R. c. Pan, 2025 CSC 12
b) Définition des aides au jury
[121] Les aides au jury sont des outils permettant de comprendre la signification d’un élément ou d’un ensemble d’éléments de preuve testimoniale, documentaire ou matérielle. Elles comprennent des cartes, des échéanciers, des listes de protagonistes, des tableaux et des diaporamas. Alors que les éléments de preuve testimoniale, documentaire et matérielle [traduction] « donnent au juge des faits la possibilité d’avoir une impression directe significative », les aides au jury remplissent une fonction secondaire, à savoir « aider le jury à interpréter, à comprendre ou à analyser » ces éléments de preuve (S. C. Hill, D. M. Tanovich et L. P. Strezos, McWilliams’ Canadian Criminal Evidence (5e éd. (feuilles mobiles)), § 23.1).
[122] Contrairement à la preuve, les aides au jury ne fournissent pas un fondement justifiant à lui seul des conclusions de fait ou de droit. Leur utilité repose entièrement sur la question de savoir si le juge des faits accepte de façon indépendante la preuve sur laquelle elles reposent (R. c. Scheel (1978), 1978 CanLII 2414 (ON CA), 42 C.C.C. (2d) 31 (C.A Ont.), p. 34; voir aussi R. c. Kanagasivam, 2016 ONSC 2250, 29 C.R. (7th) 201, par. 41; R. c. Shaw, 2004 NBBR 260, 277 R.N.‑B. (2e) 306, par. 8).
[123] Les aides au jury prennent différentes formes et leur sophistication varie, et la distinction entre les aides au jury et la preuve peut parfois être difficile à établir (voir Hill, Tanovich et Strezos, § 23.1). Dans certains cas, des outils qui peuvent être à juste titre classés comme des aides au jury seront néanmoins admis en preuve par l’entremise d’un témoin et déposés comme pièces conformément aux règles ordinaires de preuve. La présente espèce ne concerne pas la pratique consistant à admettre des aides au jury en preuve conformément à ces règles.
[124] La question soulevée est plutôt de savoir dans quelles circonstances des aides au jury peuvent être autorisées à aller dans la salle du jury en dehors des règles normales de preuve pour être utilisées par le jury au cours de ses délibérations. À la Cour d’appel, le juge Nordheimer a fait remarquer que, normalement, seules deux catégories d’éléments matériels iront dans la salle du jury : les pièces déposées au procès et les aides au jury présentées sur consentement (par. 114). Comme il l’a souligné à juste titre, malgré le consentement des parties, le juge du procès conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas envoyer une aide au jury dans la salle du jury et, inversement, le juge du procès a le pouvoir discrétionnaire de permettre qu’une aide contestée aille dans la salle du jury en certaines circonstances. Je vais maintenant examiner ces circonstances.
c) Cadre applicable lorsqu’il s’agit de permettre l’utilisation d’aides au jury dans la salle du jury
[125] Sur le plan théorique, le pouvoir discrétionnaire de permettre que des aides au jury aillent dans la salle du jury relève du domaine des pouvoirs de gestion du juge du procès, lesquels découlent de la compétence inhérente ou implicite du tribunal de contrôler sa propre procédure et de « garantir le bon fonctionnement des rouages de la cour » (R. c. Samaniego, 2022 CSC 9, [2022] 1 R.C.S. 71, par. 20; voir aussi R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 58).
[126] La partie qui demande à ce qu’une aide au jury aille dans la salle du jury devrait communiquer celle‑ci à la partie adverse dès qu’il est raisonnablement possible de le faire après qu’elle a été préparée et présenter une demande au tribunal en vue d’offrir cette aide. Lorsque la partie adverse s’oppose à ce que l’aide aille dans la salle du jury, le juge du procès devrait solliciter des observations. Les aides qui satisfont aux critères énoncés ci‑après devraient être autorisées à aller dans la salle du jury et devraient porter une marque formelle de façon à les distinguer de la preuve.
[127] Si une aide est autorisée à être utilisée par le jury, il incombe au juge du procès de donner des directives au jury sur les utilisations appropriées et inappropriées de l’aide (voir, p. ex., R. c. Hovila, 2013 CarswellAlta 2965 (B.R.), par. 20). Comme exemple d’une mise en garde bien formulée, je citerais les directives du juge du procès en l’espèce, lesquelles sont reproduites plus loin. Des directives appropriées sont essentielles pour garantir que le jury ne se fie pas à une aide comme [traduction] « raccourci pratique » au lieu d’examiner la preuve (R. c. Belcourt, 2012 BCSC 2128, par. 10).
[128] La détermination des mécanismes procéduraux et des directives qui sont nécessaires dans les circonstances dépendra de la nature de l’aide, de son objet et des points de vue des parties. Par exemple, une aide au jury simple comme une carte ou une liste de protagonistes peut commander une approche simplifiée ou informelle. En revanche, une aide complexe ou obscure peut exiger que la partie qui l’offre appelle un témoin à expliquer et à authentifier l’aide. Le juge du procès devrait prendre des décisions dans l’optique de prévenir l’iniquité, de maintenir l’efficacité du procès et d’améliorer la capacité de recherche de la vérité du jury.
[129] En ce qui concerne les critères substantiels, je suis d’accord avec le juge Nordheimer pour dire que le juge du procès a commis une erreur en se fondant sur une déclaration tirée de l’arrêt R. c. Bengert (1980), 1980 CanLII 321 (BC CA), 15 C.R. (3d) 114 (C.A. C.‑B.), selon laquelle [traduction] « les membres du jury [ont] droit à tout ce qui peut les aider à traiter la preuve de manière raisonnable, intelligente et rapide » (p. 160). Ce critère est trop large et ne tient pas compte du préjudice potentiel découlant du recours excessif aux aides.
[130] J’adopterais plutôt le critère énoncé par le juge Nordheimer de la Cour d’appel, avec quelques légères modifications. Avant de permettre qu’une aide au jury aille dans la salle du jury au cours des délibérations, le juge du procès doit être convaincu que l’aide est raisonnablement nécessaire, exacte et équitable. Ces critères servent à mettre en balance la valeur que sont susceptibles de revêtir ces aides dans la compréhension de la preuve avec leur capacité à distraire le jury ou à l’induire en erreur. Il y a lieu de permettre que des aides au jury aillent dans la salle du jury si le premier élément l’emporte sur le second.
[131] Le premier critère est que l’aide doit être raisonnablement nécessaire pour que le jury comprenne la preuve. Une aide sera raisonnablement nécessaire lorsque la preuve qu’elle inclut est tellement vaste, complexe ou de nature technique qu’un jury aurait du mal à parvenir à la comprendre sans aide ou sans consacrer des efforts et un temps déraisonnables. Le juge du procès n’a pas à être convaincu qu’il serait impossible pour le jury de s’acquitter de sa tâche sans l’aide; il suffit de démontrer qu’il serait déraisonnablement lourd, ou déraisonnablement long, pour le jury de passer en revue les points de données pertinents nécessaires à la compréhension de la preuve sans l’aide. Comme la juge Fairburn (maintenant juge en chef adjointe de la Cour d’appel) l’a expliqué dans la décision Kanagasivam, au par. 42 :
[traduction] L’utilisation d’aides démonstratives de cette nature peut servir à raccourcir ce qui pourrait autrement prendre des jours d’audience à développer. Elle peut également faciliter la tâche du jury en abrégeant ce qui pourrait être d’innombrables heures passées à revoir et à distiller des données au cours du processus de recherche des faits.
[132] Les jurys ne sont pas censés [traduction] « trouver des aiguilles dans des bottes de foin » (Kanagasivam, par. 48). Cependant, lorsque l’aide ne fait que reformuler la preuve déjà accessible d’une manière plus attrayante ou pratique, le critère de la nécessité ne sera pas rempli.
[133] Deuxièmement, l’aide doit résumer la preuve avec exactitude. Elle ne peut déformer, rapporter incorrectement ou occulter aucun élément de preuve, que ce soit intentionnellement ou non (Kanagasivam, par. 52). Dans l’arrêt R. c. Poitras (2002), 2002 CanLII 23583 (ON CA), 57 O.R. (3d) 538 (C.A.), le juge Doherty a décrit comme suit l’impératif d’exactitude, au par. 48 :
[traduction] Toute inexactitude ou insuffisance dans les documents écrits, ou toute confusion ou iniquité créée par ces documents, est susceptible d’avoir une incidence importante sur la validité de tout verdict rendu par le jury. La grande importance accordée au fait d’assurer l’exactitude et l’impartialité des documents écrits ne devrait pas décourager l’utilisation des documents écrits, mais devrait encourager une préparation minutieuse de tout document écrit destiné au jury.
Une aide qui pourrait être trompeuse en soi peut être considérée suffisamment exacte si elle est accompagnée d’autres aides qui complètent le portrait de la preuve. Toutefois, des préoccupations relatives à l’équité peuvent entrer en jeu si on attend des parties qu’elles répondent aux aides unilatérales au jury, comme je l’explique ci‑dessous.
[134] En outre, une aide peut être considérée inexacte si elle ne tient pas compte de la complexité de la preuve. Pour rappeler la mise en garde formulée par le juge Conlan dans la décision Woods c. Jackiewicz, 2019 ONSC 2069, [traduction] « nous devons prendre soin d’éviter de trop simplifier la preuve technique par l’utilisation d’une aide démonstrative » (par. 13(vi)). Il n’est pas toujours possible d’abréger sans sacrifier l’exactitude.
[135] Troisièmement et enfin, le juge du procès doit être convaincu qu’il serait équitable de permettre que l’aide aille dans la salle du jury. L’appréciation de l’équité comporte un examen global de la valeur explicative et de l’effet préjudiciable de l’aide (voir Jackiewicz, par. 13(iii)). Une considération clé est la mesure dans laquelle l’aide reflète la thèse d’une partie, bien qu’il n’existe aucune condition préalable stricte voulant qu’une aide soit totalement exempte du point de vue de la partie qui l’offre. Si l’aide reflète la thèse d’une partie, la partie adverse devrait avoir la possibilité de soumettre sa propre aide, ou de soumettre des modifications ou des ajouts à l’aide. Les aides neutres qui ne reflètent pas le point de vue de l’une ou l’autre des parties répondront plus facilement aux exigences de l’équité.
[136] En exerçant leur pouvoir discrétionnaire à l’égard des aides au jury, les juges de première instance devraient viser à préserver le fonctionnement approprié et équitable du système contradictoire. Les juges de première instance doivent être conscients des déséquilibres sur le plan des ressources et ne devraient pas permettre qu’une aide unilatérale aille dans la salle du jury lorsqu’il serait trop lourd pour la partie adverse de produire des éléments matériels concurrents. Une considération importante est la rapidité avec laquelle une aide peut raisonnablement être communiquée après avoir été préparée. Certaines aides devront peut‑être être mises à jour tout au long du procès pour pouvoir satisfaire au critère de l’exactitude ou représenter équitablement l’ensemble de la preuve. Naturellement, il sera plus lourd pour une partie de fournir des éléments matériels concurrents si l’aide originale est communiquée pour la première fois peu de temps avant sa présentation au jury.
[137] Les objectifs ultimes de ces critères sont d’empêcher un raisonnement inapproprié de la part du jury et d’éviter l’apparence d’iniquité. La décision d’envoyer ou non une aide au jury à la salle du jury est, en fin de compte, une décision discrétionnaire qui appartient au juge du procès. À titre de décision relative à la gestion de l’instance, elle commande la déférence en l’absence d’une erreur de principe ou d’un exercice déraisonnable du pouvoir discrétionnaire (Samaniego, par. 26).
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