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samedi 6 septembre 2025

L'indépendance du Poursuivant face aux policiers et son importance pour l'administration de la justice

Ontario (Procureur général) c. Clark, 2021 CSC 18

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[41]                        Une des dimensions essentielles de l’indépendance du poursuivant que protège le principe de l’immunité est, en fait, son indépendance vis‑à‑vis de la police. Cette dernière a pour rôle d’enquêter sur les crimes. Le rôle du procureur de la Couronne consiste, en revanche, à déterminer si une poursuite est dans l’intérêt public et, si oui, à mener cette poursuite en respectant ses obligations envers l’administration de la justice et l’accusé. Tous s’attendent à ce que la police et les procureurs de la Couronne « agissent conformément à leurs rôles respectifs dans le processus, la première procédant aux enquêtes sur des allégations de comportement criminel et le[s] deuxième[s] à l’appréciation de l’intérêt public à ce que des poursuites soient engagées » (Regan, par. 87; voir aussi Smith, par. 72).

[42]                        Dans l’arrêt Regan, la Cour a insisté sur l’importance, pour l’administration de la justice, de l’indépendance du poursuivant vis‑à‑vis de la police. Dans cette affaire, le débat portait sur le rôle qu’avait joué la poursuite à l’étape de l’enquête précédant l’inculpation. En fin de compte, le juge LeBel a conclu, au nom des juges majoritaires, que la participation de la Couronne aux entrevues préinculpation n’avait pas constitué en soi un abus de procédure. Il a toutefois fait observer que « [l]a nécessité d’une séparation entre les fonctions de la police et celles du ministère public a été réaffirmée à nombre d’occasions dans des rapports d’enquêtes sur des erreurs judiciaires qui ont entraîné l’emprisonnement d’innocents » (par. 66).

[43]                        Sa conclusion la plus pertinente était que « l’objectivité du ministère public et la séparation entre les fonctions du ministère public et celles de la police sont des éléments du processus judiciaire qu’il faut protéger » (par. 70). Ce point de vue a été repris par le juge Binnie, qui a déclaré :

     . . . les procureurs de la Couronne doivent demeurer objectifs dans leur examen des accusations portées par la police, ou dans leur participation à l’étape antérieure à l’inculpation, et [. . .] ils doivent conserver, en réalité comme en apparence, une indépendance impartiale par rapport au rôle d’enquête de la police. C’est là la fonction de « représentant de la justice » du procureur de la Couronne, à laquelle s’appliquent des normes élevées amplement reconnues par la jurisprudence . . . [par. 137, dissident pour d’autres motifs]

[44]                        L’importance de l’objectivité dont doivent faire preuve les poursuivants lorsqu’ils examinent les accusations portées par la police s’explique par le fait que les « procureurs de la Couronne fournissent les premiers freins et contrepoids au pouvoir de la police ». Ils servent de « tampon entre la police et le citoyen » pour décider de la suite à donner une fois que des accusations ont été portées (par. 159‑160, le juge Binnie). Le contrôle indépendant, par la poursuite, de l’enquête menée par les policiers et de leurs décisions permet de « faire en sorte que les enquêtes comme les poursuites sont effectuées de façon plus complète et, partant, plus équitable » (par. 160, le juge Binnie, citant le Rapport Martin, p. 39).

[45]                        Dans l’arrêt R. c. Beaudry2007 CSC 5 (CanLII), [2007] 1 R.C.S. 190, la Cour a bien précisé que l’indépendance dont jouit la poursuite vis-à-vis de la police n’est pas à sens unique. Le policier « joue un rôle qui lui est propre dans le système de justice pénale [. . .] et il importe qu’il demeure indépendant du pouvoir exécutif ». Les rapports qui existent entre les poursuivants et la police ne sont donc pas « hiérarchiques ». Dans l’accomplissement de leurs fonctions respectives, les policiers et les poursuivants « jouissent d’un pouvoir discrétionnaire qu’ils doivent exercer indépendamment de toute influence externe » (par. 48). La collaboration est encouragée, mais l’indépendance est obligatoire.

[46]                        Dans l’arrêt Smith, le juge d’appel Tulloch a qualifié les rapports qui existent entre le poursuivant et la police de relation [traduction] « [d’] indépendance mutuelle » qui « offre une protection contre l’abus de pouvoir de la part tant des enquêteurs que des poursuivants et qui est susceptible de garantir que tant les enquêtes que les poursuites sont menées de façon plus rigoureuse et équitable » (par. 86, citant le Rapport Martin, p. 39).

[47]                        Obliger les poursuivants à rendre compte aux policiers des fautes qu’ils commettent dans l’exercice de leur charge publique est fondamentalement incompatible avec l’existence de rapports « mutuellement indépendants ». Les poursuivants n’ont pas d’obligation légale précise envers la police en ce qui concerne la façon dont ils mènent une poursuite. Recourir à des allégations de faute dans l’exercice d’une charge publique pour contourner cette réalité permettrait à un policier de poursuivre un procureur de la Couronne en justice pour son présumé non‑respect des devoirs de sa charge publique (Odhavji, par. 29). Une telle relation entre le poursuivant et la police fondée sur une obligation légale de rendre des comptes est inconciliable avec le [traduction] « rôle séparé et distinct » de chacun d’entre eux (Smith, par. 65).

[48]                        La question n’est pas purement théorique. Comme je l’ai déjà souligné, le fait que les tribunaux sont de plus en plus disposés à intervenir plus activement pour examiner les décisions prises par le procureur général et ses représentants, notamment par le jeu des exceptions à l’immunité du poursuivant, a été motivé par le fait qu’on s’est rendu compte qu’en ne soumettant pas la conduite de la Couronne à des mécanismes de contrôle adéquats, y compris en ce qui concerne ses rapports avec la police, on risquait d’assister à des injustices flagrantes, sous forme notamment de déclarations de culpabilité injustifiées.

[49]                        On a assisté à des injustices déplorables lorsque ces rôles ont été intégrés. Le rapport de la Royal Commission on the Donald Marshall, Jr., Prosecution a conclu que la séparation des fonctions de la police de celles de la Couronne était essentielle à la bonne administration de la justice (Regan, par. 66, citant les Royal Commission on the Donald Marshall, Jr., Prosecution, vol. 1, Findings and Recommendations (1989), p. 232). En outre, en 1998, dans le Rapport de la Commission sur les poursuites contre Guy Paul Morin, le commissaire a conclu que le manque d’objectivité de la Couronne du début à la fin du processus par suite notamment d’un contact trop étroit entre le poursuivant et la police avait contribué à la condamnation injustifiée de M. Morin :

      Les procureurs ont fait preuve d’un piètre jugement quant à la question des influences contaminantes pour les témoins : premièrement, la preuve favorisait la poursuite, ce qui fausse leur objectivité; deuxièmement, leurs rapports avec la police qui, à certains moments, les empêchait d’y voir clair et d’évaluer avec objectivité et précision la fiabilité des agents qui témoignaient pour la poursuite.

(Commission sur les poursuites contre Guy Paul Morin : Rapport (1998), vol. 2, p. 911, cité dans Regan, par. 69)

[50]                        La Cour d’appel a rappelé cette réalité en l’espèce dans son analyse de l’obligation de diligence à l’issue de laquelle elle a rejeté la demande des policiers fondée sur la négligence. La cour a reconnu que le fait d’imposer une obligation de diligence aux procureurs de la Couronne envers les policiers chargés de l’enquête risquait de nuire à la capacité des poursuivants d’agir de façon indépendante, sans avoir à tenir compte des intérêts des policiers. Selon la cour, imposer une telle obligation [traduction] « incite[rait] les procureurs de la Couronne à se concentrer sur des facteurs étrangers au cours de la poursuite » et « a[urait] un effet délétère sur l’administration de la justice en sapant la confiance du public envers l’intégrité du processus décisionnel indépendant de la Couronne » (par. 87‑88).

[51]                        Cela [traduction] « aurait tendance à fausser la prise de décisions fondée sur des principes » pour les raisons suivantes invoquées par la cour :

     [traduction] La décision des procureurs de la Couronne d’entamer une poursuite, de la continuer et d’y mettre fin devrait être fondée sur l’existence d’une possibilité raisonnable de condamnation et sur le fait que la poursuite est dans l’intérêt public. La possibilité pour les policiers d’intenter des actions au civil fausserait ce vénérable double rôle. Elle aurait un effet délétère sur l’administration de la justice en sapant la confiance du public envers l’intégrité du processus décisionnel indépendant de la Couronne. De plus, exposer les procureurs de la Couronne à des actions pour négligence intentées par la police risquerait de faire traîner en longueur des instances judiciaires dans lesquelles les procureurs de la Couronne prendraient des décisions contestables en matière de poursuite en réponse à des requêtes fondées sur la Charte par crainte d’être poursuivis. Elle encouragerait l’examen par les tribunaux de questions accessoires, ce qui cadre mal avec les contraintes avec lesquelles doivent composer les tribunaux pénaux, qui disposent de ressources limitées et qui subissent des pressions pour respecter les délais rigoureux imposés par la Constitution. [référence omise; par. 88]

[52]                        Le juge des motions a également reconnu les risques pour leur intégrité et leur indépendance que courraient les poursuivants s’ils étaient exposés à des actions pour négligence de la part de policiers :

     [traduction] Alourdir ainsi les obligations des procureurs de la Couronne en ajoutant ce devoir pourrait avoir pour conséquence que des affaires soient instruites uniquement pour répondre aux préoccupations des policiers. On transformerait ainsi ce qui devrait être une relation de coopération entre la police et les procureurs de la Couronne en des rapports potentiellement antagonistes dans lesquels les policiers agiraient non seulement comme enquêteurs et témoins, mais aussi comme plaideurs ayant un intérêt dans l’issue du procès et comme éventuels auteurs de demandes visant les procureurs de la Couronne. Le risque de conflits et de perturbation des rapports existants est évident. [par. 135]

[53]                        Ces considérations d’intérêt public ne sont pas moins importantes lorsqu’il s’agit de déterminer si l’immunité du poursuivant devrait céder le pas pour permettre aux policiers enquêteurs d’intenter une action contre un poursuivant pour faute dans l’exercice d’une charge publique. Si le poursuivant risquait d’engager sa responsabilité civile pour atteinte à la réputation de policiers, cela impliquerait qu’il tiendrait compte de facteurs non pertinents ce qui compromettrait son objectivité et son indépendance, qui sont au cœur du rôle qui lui est confié. Permettre aux policiers de poursuivre des procureurs de la Couronne au sujet des décisions prises par ces derniers au cours d’un procès criminel est une recette pour placer les poursuivants dans une situation de conflit d’intérêts face à leur devoir de protéger l’intégrité du processus et les droits de l’accusé.

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