Béliveau c. R., 2016 QCCA 1549 (CanLII)
Lien vers la décision
[92] Lorsque le délai est inférieur au plafond présumé, l’accusé assume par ailleurs le fardeau d’établir le caractère déraisonnable du délai en démontrant un effort soutenu de sa part pour accélérer l’instance et une durée de procès nettement plus longue que ce qu’il aurait dû raisonnablement être.
[98] Dans l’arrêt Tremblay c. R., notre Cour définit ainsi le cadre d’analyse tel qu’il existait avant l’arrêt Jordan :
[43] Pour déterminer s’il y a violation de ce droit, le tribunal « soupèse les intérêts que l’alinéa est destiné à protéger et les facteurs qui, inévitablement, entraînent un délai ou sont autrement la cause du délai ». Les facteurs pertinents à cet exercice sont la longueur du délai, la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul, les raisons du délai, notamment les délais inhérents à la nature de l’affaire, les actes de l’accusé, les actes du ministère public, les limites des ressources institutionnelles, les autres raisons du délai et le préjudice subi par l’accusé.
[44] Le tribunal décide ensuite si le délai est déraisonnable. Il faut tenir compte des intérêts que l’alinéa 11b) vise à protéger, de l’explication du délai et du préjudice subi par l’accusé.
[45] La Cour suprême ajoutait plus récemment, dans l’arrêt R. c. Godin :
[18] […] Par la force des choses, cette démarche demande souvent un examen minutieux de différentes périodes et d’une foule de questions factuelles concernant les raisons de certains retards. Toutefois, au cours de cet examen minutieux, il faut veiller à ce que l’attention que nous portons aux détails ne nous fasse pas perdre de vue l’ensemble de la situation.
[46] Pour ce qui concerne les intérêts que l’alinéa 11b) de la Charte cherche à protéger, il faut mentionner son objet principal, la protection des droits individuels de l’accusé, soit le droit à la sécurité de la personne, le droit à la liberté et le droit à un procès équitable :
L’alinéa 11b) protège le droit à la sécurité de la personne en tentant de diminuer l’anxiété, la préoccupation et la stigmatisation qu’entraîne la participation à des procédures criminelles. Il protège le droit à la liberté parce qu’il cherche à réduire l’exposition aux restrictions de la liberté qui résulte de l’emprisonnement préalable au procès et des conditions restrictives de liberté sous caution. Pour ce qui est du droit à un procès équitable il est protégé par la tentative de faire en sorte que les procédures aient lieu pendant que la preuve est disponible et récente.
[47] L’intérêt de la société doit aussi être considéré. Il ressort de façon évidente lorsqu’il correspond à celui de l’accusé :
La société dans son ensemble a intérêt à ce que le moins fortuné de ses citoyens qui est accusé de crimes soit traité de façon humaine et équitable. À cet égard, les procès qui sont tenus rapidement ont la confiance du public […]. Toutefois, dans certains cas, l’accusé n’a aucun intérêt dans la tenue d’un procès hâtif et l’intérêt de la société ne correspond pas alors à celui de l’accusé.
[48] L’intérêt de la société dans l’application de la loi peut aussi être contraire aux intérêts de l’accusé de sorte que :
[…] Plus un crime est grave, plus la société exige que l’accusé subisse un procès. Le rôle de cet intérêt est des plus évidents et son influence des plus apparentes lorsqu’on cherche à absoudre des personnes accusées de crimes graves simplement dans le but d’alléger le rôle.
[49] L’évaluation du caractère raisonnable des délais doit donc être globale. Les délais doivent être examinés attentivement :
[…] Les tribunaux ne siègent pas jour et nuit. Il faut du temps pour traiter l’accusation, retenir les services d’un avocat, régler les demandes de cautionnement et les autres procédures préalables au procès. Il faut du temps pour que l’avocat se prépare. En plus de ces délais inhérents à la nature de l’affaire, la poursuite ou la défense peut avoir besoin de temps. Toutefois, aucune partie ne peut invoquer ses propres délais à l’appui de sa position. Lorsqu’une affaire est prête pour le procès, il est possible que le juge, la salle d’audiences ou le personnel essentiel à la cour ne soient pas disponibles et qu’ainsi l’affaire ne puisse être entendue. Ce denier genre de délai est appelé délai institutionnel ou systémique.
[Notre soulignement]
[50] Plus un dossier est complexe, plus les délais inhérents seront importants. Lorsque plusieurs personnes sont accusées conjointement, les délais inhérents augmentent inévitablement. Par ailleurs, les actes de l’accusé doivent être considérés, sans qu’il s’agisse, pour autant, de le blâmer. Le juge Sopinka écrit, à ce sujet, dans l’arrêt Morin :
[…] Rien n’exige que des motifs incorrects soient attribués à l’accusé dans l’examen de ce facteur. Cette rubrique comprend toutes les mesures prises par l’accusé qui peuvent avoir entraîné un délai. Sous cette rubrique, je me préoccupe des actes de l’accusé qui ont été entrepris volontairement. Les actes de cette catégorie peuvent comprendre notamment les requêtes en renvoi devant une autre cour, les contestations en matière d’écoute électronique, les ajournements qui n’équivalent pas à une renonciation, les contestations de mandat de perquisition, etc. Je ne voudrais pas que l’on croit que je préconise que les accusés sacrifient toutes les procédures préliminaires et leur stratégie, mais je souligne simplement que s’ils choisissent de prendre une telle mesure, il faudra en tenir compte pour déterminer le délai qui est raisonnable.
[51] Ajoutons que l’établissement d’un calendrier pour le déroulement d’une instance requiert une disponibilité et une coopération raisonnables. En ce qui concerne les actes du ministère public, il s’agit d’examiner ceux qui ont pour effet de retarder le procès. Il peut s’agir de demandes d’ajournement, du défaut ou du retard en matière de communication de la preuve, de requêtes en renvoi devant une autre cour.
[52] Dans un autre registre, les limites des ressources institutionnelles correspondent à la « période qui commence lorsque les parties sont prêtes pour le procès, mais le système ne peut leur permettre de procéder ».
[53] Enfin, la notion de préjudice doit être considérée. Or, l’on « peut déduire qu’un délai prolongé peut causer un préjudice à l’accusé ». Ainsi :
[…] Plus le délai est long, plus il est vraisemblable qu’on pourra faire une telle déduction. Dans des circonstances où on ne déduit pas qu’il y a eu préjudice et où celui-ci n’est pas autrement prouvé, le fondement nécessaire à l’application du droit individuel est gravement ébranlé.
[54] Au surplus, ce droit « peut souvent se transformer en arme offensive entre les mains de l’accusé » et il doit être interprété de manière à reconnaître que certains accusés peuvent chercher à profiter de la situation :
[…] L’alinéa 11b) a pour but d’accélérer les procès et de réduire les préjudices et non pas d’éviter qu’une personne subisse son procès sur le fond. Le tribunal doit tenir compte de l’action ou de l’inaction de l’accusé qui ne correspond pas à un désir d’être jugé rapidement.
Toutefois, outre le fait de pouvoir déduire qu’il y a eu préjudice, chaque partie peut se fonder sur la preuve pour démontrer qu’il y a eu préjudice ou pour écarter une telle conclusion […]
[…] la poursuite peut démontrer au moyen d’éléments de preuve que l’accusé fait partie de la majorité qui ne souhaite pas avoir un procès rapproché et que le délai lui a profité plutôt que de lui causer un préjudice. La conduite de l’accusé qui ne correspond pas à une renonciation peut servir à démontrer qu’il n’y a pas eu préjudice […]
[55] Les auteurs Béliveau et Vauclair écrivent au sujet du préjudice :
2181. La Cour suprême, dans la trilogie Morin, Sharma et CIP Inc., a fait du préjudice un élément essentiel à l’existence d’une violation de l’alinéa 11b) de la Charte et, surtout, en a imposé le fardeau de la preuve à l’accusé, bien que dans certains cas, il puisse s’inférer de la longueur des délais […]
2185. Sur le plan conceptuel, il y a peu à dire sur la notion de préjudice. Toutefois, le seul préjudice pertinent est celui que subit l’accusé; les souffrances, les angoisses et les problèmes émotifs et financiers subis par la famille et les amis de la victime sont exclus. De même, il doit s’agir d’un préjudice lié à l’accusation, comme cela peut être le cas avec des conditions sévères de remise en liberté […] Rappelons toutefois qu’à la vue d’une preuve démontrant que l’accusé a fait peu d’efforts pour obtenir un procès plus rapide, une cour peut décider que le préjudice est, en pratique, annulé.
[Notre soulignement] [Références omises]
[56] L’appréciation du préjudice peut donner lieu à une erreur mixte de fait et de droit. En évaluant une violation fondée sur l’alinéa 11b) de la Charte, « il faut faire preuve d’une grande déférence quant aux conclusions de fait du juge de première instance ». La qualification des délais est, par contre, examinée selon la norme de la décision correcte. La juge en chef McLachlin s’exprimait ainsi à ce sujet, dans l’arrêt R. c. MacDougall :
63 Les juges de première instance et les cours d’appel provinciales sont généralement les mieux placés pour déterminer si un délai était déraisonnable, car ils connaissent la situation particulière qui existe dans leur ressort. Toutefois, comme l’a souligné le juge Sopinka dans R. c. Stensrud, 1989 CanLII 9 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1115, à la p. 1116, cette décision doit s’appuyer sur des principes justes.
[134] Cette dernière a, à bon droit, pris en compte le peu d’effort manifesté par Béliveau pour accélérer la tenue du procès et déterminé que le préjudice subi en raison du délai à procéder n’était pas suffisamment significatif ni de nature à justifier une ordonnance d’arrêt des procédures.