reus) et l’état d’esprit requis (la mens rea).
[110] L’actus reus compte deux éléments : 1) l’acte malhonnête et 2) la privation.
[111] L'acte malhonnête est établi par la preuve d'une supercherie, d'un mensonge ou d'un « autre moyen dolosif ». L'élément de privation est établi si l'on prouve qu'en raison de l'acte malhonnête, les intérêts pécuniaires de la victime ont subi un dommage ou un préjudice ou qu'il y a eu risque de préjudice à son égard[40].
[112] L’élément moral de la fraude exige deux états d’esprit : 1) la connaissance subjective de l’acte prohibé et 2) la connaissance subjective que l’acte prohibé pourrait causer une privation à autrui (laquelle privation peut consister en la connaissance que les intérêts pécuniaires de la victime sont mis en péril)[41].
B - Application aux faits de la présente affaire
1. L’acte malhonnête
[113] Selon les conclusions du juge, l’appelant a dissimulé des faits importants[42] au médecin-arbitre pour minimiser son implication au sein de l’agence de voyages de son ex-épouse.
[114] Tel que le constate le juge Cory dans l’arrêt Cuerrier[43], les arrêts Olan et Théroux adoptent « une interprétation plus large de la fraude, qui peut comprendre la dissimulation dans des circonstances où elle serait considérée comme malhonnête par une personne raisonnable »[44], et il réfère notamment à l’observation de la juge McLachlin dans Zlatic selon laquelle « la dissimulation de faits importants » constitue un autre moyen dolosif[45].
[115] La définition des termes « faux-semblant » ou de « faux prétexte » contenue à l’article 361 C.cr. aux fins de l’application de l’infraction d’escroquerie prévue à l’article 362 C.cr. illustre utilement la notion de dissimulation de faits, et ce, même s’il s’agit d’une infraction distincte, mais similaire à celle de la fraude : « représentation d’un fait présent ou passé, par des mots ou autrement, que celui qui la fait sait être fausse, et qui est faite avec l’intention frauduleuse d’induire la personne à qui on l’adresse à agir d’après cette représentation »[46].
[116] Évidemment, la juge en chef adjointe Holmes de la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans l’affaire United States v. Meng précise avec justesse que la dissimulation de faits doit comporter un risque réel de préjudice :
[41] However, the false statement or misrepresentation must have been a material or meaningful one in the sense that it could give rise to a loss or risk of loss. It is no fraud simply to lie, where the lie is unrelated to any potential loss or risk of loss to the deceived party. The risk of loss must be real, and it must be integrally connected with the dishonest act or statement: see R. v. Knowles (1979), 1979 CanLII 2919 (ON CA), 51 C.C.C. (2d) 237 (Ont. C.A.). The risk cannot be merely theoretical: R. v. Olson, 2017 BCSC 1637 at para. 68[47].
[117] Par ailleurs, comme l’explique la professeure Boisvert : « [l]es silences peuvent en effet eux aussi contribuer à déformer la réalité quand l’accusé tait un renseignement qu'il sait important pour la victime »[48]. Ainsi, on doit considérer que : « tous les gestes qui tendent à maquiller, d’une manière ou d’une autre, la vérité peuvent donc se qualifier […] de moyens dolosifs »[49]. Cette description s’applique sans peine aux gestes posés par l’appelant.
[118] Les conclusions du juge au sujet de l’existence d’un acte malhonnête sont inattaquables, car il ne fait pas de doute que, dans le contexte de l’évaluation médicale à laquelle l’appelant devait se soumettre, la dissimulation importante de la nature véritable de son rôle au sein des agences de voyages serait considérée comme un acte malhonnête par une personne raisonnable. La minimisation par l’appelant de ses capacités générales de fonctionnement dans la vie quotidienne justifie la même conclusion et s’avère significative.
2. Le risque de privation
[121] L’appelant conteste vigoureusement la conclusion relative au risque de privation en insistant beaucoup sur l’absence de privation réelle et sur le fait que la SQ n’a pas contesté la décision finale du médecin-arbitre ayant conclu à son incapacité permanente d’exercer ses fonctions de policier, pas plus que la poursuite d’ailleurs qui ne remet pas en cause le diagnostic dans la thèse au soutien de l’accusation déposée[51].
[122] L’absence de contestation de la conclusion du médecin-arbitre par la poursuite ou la SQ est sans pertinence à l’accusation portée contre l’appelant[52].
[123] En effet, l’accusation de fraude déposée par la poursuite se fonde sur le risque de préjudice qui a été créé par la dissimulation de certains faits durant l’évaluation du médecin-arbitre. Il s’agit de l’accusation qu’elle devait prouver[53].
[124] L’analyse de cet élément essentiel débute avec l’adoption par la Cour suprême dans l’arrêt Olan[54] du critère de risque de préjudice ou de privation[55].
[125] Comme je l’ai évoqué antérieurement, dans l’arrêt Olan, le juge en chef Dickson fait sien le critère formulé dans la décision anglaise R. v. Allsop[56]. Essentiellement, ce critère criminalise la fraude lorsque la conduite de l’accusé crée un risque de préjudice même s’il n’y a pas perte financière réelle. La perte peut n’être qu’éventuelle ou n’être qu’une simple menace de préjudice financier.
[126] En Angleterre, le Fraud Act 2006 criminalise toujours le risque de préjudice :
The Fraud Act 2006 criminalises those who use fraud to make a gain or to cause a loss to another or a risk of a loss to another. It has a very wide reach, since it treats attempted fraud no differently from consummated fraud. Hence, a person will be liable for a fraud offence regardless of whether he succeeds in making a gain or causing a loss, etc. Furthermore, there is no need for the defendant’s gain to correspond with the victim’s loss. Nor does the defendant have to make a gain or attempt to make a gain. It is enough that he uses fraud to cause a loss to another or expose another to the risk of a loss. For example, if D knows he has a dodgy leg and falsely states on his health insurance application that he has perfect legs, he exposes the insurance firm to a risk of loss. He also gains, because he would be offered a cheaper premium on the basis that he is less likely to require a payout[57].
[Soulignements ajoutés]
[127] Dans l’arrêt Théroux, la juge McLachlin décrit en ces termes l’importance du risque de préjudice lorsqu’elle souligne, dans le cadre de son analyse de la mens rea de l’infraction de fraude, le fait que « [l]'accusé doit, à tout le moins, être subjectivement conscient que sa conduite mettra en péril le bien d'autrui ou compromettra ses attentes économiques »[58]. À cet égard, elle précise que l’accusé doit être « subjectivement conscient que ces conséquences étaient à tout le moins possibles »[59].
[128] Elle ajoute que lorsque « l'accusé ment tout en sachant que d'autres personnes se fonderont sur ce mensonge pour agir et met ainsi leur bien en péril, il est facile de déduire qu'il savait subjectivement que le bien d'autrui serait mis en péril »[60].
[129] Toujours dans le même sens, le juge Cory note, dans l’arrêt Cuerrier, cette expansion du critère applicable : « l’exigence de privation a été élargie de sorte que le risque de privation est suffisant en soi »[61].
[130] Par ailleurs, le juge Cory relève néanmoins la prudente nuance apportée dans l’arrêt Théroux selon laquelle : « la simple déclaration inexacte faite par négligence ne constitue pas un acte frauduleux. Toutefois, “les actes frauduleux accomplis délibérément qui, à la connaissance de l’accusé, mettent vraiment en péril le bien d’autrui” devraient faire l’objet d’une sanction pénale »[62].
[131] Cette précision s’avère importante en raison de l’opinion exprimée par certains auteurs quant à la portée excessive qui pourrait résulter de l’interprétation donnée à l’infraction de fraude dans les arrêts Théroux et Zlatic[63]. En excluant la déclaration négligente, ces dangers s’avèrent considérablement minimisés.
[132] Ainsi, « la victime de la fraude n’est pas tenue de prouver que les actes de l’accusé lui ont réellement causé un préjudice ou une perte »[64], car « [l]a fraude consiste en un comportement malhonnête qui crée à tout le moins un risque de privation pour la victime »[65].
[133] Dans l’arrêt Vézina et Côté c. La Reine, le juge Lamer note la nécessité de la preuve d’un lien entre la fraude et le risque de préjudice[66]. Le risque de préjudice ne doit pas être « hypothétique et trop lointain »[67], car « il doit néanmoins exister un véritable "risque de préjudice" à l'égard des "intérêts pécuniaires" de la victime »[68].
[134] Dans l’arrêt Pereira, le juge Proulx résume le droit applicable :
Depuis l'arrêt Olan, il faut dire que l'actus reus de la fraude se compose de la privation et de la malhonnêteté. Ces deux éléments doivent coexister et un rapport causal doit être établi entre eux: la malhonnêteté doit entraîner ou causer la privation.
Il n'est donc plus nécessaire de démontrer (1) une représentation auprès de la victime et (2) l'agir de la victime en conséquence de cette représentation. Il suffit d'établir que des moyens frauduleux (commis même à l'insu de la victime) ont entraîné la perte ou le risque de perte[69].
[Soulignement ajouté]
[135] En 2015, l’arrêt Riesberry confirme l’exigence de « démontrer l’existence d’un lien de causalité suffisant entre l’acte frauduleux et le risque de privation de la victime »[70]. Toutefois, cette démonstration « ne dépend pas nécessairement de la preuve que la victime s’est fondée sur l’acte frauduleux ou que cet acte frauduleux l’a incitée à agir »[71].
[136] Dans cette affaire, l’accusé avait truqué une course de chevaux en injectant des drogues à des chevaux de course pour améliorer leur performance :
[25] M. Riesberry a administré et a tenté d’administrer aux chevaux de course des substances améliorant leur performance. L’usage de ces drogues est interdit, et il est même interdit aux entraîneurs comme M. Riesberry d’avoir en leur possession dans un hippodrome des seringues pleines. Ce comportement constituait un « autre moyen dolosif » parce que, dans le milieu très réglementé dans lequel il exerçait ses activités, M. Riesberry a adopté un comportement qu’on peut « proprement qualifier de malhonnêt[e] » : Olan, p. 1180. M. Riesberry a accompli ces actes malhonnêtes dans le but d’infléchir l’issue de deux courses de chevaux sur lesquelles des membres du public avaient parié. Ses actes malhonnêtes visaient donc à se traduire par la possibilité qu’un cheval qui aurait autrement pu gagner ne gagne pas, et ils ont effectivement eu ce résultat dans un cas. Son comportement a par conséquent créé un risque de privation pour les parieurs; il a créé le risque de parier sur un cheval qui, n’eussent été les agissements malhonnêtes de M. Riesberry, aurait pu gagner, ce qui aurait permis aux personnes ayant parié sur ce cheval de remporter de l’argent. Rappelant les propos formulés par le vicomte Dilhorne dans l’arrêt Scott, les agissements malhonnêtes de M. Riesberry ont créé le risque que les parieurs soient malhonnêtement privés de ce qu’ils auraient pu obtenir, n’eût été l’acte malhonnête.
[26] Il existe un lien de causalité direct entre les actes malhonnêtes de M. Riesberry et le risque de privation financière des parieurs. En clair, une course truquée crée un risque de préjudice pour les intérêts économiques des parieurs. Dès lors qu’il existe un lien de causalité, l’absence d’incitation ou de confiance est sans importance. Je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire que c’est à tort que M. Riesberry invoque l’arrêt Vézina et Côté c. La Reine, 1986 CanLII 93 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 2. Comme cet arrêt le précise,
[l]a fraude consiste à être malhonnête pour obtenir un avantage, entraînant un préjudice ou risque de préjudice au « bien, argent ou valeur » de quelqu’un. Il n’est pas nécessaire de viser une victime [. . .] et la victime peut ne pas être certaine. [p. 19]
[27] Ces propos reflètent les agissements de M. Riesberry.
[28] Je conclus que le juge du procès a commis une erreur de droit en concluant que les parieurs ne risquaient pas de subir une privation en raison des actes malhonnêtes de M. Riesberry et que tout risque de privation était trop éloigné.
[Soulignements ajoutés]
[137] Les déclarations de l’appelant minimisant ses activités en général et celles accomplies au sein des agences de voyages mettaient en péril le patrimoine économique de la Sûreté du Québec, car elles accentuaient l’éventualité d’une évaluation médicale concluant à l’incapacité permanente de l’appelant d’exercer ses fonctions de policier.
[138] Par ailleurs, les faits considérés dans l’arrêt Laroche[72], même si cette décision précède l’arrêt Riesberry, fournissent une illustration intéressante de l’application du critère du risque de préjudice.
[139] Dans cette affaire, la preuve révélait que l’accusé avait fabriqué et utilisé de faux documents (factures, photographies, faux numéros de série) afin d’obtenir des certificats de conformité de la SAAQ à l’égard de véhicules reconstruits à partir de pièces volées.
[140] Laroche avait été reconnu coupable de 100 chefs de fraude pour avoir vendu des véhicules dont les certificats de conformité avaient été obtenus frauduleusement, au préjudice des acheteurs de ces véhicules.
[141] En appel, il plaidait qu’il n’y a pas de victime de fraude, puisque les autorités avaient décidé de ne pas annuler les immatriculations obtenues grâce aux faux documents.
[142] La poursuite soutenait plutôt que le risque de perte économique était bien réel, puisque les policiers pouvaient saisir les véhicules.
[143] Notre Cour concluait tout de même à l’existence d’un risque de préjudice potentiel suffisant pour justifier une déclaration de culpabilité pour fraude :
[301] En l'espèce, le risque couru par les acheteurs de subir un préjudice (saisie de leur véhicule, annulation des immatriculations, perte de valeur des véhicules) en raison des certificats de conformité et des immatriculations obtenus illégalement par l'appelant ou des personnes qu'il dirigeait, ne fait pas de doute. Et le fait que les policiers ont décidé de ne pas saisir certains véhicules ne fait pas disparaître ce risque qui était bien réel, au moment de la fraude. Il n'est pas essentiel qu'une perte économique avérée résulte de la fraude. Une perte pécuniaire peut être éphémère et temporaire, sans être réelle, et la simple menace de préjudice financier, pendant qu'elle existe, peut être évaluée au plan pécuniaire.
[144] Selon l’arrêt Laroche, le risque d’une saisie éventuelle des automobiles suffisait pour établir le risque de préjudice.
[145] À mon avis, il ne fait point de doute que l’appelant a été malhonnête pour obtenir un avantage (une indemnité d’invalidité totale et permanente jusqu’à la date prévue de sa retraite en 2026) entraînant un risque de préjudice pour la Sûreté du Québec.
[146] À l’instar des faits de l’arrêt Riesberry, si une course de chevaux truquée met le patrimoine des parieurs à risque en raison des informations qui leur étaient inconnues (l’utilisation de drogue de performance), il est difficilement concevable que celui qui truque, altère ou travestit une évaluation médicale finale en soustrayant des informations à l’attention du médecin qui la mène ne mette pas en péril le patrimoine de l’institution qui devra débourser l’indemnité d’invalidité[73].
[147] Dans le contexte particulier de la présente affaire, l’infraction de fraude, notamment le risque de préjudice se matérialise au moment même des déclarations de l’appelant minimisant ses activités au médecin-arbitre. Contrairement à l’argumentation proposée par l’appelant, le caractère final de l’évaluation médicale ne remet pas en cause l’existence ou la preuve d’un risque de préjudice.
[148] Par ailleurs, nul ne décrirait la dissimulation des faits par l’appelant, constatée par le juge, comme une simple négligence. Selon le droit actuel de la fraude, l’importance de la dissimulation ne se mesure pas uniquement à l’influence déterminante que celle-ci revêtait dans la formulation du diagnostic par le médecin, mais plutôt au risque de préjudice qu’elle pouvait comporter; en l’espèce, le paiement d’une indemnité d’incapacité permanente, qui me semble indéniable par sa potentialité.
[149] Tel qu’expliqué précédemment, la dissimulation de l’implication véritable de l’appelant dans les agences de voyages de son ex-épouse visait à accroître la possibilité d’un diagnostic favorable concluant à son incapacité permanente à exercer son emploi de policier.
[150] Dès lors, tel que le précise l’arrêt Riesberry, en présence d’un « lien de causalité, l’absence d’incitation ou de confiance est sans importance »[74]. Le risque de préjudice se matérialise en raison de la mise en péril potentielle des intérêts économiques de la Sûreté du Québec et non pas parce que le médecin-arbitre s’est fié ou fondé sur les informations communiquées par l’appelant.
3. La mens rea
[155] Comme je l’ai expliqué précédemment (voir les paragraphes 112, 127 et 128), la mens rea de la fraude exige que l’accusé possède la connaissance subjective que les actes posés puissent mettre en péril le patrimoine de la victime. Dès lors, lorsque « l'accusé ment tout en sachant que d'autres personnes se fonderont sur ce mensonge pour agir et met ainsi leur bien en péril, il est facile de déduire qu'il savait subjectivement que le bien d'autrui serait mis en péril »[78].
[156] Dans le sommaire général de ses conclusions, le juge d’instance réitère son constat que l’appelant savait subjectivement que la dissimulation des faits au Dr Leblanc pouvait mettre en péril les intérêts économiques de la Sûreté du Québec :
Les mensonges et omissions constituaient des actes malhonnêtes. La personne honnête et raisonnable qualifierait ces omissions d'actes de malhonnêteté en ce sens qu'elles impliquent le dessein caché de priver ou de risquer de priver la Sûreté du Québec de ce qui lui appartenait.
L'accusé savait subjectivement que les actes malhonnêtes qu'il commettait pourraient causer, en raison d'un lien de causalité suffisant, une privation à la Sûreté du Québec de son bien ou mettait ce bien en péril. En l'espèce, cela se déduit des faits, notamment le fait que l'accusé était bien informé que l'évaluation du 22 mai 2014 du docteur Leblanc était finale.
Le fait que la Sûreté du Québec, ou ses préposés, n'ait pas pris toutes les précautions pour éviter la fraude ne constitue pas un moyen de défense pour l’accusé.
La poursuite a prouvé chacun des éléments essentiels de l'infraction au‑delà du doute raisonnable. Pour ce qui est de l'intention spécifique requise pour l'infraction […] de fraude, la preuve est circonstancielle.
En considérant tant l'ensemble de la preuve que l'absence de preuve appréciée logiquement ainsi qu'au regard de l'expérience humaine et du bon sens, la seule conclusion raisonnable pouvant être tirée de la preuve circonstancielle est que l’accusé est coupable. Raisonner autrement obligerait à spéculer sur des hypothèses irrationnelles ou fantaisistes.
La poursuite ayant prouvé hors de tout doute raisonnable chacun des éléments essentiels de l'infraction, l’accusé doit être trouvé coupable.
[157] Dans la présente affaire, j’estime que « la preuve circonstancielle présentée contre l’appelant le plaçait dans la position de devoir réfuter une cause fort bien étayée »[79]. Il n’a pas témoigné, comme c’est son droit.
[158] Toutefois, comme l’explique le juge Sopinka dans l’arrêt Noble, lorsque « la totalité de la preuve permet de conclure à la culpabilité hors de tout doute raisonnable, le silence de l’accusé prive simplement le tribunal de “motifs de tirer une autre conclusion” »[80].
[159] C’est le cas en l’espèce.
***
[160] J’examine maintenant trois autres arguments présentés par l’appelant : 1) la mauvaise foi de la SQ; 2) la question de l’infraction impossible; 3) le juge était-il lié par l’évaluation du médecin-arbitre.
C - Les autres arguments soulevés par l’appelant
1. La mauvaise foi de la SQ
[161] L’appelant attaque vigoureusement la bonne foi de la SQ, car le Dr Leblanc n’a jamais été informé de l’information glanée durant l’enquête administrative.
[162] Sur cet aspect, le juge affirme qu’il « ne retient rien d'utile du fait que la Sûreté du Québec n'a pas avisé le docteur Leblanc des données de son enquête administrative. Elle n'avait pas l'obligation de le faire. Le Tribunal doit analyser la preuve en étant conscient que le docteur Leblanc était dans l'ignorance de telles données. Mais le Tribunal n'a pas à spéculer pour se demander si cela se serait passé différemment si le docteur Leblanc avait été mis au courant de ces éléments »[81].
[163] Il retient aussi que « le fait que la Sûreté du Québec, ou ses préposés, n'ait pas pris toutes les précautions pour éviter la fraude ne constitue pas un moyen de défense pour l’accusé »[82].
***
[164] Le juge avait raison de conclure que la Sûreté du Québec n’avait pas à communiquer l’existence d’une enquête en cours au médecin. De plus, comme le souligne avec raison la poursuite, la SQ ne pouvait tenir pour acquis que l’appelant minimiserait ses activités lors de sa rencontre avec le médecin-arbitre.
[165] Tant le Code criminel que la Common law reconnaissent qu’il existe plusieurs circonstances où il est légitime de ne pas communiquer des informations qui compromettraient la nature et l’étendue d’une enquête en cours[83].
[166] Ici, il existait des motifs raisonnables justifiant la tenue d’une enquête à l’égard de l’intégrité d’un de ses policiers et la communication de ces informations au médecin-arbitre pouvait compromettre l’enquête.
[167] En l’absence d’une demande d’arrêt des procédures fondée sur la provocation policière ou sur un abus de procédures, proposition difficile à soutenir en l’espèce, l’allégation de l’appelant quant à la mauvaise foi de la Sûreté du Québec ne pouvait avoir aucune conséquence sur l’évaluation des éléments essentiels de l’infraction de fraude par le juge du procès. Le présent dossier concerne la création d’un risque de préjudice par l’appelant et non la conduite de la SQ durant le processus d’évaluation de l’incapacité de celui-ci ou durant l’enquête criminelle qui a été menée.
[168] Je suis aussi pleinement conscient, comme l’a fait valoir l’appelant lors de l’audience sur la détermination de la peine, « que ce type de comportement, c’est-à-dire de fausses déclarations dans l’espoir d’obtenir ou d’allonger ainsi un congé payé par un employeur est une situation qui est généralement non criminalisée, mais plutôt traitée en ayant recours au droit du travail et administratif »[84], mais là n’est pas la question que nous devons trancher. L’accusation criminelle a été déposée par la poursuite et non par la SQ. De plus, l’opportunité de déposer une accusation criminelle relève de l’exercice de la discrétion de la poursuite et non de la SQ.
2. L’infraction impossible
[169] L’appelant semble plaider d’une certaine manière que la commission de l’infraction de fraude était impossible. Du moins, c’est qu’on en comprend.
[170] En effet, selon son point de vue, il était impossible de commettre l’infraction de fraude, car il était de toute façon incapable d’exercer sa fonction de policier et ainsi il ne pouvait mettre en péril le patrimoine de la Sûreté du Québec. À son avis, la conclusion au sujet de l’existence d’une incapacité permanente aurait été la même si le médecin avait connu les informations qu’il avait sciemment dissimulées. C’est ce qu’a affirmé le médecin-arbitre lorsqu’il a témoigné pour l’appelant lors de la détermination de la peine.
[171] Ce témoignage du médecin-arbitre postérieur à la déclaration de culpabilité de l’appelant n’est évidemment pas pertinent à la détermination de celle-ci. L’appelant a dissimulé des renseignements pertinents à l’évaluation de sa condition mentale, renseignements qui devaient être communiqués au médecin et qui ont créé un risque de privation.
[172] Même en acceptant cette proposition pour les fins de la discussion, cela n’avance guère l’appelant, car il pouvait de toute façon être condamné pour l’infraction de tentative de fraude dans les circonstances de l’espèce[85].
[173] La défense d’impossibilité a été rejetée par la Cour suprême dans l’arrêt États‑Unis d’Amérique c. Dynar à l’égard de l’infraction de tentative et de complot, rien n’empêche de parvenir exactement à la même conclusion pour l’infraction de fraude, compte tenu des faits particuliers de la présente affaire.
[174] Comme le note la Cour suprême dans l’affaire Carlson, « l’impossibilité de commettre l’un des éléments essentiels de l’infraction n’est pas un obstacle à une déclaration de culpabilité pour tentative de commettre cette infraction au sens du par. 24(1) du Code criminel (Dynar, par. 67) »[86].
[175] Si l’appelant n’avait pas été déclaré coupable de l’infraction de fraude, il aurait inévitablement été déclaré coupable de tentative de fraude.
3. Le juge était-il lié par l’évaluation du médecin-arbitre?
[176] L’appelant soutient que le juge était lié par l’évaluation du médecin-arbitre qui n’avait pas l’impression que l’appelant dissimulait des informations pertinentes à son évaluation. À son avis, Ie juge commet une erreur importante lorsque ce dernier estime qu’il lui appartient, et non au médecin-arbitre, de déterminer si l’appelant a dissimulé certains faits et a commis l’infraction de fraude.
[177] Plusieurs raisons justifient de rejeter cette prétention de l’appelant.
[178] Premièrement, et cela constitue le principal motif pour rejeter l’argumentation de l’appelant à cet égard, le juge du procès devait déterminer une question précise identifiée dans l’acte d’accusation, soit la culpabilité de l’appelant à une accusation de fraude[87].
[179] Certes, le juge devait évaluer si certains faits avaient été dissimulés en tenant compte du témoignage rendu par le médecin-arbitre à ce sujet, de son opinion et de ses impressions cliniques.
[180] Cependant, malgré certains recoupements entre les deux processus et la nature de la preuve considérée, en partie du moins, la conclusion du médecin-arbitre ne liait pas juridiquement le premier juge. D’ailleurs, comme le souligne avec justesse le juge, il disposait de « l'avantage de connaître la vérité sur les activités réelles de l'accusé et de ses projets, ce que ne connaissait pas le docteur Leblanc »[88].
[181] Deuxièmement, si le juge qui préside un procès criminel n’est pas lié par l’évaluation d’un expert au sujet de la crédibilité d’un témoin, car « la crédibilité d’un témoin doit toujours être le résultat de l’opinion du juge ou du jury »[89], il ne saurait en être autrement de l’évaluation qui résulte d’un processus distinct et autonome. Comme chacun le sait, on ne peut importer la preuve ou les conclusions antérieures à l’égard de la crédibilité d’un témoin dans un autre forum juridique[90].
[182] Troisièmement, même dans le contexte de la défense de troubles mentaux où les notions médicale et juridique se chevauchent, il s’agit néanmoins d’une question de droit qui doit être résolue selon les règles du droit criminel et non selon la teneur de l’opinion médicale, même si l’apport médical est essentiel et indéniable[91]. La même logique s’applique à la détermination indépendante et autonome de la commission d’une fraude par l’appelant.
[183] Le juge du procès n’était pas lié en droit par l’évaluation, l’opinion ou les impressions du médecin-arbitre quant à la dissimulation de certains faits par l’appelant.
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