Rechercher sur ce blogue

jeudi 4 juillet 2013

Le «cours de la justice» comprend‑il les enquêtes?

R. c. Wijesinha, 1995 CanLII 67 (CSC), [1995] 3 RCS 422

Lien vers la décision

27 Les procédures d'une cour, ou celles de la plupart des tribunaux administratifs, commencent presque invariablement par une enquête. L'enquête sert à déterminer s'il y a eu perpétration d'un crime ou d'une injustice. C'est la première étape essentielle de toute procédure judiciaire ou quasi judiciaire qui peut donner lieu à une poursuite. Dans le cours normal des choses, celui qui détourne le cours d'une enquête se trouve aussi à détourner le cours de la justice. Il ne fait aucun doute, par exemple, que la personne qui ment à la police chargée d'enquêter sur un accident d'automobile quant à l'identité du conducteur, se trouve, par ce mensonge, à détourner le cours de la justice. De même, il ne fait aucun doute que la personne qui ment à un inspecteur de la sécurité au sujet de l'état d'un chantier, et qui lui en cache ainsi les dangers, se trouve, par ce mensonge, à détourner le cours de la justice. Il s'ensuit que le fait de tromper intentionnellement au cours de cette première étape de l'enquête a autant l'effet de détourner le cours de la justice que verser un pot‑de‑vin à un témoin pour l'inciter à modifier sa déposition au procès. La seule différence tient au fait que, dans le premier exemple, le crime est perpétré dès le début des procédures alors que, dans le deuxième exemple, il est perpétré vers la fin.

28 La jurisprudence appuie la position selon laquelle l'expression «le cours de la justice» doit inclure l'étape de l'enquête. Dans l'affaire Kalick c. The King 1920 CanLII 80 (SCC), (1920), 61 R.C.S. 175, l'accusé a été déclaré coupable d'avoir frustré, par corruption, «l'administration de la justice». Il avait offert un pot‑de‑vin à un policier afin d'éviter d'être accusé d'avoir enfreint la Saskatchewan Temperance Act, S.S. 1917, ch. 23. Le juge Anglin (tel était alors son titre) a dit à la p. 183:

[traduction] Il importe peu que l'agent de police ait effectivement voulu ou prévu engager une poursuite. Il suffit que l'appelant ait donné le pot‑de‑vin avec l'intention d'éviter une telle procédure. Il y a autant entrave à l'administration de la justice lorsqu'on empêche illicitement l'engagement d'une poursuite que lorsqu'on a recours à la corruption pour en étouffer une qui est déjà commencée.

29 Dans une opinion concordante, le juge Brodeur a déclaré à la p. 186:

[traduction] Je suis d'avis que l'«administration de la justice» mentionnée à l'article 157 du Code criminel ne devrait pas se limiter à ce qui se produit après la déposition d'une dénonciation; elle comprend les mesures nécessaires pour amener devant le tribunal compétent et l'y faire punir pour son crime la personne qui a commis une infraction. Il s'agit d'un terme très large qui couvre la détection, la poursuite et le châtiment des délinquants.

30 Il est vrai que l'expression «l'administration de la justice» n'est pas la même que «le cours de la justice». J'estime toutefois que la deuxième expression a probablement un sens plus large que la première. En fait, l'arrêt Kalick a été cité comme faisant autorité dans des cas d'allégations de violation du par. 139(2). Voir par exemple l'arrêt R. c. Morin (1968), 5 C.R.N.S. 297 (C.A. Qué.), à la p. 299.

31 De même, dans l'affaire R. c. Spezzano (1977), 34 C.C.C. (2d) 87 (C.A. Ont.), l'accusé avait donné un faux nom à l'agent de police, tentant ainsi d'éviter d'être inculpé pour conduite sans permis. Dans cette affaire, le juge Martin a conclu que l'expression «le cours de la justice» au par. 139(2) comprenait les tentatives pour entraver, détourner ou contrecarrer une poursuite que l'accusé pense pouvoir être intentée. Il a fondé sa conclusion sur l'arrêt Kalick et dit ceci à la p. 91:

[traduction] L'expression «le cours de la justice» au par. 127(2) [maintenant par. 139(2)] comprend des procédures judiciaires en cours ou projetées, mais ne se limite pas à ces procédures. L'infraction prévue au par. 127(2) comprend aussi les tentatives faites par une personne pour entraver, détourner ou contrecarrer une poursuite qu'elle pense pouvoir être intentée, même si aucune décision de poursuivre n'a encore été prise.

Puis, à la p. 93:

[traduction] . . . des éléments de preuve appuient la conclusion du juge de première instance selon laquelle l'appelant a fait une fausse déclaration au constable qui procédait à une enquête à l'égard d'une infraction possible et qu'il a fait cette déclaration afin d'échapper à la poursuite qu'il appréhendait. En de pareilles circonstances, le «cours de la justice» avait déjà commencé.

32 Dans l'affaire R. c. Rogerson (1992), 174 C.L.R. 268, la Haute Cour australienne a poursuivi la logique en étendant ce raisonnement aux tribunaux disciplinaires. Dans cette affaire, le juge en chef Mason a écrit à la p. 277:

[traduction] . . . il suffit qu'un acte tende à contrecarrer ou à détourner une poursuite ou des procédures disciplinaires devant un tribunal judiciaire que l'accusé pense pouvoir être engagées, même si la possibilité d'instituer la poursuite ou les procédures disciplinaires n'a pas été examinée par la police ou par l'organisme compétent chargé de l'application des lois.

33 En l'espèce, il ressort clairement de la preuve que si, par suite de ses enquêtes, le personnel de la Société du barreau concluait que les allégations portées contre un avocat n'étaient pas fondées, on n'engageait pas de procédures disciplinaires.

34 En résumé, puisqu'une fausse déclaration à l'étape de l'enquête peut empêcher l'institution de poursuites et, partant, détourner le cours de la justice, le par. 139(2) doit comprendre des procédures d'enquête.

La portée de l'infraction d'entrave à la justice en common law

R. c. Wijesinha, 1995 CanLII 67 (CSC), [1995] 3 RCS 422

Lien vers la décision

44 De plus, dans l'arrêt Rogerson, précité, la Haute Cour d'Australie a conclu que la tentative de fausser une enquête factuelle qui pouvait donner lieu à une audience disciplinaire de la police constituait une tentative de détournement du cours de la justice. En se fondant sur l'arrêt Vreones, précité, le juge en chef Mason a conclu, à la p. 276:

[traduction] . . . le cours de la justice ne se limite pas à la justice qui est administrée par le système judiciaire traditionnel. Dans l'affaire Vreones, l'infraction de l'accusé consistait à avoir falsifié des échantillons que devaient utiliser des arbitres, qui devaient «être considérés comme un tribunal qui administre la justice publique», pour reprendre encore une fois les termes du baron Pollock. Le cours de la justice comprend pertinemment les procédures de tribunaux judiciaires, c'est‑à‑dire de tribunaux qui ont compétence pour déterminer les droits et les obligations des parties et qui ont le devoir d'agir de façon judiciaire.

Les juges Brennan et Toohey ont souscrit aux motifs du juge en chef Mason qui a écrit à la p. 283:

[traduction] Ni la police ni d'autres organismes d'enquête n'administrent la justice au sens propre du terme. Toutefois, dans le cadre de leur devoir d'application de la loi, ils ont pour fonction d'engager ou d'aider à engager des poursuites et, parfois, d'engager des procédures de nature disciplinaire devant un tribunal approprié en vertu du code disciplinaire applicable. Lorsqu'il exerce son pouvoir, le tribunal dont la compétence s'étend à l'application ou à l'évaluation de droits et obligations en vertu de la loi et dont la procédure revêt un caractère judiciaire, participe à l'administration de la justice de sorte que l'engagement des procédures faisant appel à cette compétence peut déclencher le cours de la justice approprié. L'infraction de détournement ou de tentative de détournement du cours de la justice peut être perpétrée à l'égard de procédures semblables devant un tribunal comme à l'égard de procédures devant une cour de justice.

45 Je trouve que le raisonnement exprimé dans l'arrêt Rogerson est intéressant et convaincant.

46 Il est manifeste que le par. 139(2) s'applique aux enquêtes faites en vue de déterminer s'il y a lieu pour la Société du barreau d'engager des procédures disciplinaires. Cette constatation est suffisante pour les fins de la présente espèce. Toutefois, la Cour d'appel a examiné soigneusement la question de la portée à donner à l'article, et suggéré comme règle qu'un organisme décisionnel serait visé par l'expression «le cours de la justice» s'il était: (1) "un organisme qui juge"; et si (2) "[s]on pouvoir de juger lui [était] conféré par une loi" (pp. 602 et 603). J'ajouterais à cela que l'organisme décisionnel doit, aux termes de sa loi habilitante, agir judiciairement. Il doit par exemple être tenu de procéder à des enquêtes et d'engager des procédures visant l'application de normes d'origine législative en matière de conduite, de produits ou de discipline.

47 Lorsqu'il confère de tels pouvoirs à un organisme, le législateur provincial ou fédéral prévoit que celui‑ci agira judiciairement, et cette décision doit être reconnue par les tribunaux judiciaires. En outre, dans l'exercice de pouvoirs aussi importants, l'organisme doit agir judiciairement sinon il se trouverait à dénier la justice naturelle aux parties qui se présentent devant lui, avec toutes les conséquences que cela pourrait entraîner.

48 Dans l'arrêt Rogerson, précité, le juge en chef Mason a observé avec justesse que le cours de la justice ne se limite pas à la justice qui est administrée par le système judiciaire traditionnel. Ses propos reconnaissent les réalités de la société contemporaine. La règle proposée par la Cour d'appel, accompagnée des ajouts proposés, accepte cette réalité et fournit un fondement raisonnable à l'examen de cas d'infractions à des règlements ou à des codes de conduite ou de discipline qui sont habituellement confiées à des tribunaux administratifs ou à des tribunaux disciplinaires habilités en vertu d'une loi.

49 Il se peut que les cours de justice aient une certaine réticence à reconnaître qu'un grave détournement de la justice peut se produire tout aussi bien dans les travaux de tribunaux administratifs ou d'organismes disciplinaires que dans des procédures judiciaires. Et pourtant c'est bien là, selon moi, la situation qui existe dans notre société contemporaine. On ne peut oublier qu'aujourd'hui, une large part de la conduite des affaires des gens n'est plus contrôlée par les cours, mais par des tribunaux créés par une loi. Les cours de justice ne peuvent tout simplement pas s'occuper de la multitude des problèmes qui exigent des mesures de réglementation, d'enquête et d'application pour protéger la santé et la sécurité des Canadiens. Par la force des choses, ce rôle est dévolu à des tribunaux administratifs ou à des comités de discipline établis par une loi.

50 Pour assurer la sécurité et la santé de ses membres, la société doit se préoccuper d'un grand nombre d'aspects de la vie quotidienne. Qu'il s'agisse de la sécurité en milieu de travail ou dans les immeubles publics, de la qualité de la nourriture ou de l'eau, ou encore de la propreté dans les restaurants et les hôtels, les manquements aux normes légales peuvent entraîner des effets désastreux pour la société. Voilà pourquoi les divers organismes établis par la loi doivent enquêter, inspecter et engager les procédures appropriées en cas de manquement à ces normes minimales ou de violation des règlements. J'estime que le cours de la justice peut être détourné si, par exemple, on induit intentionnellement en erreur des enquêteurs chargés d'assurer la qualité de l'eau, au même titre que si l'on versait un pot‑de‑vin à un policier pour qu'il modifie son témoignage devant la cour.

51 Il peut y avoir détournement de la justice dans une multitude de situations engageant un tribunal ou un organisme habilité par une loi à déterminer des droits et des obligations. Il suffit d'examiner quelques lois de l'Ontario choisies au hasard pour s'en rendre compte. Par exemple, la Loi sur l'inspection des viandes (Ontario), L.R.O. 1990, ch. M.5, prévoit que nul ne doit abattre un animal, vendre, transporter ou livrer de la viande, ou se livrer à la production, à la transformation ou à la manutention de produits carnés sans se conformer aux règlements. Il faut obtenir un permis auprès du directeur, lequel lorsqu'il examine l'opportunité de délivrer, de renouveler, de suspendre ou de révoquer un permis, tient une audience. La Loi prévoit aussi que le ministre peut nommer un inspecteur habilité à pénétrer dans tout immeuble autre qu'un logement pour y inspecter les animaux et la viande qui s'y trouvent. La Loi prévoit en outre que nul ne doit gêner ou entraver l'action du directeur ou d'un inspecteur dans l'exercice de leurs fonctions. Enfin, quiconque enfreint une disposition de la Loi est coupable d'une infraction et passible, sur déclaration de culpabilité, d'une amende ou d'une peine d'emprisonnement.

52 Il importe que l'abattage d'animaux et la vente de viandes s'effectuent en toute salubrité. C'est la santé de la société qui en dépend. Il s'ensuit que quiconque chercherait à détourner le cours de la justice en donnant de faux renseignements à un inspecteur ou au directeur serait visé par le par. 139(2). Des dispositions semblables figurent dans la Loi sur les commerçants de véhicules automobiles, L.R.O. 1990, ch. M.42. Encore une fois, pour que la société soit protégée contre la vente d'automobiles dangereuses par des commerçants malhonnêtes, il faut que le par. 139(2) soit applicable à cette loi

mardi 2 juillet 2013

Revue de la jurisprudence sur la notion d'entrave à la justice (Actus reus / Mens rea / Moyens de corruption)

R c Gillis, 2013 NBCP 3 (CanLII)

Lien vers la décision

[90] Dans R. c. Wijesinha, 1995 CanLII 67 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 422, 100 C.C.C. (3d) 410, la Cour suprême du Canada a examiné l’article 139 et observé que l’article, dans son ensemble, « décrit les actes qui constituent une entrave ou un détournement de la justice » (p. 438 du R.C.S.). La Cour a ajouté que le paragraphe (2) est libellé de façon très large et vise toute conduite décrite par le paragraphe qui n’est pas une conduite interdite décrite au paragraphe (1) (voir pages 438 et 439 du R.C.S.). La Cour a également fait remarquer que l’article en question « décrit […] une infraction dont la portée est beaucoup plus large et qui englobe beaucoup plus d’actes que ceux qui sont décrits au par. (1) et (3) ». Voir à la page 439 du R.C.S.

[91] Il s’agit d’une infraction substantielle, même si elle est décrite comme une tentative, [TRADUCTION] « dont l’élément essentiel est la commission d’un acte qui tend à entraver ou à détourner le cours de la justice et qui est accompli dans ce but ». Voir R. c. May reflex, (1984), 13 C.C.C. (3d) 257 à la page 260; autorisation de pourvoi refusée à [1984] C.S.C.R. no 113.

[92] Dans l’arrêt R. c. Yarlasky, 2005 CarswellOnt 599, 195 O.A.C. 188 (C.A. Ont.), la Cour a énoncé les éléments essentiels d’une déclaration de culpabilité pour l’infraction en question : (1) l’accusé doit avoir posé un geste suffisant pour créer un risque, sans autre action de sa part, qu’une injustice s’ensuive; (2) la tentative d’entrave à la justice doit avoir été commise volontairement par l’accusé.

[93] Est-ce que les paroles que Gillis a adressées à Landry, conjuguées à la pièce C‑1, « tendaient » (ainsi que ce terme est utilisé dans certaines sources jurisprudentielles pertinentes) à détourner ou à entraver le cours de la justice et est-ce qu’elles ont été prononcées dans ce but? À ce sujet, je n’ai aucun doute. Gillis voulait que Landry, essentiellement, empêche de témoigner les employés qui travaillaient au sein de l’Office et il croyait que cela viendrait saboter la preuve que possédait le ministère public contre Branch. Il s’agissait d’une tentative volontaire de la part de Gillis d’influencer de façon illicite le résultat d’un procès.

La mens rea

[94] Il y a un certain nombre de décisions qui ont décrit l’élément mental qui est visé au paragraphe 139(2) comme étant [TRADUCTION] « une intention spécifique d’entraver, de détourner ou de contrecarrer le cours de la justice ». Voir R. c. Graham reflex, (1985), 20 C.C.C. (3d) 210 (C.A. Ont.); confirmé à 1988 CanLII 94 (SCC), (1988), 38 C.C.C. (3d) 574 (C.S.C.).

[95] Dans l’article précité, rédigé par la juge Hughes, elle mentionne, à la page 6, la décision R. c. Kirkham reflex, (1998), 126 C.C.C. (3d) 397 (C.B.R. Sask.), où le juge décrit, aux pages 408 à 410, l’élément mental prévu dans l’article en question comme incluant deux intentions : l’acte doit être intentionnel par opposition à accidentel ou involontaire et il doit être accompli dans l’intention spécifique d’entraver le cours de la justice. Aux pages 410 et 411 de la décision Kirkham, le juge ajoute :

[TRADUCTION]

Les sources jurisprudentielles révèlent également que la composante mentale de l’infraction est interprétée de façon étroite. L’élément essentiel de l’infraction prévue au paragraphe 139(2) est l’intention spécifique corrompue de tenter d’entraver la justice […] par conséquent, à moins que l’accusé ait eu l’intention spécifique d’entraver la justice, il ne sera pas coupable d’avoir commis l’infraction criminelle prévue au paragraphe 139(2) […]

[97] S’agissant de l’entrave à la justice, une décision importante a été rendue par la Cour d’appel de Terre-Neuve, décision qui a été confirmée par la Cour suprême du Canada. Dans l’affaire R. c. Hearn and Fahey 1989 CanLII 3938 (NL CA), (1989), 48 C.C.C. (3d) 376 (C.A.T.-N.), confirmé à 1989 CanLII 14 (SCC), (1989), 53 C.C.C. (3d) 352 (C.S.C.), le juge en chef Goodridge (tel était alors son titre), a décrit l’élément essentiel de l’infraction prévue à l’article 139 comme suit, à la page 38 :

[TRADUCTION]

[…] la tentative volontaire d’entraver la justice. Peu importe que la tentative connaisse du succès ou non, ni même qu’elle n’ait aucune chance de connaître du succès. Lorsqu’il y a tentative volontaire, si mal inspirée soit-elle, d’influencer de manière illicite le résultat d’un procès, l’infraction est perpétrée.

Un accusé peut être déclaré coupable même si la tentative était d’emblée vouée à l’échec. Voir R. c. May, précité.

[98] Selon la jurisprudence, il est donc évident que le mot « volontairement » est le signe de la mens rea de l’infraction et le ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé avait l’intention d’entraver le cours de la justice.

[99] Est-ce que la conduite de Gillis était intentionnelle, plutôt qu’accidentelle ou involontaire? Ce fait est clair aussi d’après la preuve : la conduite était évidemment intentionnelle et constituait une tentative d’influencer de manière illicite le résultat d’un procès.

L’actus reus

[100] S’agissant de l’actus reus de l’infraction, cet élément a été décrit dans R. c. May, précité, à la page 260 :

[TRADUCTION]

[…] la commission d’un acte qui tend à entraver ou à détourner le cours de la justice et qui est accompli dans ce but.

[101] Dans R. c. Graham, précité, à la page 213, la Cour a énoncé un critère à appliquer afin de déterminer si oui ou non un acte tend à détourner ou à entraver le cours de la justice. Le critère est le suivant :

[TRADUCTION]

[…] la preuve doit établir que [l’accusé] a posé un geste suffisant pour créer un risque, sans autre action de sa part, qu’une injustice s’ensuive. Autrement dit, il doit y avoir une possibilité que le geste qu’il a posé « sans plus » puisse mener à une injustice.

[102] En l’espèce, une fois que Gillis eut proposé à Landry d’empêcher les témoins de l’Office de témoigner, et qu’il eut proposé que l’Office verse à Branch la somme de 200 000 $ en règlement de toutes les poursuites civiles en instance, le geste posé par l’accusé était suffisant pour qu’il y ait un risque, sans autre action de sa part, qu’une injustice s’ensuive. Les bases avaient été jetées et tout ce qu’il restait à faire à Landry était d’empêcher ses témoins de témoigner et d’accepter l’offre de règlement amiable.

AUTRES MOYENS DE CORRUPTION

[103] La dénonciation reproche à Gillis d’avoir tenté d’entraver la justice en dissuadant une personne par « des menaces, des pots-de-vin ou d’autres moyens de corruption » de témoigner. Quel est le sens de la locution « autres moyens de corruption »?

[104] Dans la décision R. c. McIntyre, [2006] A.J. No. 855, 403 A.R. 1, le juge Allen, de la Cour provinciale, a examiné la jurisprudence pertinente en ce qui concerne cette locution, à partir du paragraphe 58 de son jugement :

[TRADUCTION]

Il faudrait donner au mot corruption son sens grammatical ordinaire selon qu’il est prévu par le contexte de l’article et la loi même. L’application de la règle dite ejusdem generis, ou règle des choses du même ordre, peut nous aider à isoler le sens de ce terme. C'est-à-dire que les mots spécifiques qui précèdent le terme général auquel il faut donner un sens, en l’occurrence « pots-de-vin, menaces », viennent circonscrire le sens qu’il faut donner à ce terme. La règle est seulement utile lorsque les mots spécifiques sont du même ordre. Il est difficile d’énoncer avec certitude la nature exacte des mots du même ordre, sauf peut-être pour dire que ces mots décrivent des moyens d’influence illicite utilisés pour persuader une autre personne à ne pas fournir un témoignage […] Un acte qui s’apparente à l’attribution d’un pot-de-vin ou à une menace serait suffisant, par exemple, le fait de porter des coups ou de faire des menaces implicites […], toujours en se rappelant que le ministère public a le fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable que la personne a été dissuadée en raison des menaces, des pots-de-vin, ou des « autres moyens de corruption ». Si le ministère public ne réussit pas à établir hors de tout doute raisonnable que les moyens utilisés étaient des moyens de corruption, comme il est expliqué ici, l’accusé doit être acquité.

[105] Dans R. c. Reynolds, [2010] O.J. No. 3908, 332 D.L.R. (4th) 217, 260 C.C.C. (3d) 35, le juge d’appel Blair a défini le terme « corrompre » [TRADUCTION de to corrupt] comme suit, au paragraphe 69 :

[TRADUCTION]

Corrompre : inciter à agir malhonnêtement. [Corrupt, en anglais.] The Shorter Oxford Dictionary on Historical Principles, troisième édition, Clarendon Press, Oxford.

[108] J’ajouterais tout simplement que ce qui s’est produit en l’espèce, ou ce qui devait se produire entre Gillis et le ministère public si la poursuite civile avait été réglée, ne relevait pas du tout de la négociation d’un plaidoyer. Bien entendu, la négociation d’un plaidoyer est très acceptable de nos jours. Comme le juge d’appel McLung l’a affirmé dans R. c. Kotch, [1990] A.J. No. 1029, [TRADUCTION] : « La négociation d’un plaidoyer dans le but de faire réduire ou de faire retirer des accusations criminelles est très courante de nos jours. Cette négociation a lieu en raison d’une insuffisance de preuve ou en échange d’une recommandation faite par le ministère public au juge qui prononce la sentence quant à la durée convenue d’une peine. En effet, ces négociations sont une réalité essentielle d’un système de justice pénale qui fonctionne avec des ressources limitées ».

[109] En l’espèce, la première étape n’engageait pas du tout la participation du ministère public. Plutôt, elle consistait en une tentative de couper l’herbe sous les pieds du ministère public en tentant d’empêcher certains témoins à charge de témoigner, ce qui mettait en péril la preuve du ministère public, de sorte qu’il n’ait pas le choix de mettre fin aux poursuites engagées contre Branch, ou encore, qu’il accepte de négocier un plaidoyer qui serait plus favorable à Branch. Du point de vue du ministère public, « l’entente » proposée aurait été complètement à son détriment. Du point de vue de Gillis, elle aurait été complètement à son avantage. Pareille manœuvre ne saurait constituer la négociation d’un plaidoyer.

mercredi 26 juin 2013

Le droit applicable à l'infraction d’entrave à la justice

R. c. S.B., 2013 QCCQ 3525 (CanLII)

Lien vers la décision

[63] L’élément matériel de l’infraction consiste dans le fait pour l’accusé d’adopter une conduite (action ou omission) tendant à entraver, détourner ou contrecarrer le cours de la justice. Une intention spécifique est requise. Une simple erreur de jugement ne suffit pas. La poursuite doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé avait bel et bien l’intention d’entraver, de détourner ou de contrecarrer le cours de la justice : R. c. Charbonneau 1992 CanLII 2979 (QC CA), (1992), 13 C.R. (4th) 191 (C.A.Qué.); R. c. Beaudry 2007 CSC 5 (CanLII), 2007 CSC 5, aux paragraphes 52 et 85.

[65] Le début du paragraphe 139(3) du Code criminel stipule que les façons ainsi évoquées ne doivent pas restreindre la portée générale du paragraphe 139(2) C.cr., qui lui, se veut d’application large et permet d’englober plusieurs conduites criminellement blâmables.

[66] Le fait que l’accusé n’obtienne pas ce qu’il recherche n’est pas pertinent : R. c. Hearn, 1989 CanLII 14 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1180. Incidemment, même si la fameuse lettre P-2 n’a pas été remise à Y, ni lue par cette dernière, cela demeure sans conséquence.

[67] De l’arrêt R. c. Barros se dégage un consensus des juges de la Cour suprême sur le sort du pourvoi concernant le chef d’entrave à la justice. Selon les enseignements de la cour, une telle infraction est définie de façon large. La limite qu’il convient d’imposer se trouve dans l’obligation pour le ministère public de prouver l’élément mental : Barros précité, au paragraphe 46.

[70] Lorsqu’un accusé demande directement ou indirectement à une présumée victime ou un plaignant de solliciter auprès des autorités (DPCP ou policiers) le retrait des accusations criminelles portées (ou dont le dépôt est à venir) contre lui, en recherchant ainsi à se soustraire au processus judiciaire (que ce soit dans le but d’éviter une éventuelle condamnation et l’imposition d’une peine ou encore de subir l’opprobre ou le stigmate d’une inculpation criminelle, voire même d’éviter d’engager des honoraires d’avocat pour se défendre), il commet alors une entrave à la justice au sens du paragraphe 139(2) du Code criminel.

[71] Cela vaut aussi pour toute personne qui agit pour le compte d’un tiers inculpé au criminel, comme par exemple, un avocat.

[72] À moins de particularité en ce sens dans le libellé de l’inculpation, je suis d’opinion qu’aucune preuve d’intimidation, de menace ou de corruption n’est nécessaire sous le paragraphe 139(2) du Code criminel, quoiqu’une telle preuve, si elle existe, puisse faciliter la démonstration de l’intention coupable : R. c. Reynolds, 2011 CSC 19 (CanLII), 2011 CSC 19.

[73] Dans Reynolds, précité, la Cour suprême a adopté l’opinion du juge dissident en Cour d’appel et a rétabli le verdict de culpabilité rendu en première instance. M. Reynolds avait suggéré à un témoin de se soustraire à son assignation à comparaître en présentant un faux certificat médical. Dans cette affaire, la poursuite avait, à la demande du juge, apporté une précision au chef d’accusation tel qu’exigé, en ajoutant les mots : « by threat or other corrupt means », ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Il existe en jurisprudence d’autres exemples de condamnation d’entrave à la justice sous le paragraphe 139(2) C.cr., sans que l’accusé n’ait explicitement recours à des menaces d’intimidation ou de violence, ni autre moyen de corruption.

[74] Évidemment, simplement inciter ou tenter de convaincre un éventuel témoin à ne s’en tenir qu’à exposer la vérité dans son éventuel témoignage ne constitue pas une entrave à la justice : R. c. Paré, 2010 ONCA 563 (CanLII), 2010 ONCA 563 au paragraphe 9.

Comment traiter une menace et l'expression « le cours de la justice » relative à une accusation d'entrave à la justice

Couture c. R., 2012 QCCA 243 (CanLII)

Lien vers la décision

[46]           Une menace à l'égard d'une victime peut empêcher l'institution de poursuites et détourner le cours de la justice.  L'expression « le cours de la justice » inclut l'étape de l'enquête donnant lieu à une poursuite judiciaire ou quasi judiciaire

mardi 25 juin 2013

L'infraction de voies de fait et la défense de plaisanterie

R c Lacerte, 2013 QCCQ 5793 (CanLII)

Lien vers la décision

[78] L'infraction de voies de fait en est d'intention générale, en ce sens qu'un accusé, pour être déclaré coupable, se doit d'avoir l'intention d'appliquer la force contre une autre personne sans le consentement de cette dernière.

[86] En principe, l'infraction de voies de fait rend irrecevable la défense de plaisanterie parce que cette infraction consiste à appliquer intentionnellement, et non par accident ni par inadvertance, la force à quelqu'un.

[87] La raison ou le mobile pour lequel on a appliqué la force, que ce soit par plaisanterie ou par vengeance n'a plus aucune importance.

[88] Dans une décision rendue par la Cour provinciale de l'Ontario, R. c. Engfield concernant une affaire de voies de fait, on peut lire, à la page 6, ce qui suit :

«The reason or purpose for the application of force is clearly irrelevant. Therefore, the reason that it was applied innocently or as a joke is also irrelevant.»

[89] Il faut ajouter que le degré de force utilisée n'a pas à être pris en compte, un simple contact suffit, tel que le geste de pointer du doigt la poitrine de quelqu'un d'autre.

[90] Certes, les voies de fait supposent un contact avec une autre personne mais encore faut-il que ce soit sans le consentement de cette dernière.

[91] Cette précision revêt toute son importance même dans le cas d'une personne qui, par plaisanterie, applique intentionnellement la force sur quelqu'un d'autre.

[92] En effet, si le plaisantin croit honnêtement et sincèrement que la victime prendra le geste à la légère ou y consentira ou le tolèrera, la plaisanterie devra alors être considérée et prise en compte à cette seule fin.

[93] Le contexte de la plaisanterie devra servir à évaluer la sincérité de la croyance.

dimanche 16 juin 2013

FORMES COURANTES DE SOUMISSIONS CONCERTÉES DANS LES MARCHÉS PUBLICS

Offres de couverture. L'offre de couverture (dite également "complémentaire", "de complaisance", "fictive", ou "symbolique") est la technique la plus fréquemment utilisée pour les soumissions concertées. Il y a offre de couverture lorsqu'un individu ou une entreprise accepte de soumettre une offre qui comporte au moins une des caractéristiques suivantes : (1) un concurrent accepte de soumettre une offre qui est plus élevée que celle de l'entreprise censée remporter le marché, (2) un concurrent soumet une offre dont on sait qu'elle est trop élevée pour être acceptée, ou (3) un concurrent soumet une offre qui est assortie de conditions spéciales notoirement inacceptables par l'acheteur. Les offres de couverture visent à donner l'apparence d'une véritable concurrence

Les schémas de suppression d'offres. Les schémas de suppression d'offres résultent d'accords entre concurrents par lesquels une ou plusieurs entreprises conviennent de ne pas soumissionner ou de retirer une offre faite précédemment, de façon que soit acceptée l'offre de l'entreprise censée remporter le marché. En définitive, la suppression d'offres signifie que l'entreprise ne soumet pas une offre pour examen final.

Rotation des offres. Lorsqu'il y a rotation des offres, les entreprises parties à la collusion continuent de soumissionner, mais elles conviennent que chacune remportera à tour de rôle le marché. La rotation des offres peut prendre des formes très variables. Par exemple, les entreprises parties à la collusion pourront choisir d'attribuer à chacune d'entre elles une valeur monétaire approximativement égale correspondant à un certain groupe de marchés, ou d'attribuer des volumes correspondant à la taille de chaque entreprise.

Répartition des marchés. Les concurrents procèdent à un "dépeçage" du marché et conviennent de ne pas se concurrencer pour certains clients ou certaines zones géographiques. Les entreprises concurrentes peuvent, par exemple, affecter certains clients ou types de clients à certaines entreprises, de façon que leurs concurrentes ne soumissionnent pas (ou ne soumettent qu'une offre de couverture) aux marchés passés par
une certaine catégorie de clients potentiels. En contrepartie, le concurrent bénéficiaire ne soumettra pas d'offres concurrentielles pour les marchés passés par une certaine catégorie de clients réservée aux autres entreprises parties à l'accord.

Tiré de: OCDE : LIGNES DIRECTRICES POUR LA LUTTE CONTRE LES SOUMISSIONS CONCERTÉES DANS LES MARCHÉS PUBLICS 
Lien vers le document
https://www.ceic.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_client/centre_documentaire/Piece_5P-100.pdf

Le dédommagement à la victime doit toujours être envisagé lors de la détermination de la peine

Les déclarations d'un accusé à son complice ne sont pas du ouï-dire

R v Ballantyne, 2015 SKCA 107 Lien vers la décision [ 58 ]             At trial, Crown counsel attempted to tender evidence of a statement m...