R. c. R.V., 2019 CSC 41
[112] En règle générale, l’accusé a le droit de contre‑interroger les témoins, et ce, au sens le plus complet et le plus large du terme, pourvu qu’il n’abuse pas de ce droit (voir Lyttle, par. 44 et 70). Nous insistons pour dire que la présente affaire n’en est pas une où il est question d’un contre‑interrogatoire abusif. Même si, à l’instar de nos collègues majoritaires, nous reconnaissons qu’un contre‑interrogatoire en pareille matière risque de devenir abusif s’il n’est pas rigoureusement contrôlé par tous les acteurs dans la salle d’audience (voir également les motifs du juge Binnie dans R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33, par. 121‑122), ici, nous sommes tous d’accord avec le juge Paciocco pour dire que le contre‑interrogatoire de la plaignante que se proposait de faire R.V. quant à la cause de la grossesse avait trait à une preuve qui était pertinente et dont le risque d’effet préjudiciable grave ne l’emportait pas sur sa valeur probante importante, comme l’exige l’art. 276 (2018 ONCA 547, 141 O.R. (3d) 696).
[113] Nous nous penchons d’abord sur l’analyse que font les juges majoritaires quant au contre‑interrogatoire qui a effectivement été mené en l’espèce. Nous sommes entièrement en désaccord sur la question de savoir si un contre‑interrogatoire utile a eu lieu, de telle sorte que serait étayée la conclusion selon laquelle rien n’aurait changé si R.V. avait pu poser les questions qu’il a été empêché de poser par la décision fondée sur l’art. 276. Cela semble faire renaître l’erreur qu’a commise, à notre avis unanime, la juge saisie de la demande (motifs des juges majoritaires, par. 62, adoptant les motifs de la Cour d’appel, par. 64) : soit assimiler la valeur probante du contre‑interrogatoire à la probabilité qu’il permette d’obtenir la preuve recherchée (ou assimiler le droit au contre‑interrogatoire à « la certitude du résultat »). Or, cette façon de voir le contre‑interrogatoire le réduit à rien de plus qu’une liste de sujets et fait dépendre la pertinence des questions de la capacité de la personne qui interroge de connaître, à l’avance, les réponses du témoin de la partie adverse. En outre, cette approche appauvrie du contre‑interrogatoire a été rejetée par la Cour il y a longtemps.
[114] Nous ne pouvons donc pas accepter que R.V. a uniquement été empêché de poser deux questions supplémentaires, ou d’entendre deux réponses de plus, comme le suggèrent nos collègues majoritaires. Il a plutôt été privé du processus complet d’interrogatoire. Cette privation a eu une incidence sur tous les aspects de sa défense au procès d’une façon qui ne peut pas être prise en compte dans l’analyse minutieuse inadéquate de la transcription que font nos collègues. Comme nous l’expliquerons, le contre‑interrogatoire est un processus dynamique — chaque réponse étant susceptible d’avoir une incidence sur la direction que poursuit celui qui interroge — plutôt qu’une liste (figée) de sujets et, en conséquence, aucun de nous ne peut savoir si un contre-interrogatoire conçu adéquatement se terminant par une série de questions (qui, encore une fois, auraient dû être permises selon notre avis unanime) aurait mis en lumière des éléments de preuve favorables à la défense de R.V. Après tout, il n’est pas possible de mener machinalement un contre‑interrogatoire.
[115] Ce qui constitue une préoccupation encore plus fondamentale pour nous, c’est que le raisonnement des juges majoritaires est incompatible avec l’analyse que la Cour a faite (traditionnellement) des effets d’une intervention inadmissible à l’égard du droit à un contre‑interrogatoire sur l’équité d’un procès criminel. L’arrêt de principe de la Cour à cet égard est l’arrêt Lyttle. Bien qu’il soit possible d’établir une distinction entre l’espèce et les faits de l’affaire Lyttle et qu’il n’était pas question dans cette affaire de l’application de l’art. 276, la question de droit traitée dans cet arrêt — soit l’effet qu’a un contre‑interrogatoire indûment restreint sur l’équité du procès d’un accusé — comporte des similitudes frappantes avec la présente affaire. Nous reprenons donc passablement en détail le raisonnement énoncé dans cet arrêt. Nous le faisons en mettant l’accent sur deux des principes fondamentaux qu’il énonce et qui concernent la question de savoir s’il faut invoquer la disposition réparatrice dans le présent pourvoi : (1) un contre‑interrogatoire qui a été manifestement restreint a un effet préjudiciable sur la capacité de l’accusé de contrôler sa défense et sur l’équité de son procès; et (2) les droits de l’accusé lui garantissant un procès équitable comprennent non seulement le fait qu’il y ait un contre‑interrogatoire, mais aussi le contrôle sur le rythme de celui‑ci.
[116] Dans Lyttle, la victime a été retrouvée sauvagement battue. Elle a dit aux policiers qu’elle avait été battue à la suite d’un différend à propos d’une chaîne en or. Les policiers ne l’ont pas crue, conjecturant qu’elle avait plus vraisemblablement été battue à propos d’une dette de drogue qui avait mal tourné. La victime a toutefois nié cette thèse et les policiers ont fini par admettre son récit selon lequel l’agression avait eu lieu à propos d’une chaîne en or. Au procès, on a interdit à l’avocate de M. Lyttle de soumettre aux témoins à charge l’hypothèse selon laquelle l’agression s’était produite conformément à la thèse de départ des policiers — à savoir une dette de drogue qui avait mal tourné — qui aurait constitué une preuve disculpatoire favorable à M. Lyttle, à moins qu’elle eût l’intention de prouver les faits sur lesquels l’hypothèse s’appuyait. Elle a été incapable de le faire, faute d’avoir contre‑interrogé les témoins à charge, et M. Lyttle a été déclaré coupable d’avoir battu la victime.
[117] Devant la Cour, la question de droit était celle de savoir si l’accusé devait être de bonne foi, ou s’il lui fallait des éléments de preuve plus rigoureux au soutien du contre‑interrogatoire, pour contre‑interroger un témoin à charge sur un point particulier en cause. Autrement dit, il s’agissait de savoir si l’accusé est limité à interroger les témoins uniquement sur des points qui peuvent être confirmés par d’autres moyens. La Cour a répondu par la négative. Elle a conclu qu’il est possible de contre‑interroger un témoin sur des points qui n’ont pas besoin d’être prouvés indépendamment, pourvu que celui qui interroge soit de bonne foi lorsqu’il pose ses questions au témoin. La Cour a fait remarquer qu’il n’est pas inhabituel que celui qui interroge prête foi à un fait qui est effectivement vrai, sans qu’il soit capable d’en faire la preuve autrement que par un contre‑interrogatoire. Il court toutefois le risque qu’une dénégation ou une réponse qui ne lui convient pas joue contre lui pour ce qu’elle vaut (Fox c. General Medical Council, [1960] 1 W.L.R. 1017, p. 1023, motifs du lord Radcliffe, cité dans Lyttle, par. 49).
[119] Nous retenons ce qui suit de l’arrêt Lyttle :
Bien que le contre‑interrogatoire puisse souvent s’avérer futile et parfois se révéler fatal, il demeure néanmoins un ami fidèle dans la poursuite de la justice ainsi qu’un allié indispensable dans la recherche de la vérité. Dans certains cas, il n’existe en effet aucun autre moyen de mettre au jour des faussetés, de rectifier une erreur, de corriger une distorsion ou de découvrir un renseignement essentiel qui, autrement, resterait dissimulé à jamais.
Voilà pourquoi le droit de l’accusé de contre‑interroger les témoins à charge — sans se voir imposer d’entraves importantes et injustifiées — est un élément essentiel du droit à une défense pleine et entière. [Souligné dans l’original; par. 1‑2.]
Pour dire les choses simplement, il n’est pas possible de mener un contre‑interrogatoire utile si sa portée est manifestement restreinte.
[120] Cela dit, l’arrêt Lyttle met aussi en lumière la question du rythme du contre‑interrogatoire et affirme qu’il s’agit d’un aspect essentiel des droits de l’accusé à un procès équitable, qui ne se limitent pas à la tenue d’un contre‑interrogatoire. Encore une fois, un contre‑interrogatoire n’est pas tant une série de questions qu’un processus d’interrogatoire. Il ne faut pas oublier que dans Lyttle, la Cour d’appel de l’Ontario avait appliqué le même argument que celui que font valoir nos collègues majoritaires en l’espèce : soit que même si le juge du procès a entravé à tort le contre‑interrogatoire des témoins à charge, l’avocate a pu poser les questions. Or, la Cour a rejeté ce raisonnement lorsqu’elle a fait remarquer que, indépendamment du fait que des éléments de preuve interdits en contre‑interrogatoire ont effectivement été examinés en interrogatoire principal, la décision a eu un effet inhibiteur sur l’avocate de la défense, a perturbé le rythme de son contre‑interrogatoire et a subordonné une série de questions légitime à des conditions (par. 3 et 71). Qui plus est, le fait de restreindre indûment le contre‑interrogatoire de M. Lyttle a eu des effets en aval sur l’équité du procès, puisqu’il a dû appeler des témoins à charge comme témoins à décharge, renonçant ainsi à son droit de s’adresser au jury en dernier.
[121] Le raisonnement de la Cour tient compte du fait que le contre‑interrogatoire est un processus dynamique, qui ne saurait être examiné par bribes isolées. Il ne se limite donc pas à une seule question ou série de questions. De fait, il consiste généralement en un processus d’interrogatoire par lequel l’avocat compétent cherche à obtenir des choses qui ne sont pas immédiatement apparentes et qui, à l’intérieur de balises strictes, permet de vérifier la crédibilité d’un témoin. Le rythme d’un contre‑interrogatoire consiste à poser à un témoin des questions judicieuses conçues pour explorer, peu à peu, la nature et l’étendue de la connaissance de ce témoin. Un contre‑interrogatoire n’est efficace que s’il peut se dérouler étape par étape vers le point ultime où celui qui contre‑interroge peut poser la question ultime (ou les questions ultimes), sachant à ce moment‑là quelle sera sa réponse (ou quelles seront ses réponses), compte tenu des éléments de preuve obtenus antérieurement (voir G. D. E. Adair, On Trial : Advocacy Skills, Law and Practice (2e éd. 2004), p. 333). Cela signifie que, lorsque le contre-interrogatoire est indûment restreint, les effets sur l’équité du procès se répercutent souvent au‑delà des mots précis qui figurent dans la transcription et ne peuvent être pleinement pris en compte lors de l’analyse de ces mots.
[122] Autrement dit, l’efficacité d’un contre‑interrogatoire ne dépend pas uniquement du contenu des questions posées au témoin, mais aussi de la manière dont elles lui sont posées. Nous le répétons, en menant un contre‑interrogatoire, l’avocat compétent engage le témoin dans un processus qui aboutit à une ultime question, où les réponses à toutes les questions déjà posées, prises ensemble, révèlent la thèse ou l’élément que veut établir celui qui interroge. Ce n’est qu’après que tous les éléments de preuve ont été obtenus par suite du contre‑interrogatoire que les faits peuvent être constatés et les évaluations de la crédibilité peuvent être menées à bien. Il s’ensuit logiquement que lorsque celui qui interroge sait d’emblée qu’il ne peut pas poser certaines questions, cela a nécessairement une incidence sur le rythme du contre‑interrogatoire. Il est en outre probable que celui qui interroge ajuste en conséquence la thèse ou l’élément principal qu’il entend établir par son contre‑interrogatoire. C’est vraisemblablement ce qui s’est produit en l’espèce.
[123] C’est pour cette raison que le contre‑interrogatoire ne peut pas être indûment restreint. Il ne suffit pas que celui qui interroge obtienne 90 p. 100 de ce qu’il cherche en posant une série de questions. Il est possible que ces 90 p. 100 n’aient aucune raison d’être ou pertinence si celui qui interroge ne parvient pas à obtenir les derniers 10 p. 100. Dans le même ordre d’idées, on ne saurait prétendre que l’accusé qui n’a pu poser qu’une seule question, c’est‑à‑dire les derniers 10 p. 100, sans avoir pu d’abord établir le fondement factuel pertinent, s’est vu respecter son droit protégé par la Constitution de contre‑interroger le témoin. En garantissant que celui qui interroge conserve un contrôle suffisant du rythme du contre‑interrogatoire, on évite d’enchaîner une personne à ses privilèges et de qualifier cela de Charte (nous empruntons les propos tenus par le juge Frankfurter dans Adams c. United States ex rel. McCann, 317 U.S. 269 (1942), p. 280).
[124] Nous souhaitons toutefois énoncer clairement qu’un contre‑interrogatoire qui n’est pas indûment restreint ne consiste pas en un contre‑interrogatoire illimité, et que rien dans l’arrêt Lyttle ou dans la jurisprudence de la Cour sur l’art. 276 ne suggère le contraire. L’arrêt Lyttle affirme sans contredit que l’avocat qui contre‑interroge un témoin à charge doit agir de bonne foi lorsqu’il pose ses questions. D’ailleurs, comme le font remarquer nos collègues majoritaires, le législateur a expressément prévu dans le Code criminel des limites aux questions qui peuvent être posées sur le comportement sexuel antérieur d’une plaignante. Même si le juge du procès doit donc toujours s’assurer que [traduction] « l’avocat ne se contente pas simplement d’attaquer à l’aveuglette une réputation imprudemment compromise ou de poser une question non fondée afin de lancer une insinuation injustifiée à l’intention des jurés » (Lyttle, par. 51, citant Michelson c. United States, 335 U.S. 469 (1948), p. 481), le contre‑interrogatoire est encore plus restreint par la barrière en matière de preuve érigée par les critères d’admissibilité prévus au par. 276(2); par les inférences qui, du fait du par. 276(1), ne seront jamais pertinentes; et par les principes de common law énoncés dans R. c. Seaboyer, 1991 CanLII 76 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 577. Lorsque celui qui interroge dépasse ces limites fixées par l’art. 276 ou par la common law, il n’est plus de bonne foi et tout élément de preuve obtenu par suite de ses questions est donc inadmissible et doit être immédiatement rejeté.
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