Même si déterminer le moment où l’on doit ordonner la production de la preuve documentaire de la poursuite est un exercice hautement contextuel, certaines lignes directrices sont en cours d’élaboration. Dans l’affaire D P c. Wagg de 2004, la Cour d’appel de l’Ontario a adopté un processus de sélection qui a depuis été grandement utilisé quand ces documents sont demandés dans le cadre d’une affaire civile. Dans l’affaire Wagg, la demanderesse a intenté une poursuite civile pour les préjudices que lui aurait causés l’agression sexuelle du défendeur. Le défendeur n’avait pas été reconnu coupable au pénal puisque les accusations avaient été suspendues en raison d’un retard déraisonnable. À l’appui de sa poursuite civile, la demanderesse a réclamé la production des déclarations que le défendeur avait fournies à la police durant l’enquête criminelle. Ces déclarations avaient été jugées inadmissibles au procès parce que le tribunal avait conclu que le droit de l’accusé d’avoir recours à un avocat en vertu de l’alinéa 10b) de la Charte avait été enfreint.
En raison d’une divulgation dans le cadre du procès pénal, le défendeur dans l’affaire Wagg était en possession des dossiers de l’enquête policière détenus par la poursuite. Dans les Règles des procédures civiles de l’Ontario, il n’existait pas de mécanisme pour informer le ministère public de la demande de production ni de moyen de permettre au ministère public de se prononcer sur cette question. Afin d’aborder ce problème, et plus particulièrement les préoccupations relatives à la vie privée et à l’intégrité du processus pénal, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé l’utilisation d’un processus qui est maintenant connu sous le nom de « mécanisme de filtrage Wagg » et a ordonné la production de la preuve. Tout en soulignant l’importance d’avoir la forme de communication préalable la plus complète dans les poursuites civiles, le juge Rosenberg a accepté qu’il puisse y avoir des raisons d’intérêt public impérieuses justifiant la décision de ne pas divulguer certains renseignements.
Le processus adopté par la Cour d’appel dans l’arrêt Wagg est le suivant :
- Une personne en possession de documents de la poursuite doit divulguer leur existence dans l’affidavit de documents si elle est partie à une instance civile où ces documents pourraient être pertinents.
- La personne ne devrait pas divulguer le contenu intégral des documents tant que le poursuivant, la police ou les deux n’auront pas consenti à leur divulgation ou tant qu’une ordonnance du tribunal n’a pas été rendue pour forcer leur divulgation. Quand le tribunal détermine s’il doit rendre obligatoire la divulgation d’un document, il doit s’assurer que le document en question contient des renseignements qui pourraient être pertinents.
- Dans l’affirmative, le tribunal entreprend ensuite un processus d’évaluation afin de déterminer s’il [traduction] « existe dans le cas particulier une valeur sociale dominante et un intérêt public à la non-divulgation qui prévaut sur celui de favoriser l’administration de la justice par l’accès libre et entier des parties à l’information pertinente ».
Le juge Rosenberg a reconnu que le mécanisme de filtrage Wagg pourrait retarder considérablement le règlement du litige et en augmenter grandement le coût. Toutefois, il croyait que la plupart des demandes de production pourraient être résolues sur consentement. Il a affirmé ce qui suit :
[traduction] Je m’attends à ce que les parties et les agents de l’État soient généralement en mesure de s’entendre sur la divulgation des documents dans bien des cas. Quand la partie en possession de la preuve documentaire de la poursuite a accès aux documents, l’équité exige normalement que l’autre partie y ait également accès. [...]
De plus, les parties et les agents de l’État devraient accepter de produire tous les renseignements qui ont été utilisés par le tribunal dans le cadre de la poursuite pénale s’ils revêtent un intérêt d’importance supérieure, par exemple des documents privés de plaignants dans des affaires d’agression sexuelle ou des dossiers médicaux confidentiels.
Bien qu’il n’ait pas été adopté dans toutes les provinces et tous les territoires, le mécanisme de filtrage Wagg a été utilisé à l’intérieur et à l’extérieur de l’Ontario et a été cité et approuvé par la Cour suprême du Canada.
Puisque l’affaire Wagg porte sur des parties privées plaidant une affaire civile, on s’est rapidement demandé si le mécanisme Wagg s’appliquait quand des organismes publics comme les SAE voulaient obtenir l’accès aux documents de la poursuite. En effet, parmi le nombre considérable de demandes faites au ministère du Procureur général de l’Ontario après l’affaire Wagg, 20 % concernaient des affaires de protection de la jeunesse, juste derrière les accidents automobiles. Une décision rendue en 2007, Children’s Aid Society of Algoma c. D P , a permis de régler la question et de confirmer que le mécanisme Wagg s’applique aux demandes des SAE pour les dossiers des tiers.
Dans l’affaire Algoma, la SAE craignait que les enfants vivant dans une famille où il y avait semble-t-il de la violence et beaucoup de conflits soient à risque de subir des problèmes affectifs et d’être exposés à une conduite inappropriée. La SAE a demandé que le procureur général de l’Ontario divulgue les casiers judiciaires, le contenu des documents de la poursuite, ainsi que les dossiers de probation et de libération conditionnelle concernant la mère de l’enfant et son petit ami. Le procureur général a invoqué le droit à la vie privée des tiers nommés dans les dossiers. Il a également affirmé que, si ces renseignements étaient produits, cela pourrait entraîner des craintes de poursuites pénales : les témoins pourraient être réticents à coopérer avec la police si leurs noms risquaient ensuite d’être divulgués à la SAE .
La SAE a soutenu que la nécessité de protéger l’intérêt supérieur de l’enfant devrait l’emporter sur le droit à la vie privée des tiers. Dans cette affaire, il n’y avait pas d’enquête criminelle en cours dont l’intégrité pouvait être entravée par la production de documents. La juge Pardu a indiqué qu’il était vrai que des préoccupations d’intérêt public et des préoccupations relatives à la vie privée pourraient restreindre la production, mais que ce serait une situation rare étant donné que des [traduction] « motifs d’intérêts publics importants justifient le travail des sociétés d’aide à l’enfance ». La SAE a fini par obtenir accès aux dossiers, à l’exception des codes policiers internes, des numéros du service d’empreintes digitales et des noms des informateurs confidentiels qui ont été retirés. En outre, pour les copies fournies aux parents de l’enfant, le tribunal a également ordonné le retrait des numéros d’assurance sociale, des permis de conduire et des plaques d’immatriculation des tiers, ainsi que leur date de naissance, leurs numéros de téléphone et leurs adresses. Le tribunal a conclu que :
[traduction] Les personnes qui donnent aux policiers des renseignements qui suscitent des préoccupations quant au bien-être d’un enfant devraient s’attendre à ce que ces renseignements soient transmis à une société d’aide à l’enfance, car les policiers sont obligés d’informer ces sociétés quand ils ont des motifs raisonnables de soupçonner qu’un enfant pourrait être en danger. [...] Bien qu’il pourrait y avoir des dossiers de nature extrêmement délicate qui portent sur des questions extrêmement personnelles et ne devraient être divulgués à personne, même à une société d’aide à l’enfance, parce qu’ils ne sont pas d’une grande utilité pour l’enquête, dans la plupart des cas, la remise des dossiers judiciaires appropriés à la société d’aide à l’enfance ne portera pas atteinte aux attentes raisonnables en matière de vie privée auxquelles on fait allusion dans ces dossiers.
Il faut souligner que les pratiques diffèrent selon les provinces et les territoires en ce qui a trait aux requêtes de typeWagg, puisque les degrés de coopération entre les organismes de protection de la jeunesse et les services des poursuites pénales varient.
Tiré de : http://www.justice.gc.ca/fra/pr-rp/jp-cj/vf-fv/elcvf-mlfvc/p8.html